«Oui, il n’y a d’important que le voyage à la rencontre de soi-même», «mais c’est le plus souvent un voyage d’échec en échec, vu de l’extérieur !» Robert Walser, romancier, nouvelliste, feuilletoniste, né en 1878, mort en 1956, apprécié de Kafka, Musil, Hesse et Benjamin, a payé très cher, par 27 ans d’asile, son choix de vivre en liberté. Promeneur solitaire comme Rousseau, parasite comme le Neveude Rameau, il s’identifia comme Proust à une écriture vécue comme une quête autobiographique de son moi.
Ce vert-là devait avoir produit un excellent effet sur fond de neige». Ainsi vêtu dans la campagne glacée, fuyait «le brigand» devant la charmante dame en brun, qui, telle un docteur, auscultait sa paresse. Deux couleurs chargées d’émotion pour ce promeneur à travers champs et bois dont la première petite prose, en 1899, Le Greifensee, évoquait, sur le chemin qui bordait le lac et la forêt alentour, «un vaste silence blanc, lui-même bordé d’un léger silence vert.» La scène qui le montre ainsi «habillé en brigand» est décrite dans son ultime roman de 1925, dit RäuberRoman, vingt-quatre feuillets exhumés, plus de quarante ans après, d’un fonds de manuscrits rédigés au crayon en caractères microscopiques. Les couleurs condensent les paysages de son existence, le costume rappelle son portrait à 16 ans, une aquarelle peinte par son frère Karl, qui le représente en «Karl Moor», après une représentation à Bienne, en 1894, des Brigands de Schiller. A cette époque, les deux frères, l’apprenti-comédien et le futur peintre, apprenaient ensemble «à éprouver ce qu’était la beauté et la grandeur» dans les promenades qu’ils faisaient avec Ernst, le musicien, le frère plus âgé: «Nous buvions le feu qu’il y avait dans ses yeux quand il nous parlait d’art», comme il l’écrit en 1907 dans Les enfants Tanner.La traduction du titre en français, Le Brigand, ne permet pas de saisir ce qui se joue avec finesse sur ce mot de dérober, qui fait glisser du théâtre à la scène de l’écriture: «Où sont passés vos brigandages au butin jadis si recherché ?», reproche-t-on à ce brigand fantasque et paresseux, quitoujours se promène au lieu de créer et d’écrire. Le narrateur qui se partage entre Lui, le brigand de son histoire, et Moi, note aussitôt: «En lisant ces choses-là, il avait l’impression d’entendre des ventriloques, tant les voix lui paraissaient venir de si bas, de si haut et de si loin.
Avant de connaître Wanda, il avait dérobé un grand nombre d’impressions de paysages. Curieux métier tout de même. Notons également qu’il dérobait des sympathies.» Plus loin: «Et le brigand fit ensuite main basse sur des Histoires, c’est-à-dire qu’il lisait toujours ces petits livres populaires et qu’avec les récits qu’il avait lus il en fabriquait d’autres tout à fait personnels, ce qui le faisait rire.» Walser dédoublé en brigand se représente comme un voleur d’histoires, d’impressions, de paysages et de sympathies. Cacherait-il son butin dans un territoire bien à lui, celui du crayon en lettres minuscules proprement illisibles ? Serait-ce une façon de se dire que cela ne regarde que soi et que seul compte cethomme intérieur, cet autre en lui qui est encore plus lui-même. En s’appropriant l’extérieur, il se réapproprie lui-même: «Oui, il n’y a d’important que le voyage à la rencontre de soi-même», confie-t-il en décembre 1944 à Carl Seelig en rentrant à pied à Herisau, dans l’asile où depuis 11 ans il était enfermé contre son gré.Il n’a jamais cessé, tout au long de son œuvre écrite, publiée ou demeurée secrète, de se confronter à son histoire, de se laisser travailler par ce qui insistait dans sa mémoire, en le recréant. L’étrange est que ce ressassement infini, jusqu’au coup d’arrêt brutal de 1933, ait pris en deux occasions une valeur prémonitoire, comme s’il s’était lui-même tressé les fils de sa destinée.
Dans Les enfants Tanner, son premier roman, il est question d’un jeune poète, Sébastian, venu de la même petite ville où habitait sa sœur, et qui a tout l’air d’être une figure de l’auteur lui-même, menant une vie d’oisif, dans une chambre haut perchée, ayant lâché ses études et vagabondant dans les montagnes et les bois. Un jour d’hiver, Simon, le héros de l’histoire, alias Robert Walser, en pleine ascension dans la forêt enneigée, «vit brusquement», à l’approche du soir, «un jeune homme couché dans la neige en travers du chemin.» Tombé sans doute à bout de forces, il était mort de froid. Devant «ce pauvre bougre de mort, qui fut un poète et un rêveur», Simon se fait cette réflexion inattendue, mais combien révélatrice: «Comme il a noblement choisi sa tombe. Là, sous ces magnifiques sapins verts et la neige qui les recouvre. Je ne vais avertir personne. La nature veille sur son mort. (…). Quel repos glorieux, couché ainsi sous les branches des sapins, figé dans la neige ! (…) Que sais-je de tes souffrances ? Ta mort sous les étoiles est belle, je ne l’oublierai pas de sitôt. Je décrirai ta tombe sous ces nobles sapins à Hedwig» (alias Lisa, la sœur de l’auteur) «et je la ferai pleurer en m’écoutant. Les hommes liront au moins encore tes poèmes s’ils n’ont rien su faire de toi avant.» Cinquante ans plus tard, en 1956, le jour de Noël, sur les hauteurs du Rosenberg, à mi-pente également, deux écoliers trouvent un mort couché dans la neige, tombé à la renverse. C’était aussi un poète. A 78 ans, avait-il revécu la mort de son double imaginaire, mise en scène dans son roman de 1907 ?Une autre scène du même roman est également troublante. Simon, le héros, surprend une conversation entre buveurs dans un cabaret de la vieille ville (Zurich). On parle d’un jeune homme au doux visage et aux yeux merveilleux, choyé par sa mère et admiré de tous, pour ses dons prometteurs, mais dont la vie instable a tourné à l’échec pour finir dans un asile d’aliénés: «Il ne savait plus ce qu’il faisait ou plutôt il faisait ce que lui dictait l’autre, le fou qui était en lui.» Simon a reconnu l’histoire de son frère, «Emil Tanner», alias Ernst, interné en 1898 à l’asile psychiatrique de la Waldau à Berne. Il bondit de fureur: «L’histoire de mon frère, comme vous l’avez racontée, m’a atteint. Il vit toujours, mon frère, et il n’y a plus guère de gens qui pensent encore à lui; quand on se retire du monde, surtout pour aller dans un endroit aussi sinistre que celui-là, on est rayé des mémoires.Pauvre vieux ! Voyez-vous, je pourrais dire qu’il n’eût fallu qu’une légère modification dans son cœur, un petit point de plus peut-être dans son âme, pour faire de lui un artiste, un créateur dont les œuvres auraient enchanté l’humanité. Il s’en faut de si peu pour passer du côté de la force et de si peu aussi pour plonger tout entier dans le malheur. Mais à quoi bon parler. Il est malade et il est du côté où il n’y a plus de soleil.» Ce qui a fait éclater sa colère, c’est la remarque d’un des fêtards: «Tout cela n’est pas si terrible. Peut-être tenaitil cela de sa famille.» Et lui: «Quoi ? Sa famille ? Vous vous trompez, monsieur le narrateur. Regardez-moi attentivement s’il vous plaît ! Trouvez-vous peut-être aussi chez moi quelque chose que je tiendrais de ma famille ? Faut-il que j’aille aussi dans un asile d’aliénés ? Il le faudrait sans doute, si c’était de famille, car j’en fais partie aussi de cette famille. Le jeune homme en question est mon frère.» Son agitation est vive et le patron finit par le mettre à la porte.Ces pages ont été écrites en six semaines à Berlin, entre janvier et février 1906, à l’âge de 26 ans. 23 ans plus tard, le psychiatre Walter Morgenthaler diagnostique la schizophrénie et l’hospitalise à la Waldau. Le rapport adressé, le 18 juin 1933, par le nouveau directeur Jakob Klaesi à la direction de l’Hôpital de Herisau, où Walser est transféré contre sa volonté, insiste sur cette lourde hérédité familiale: un frère, Ernst, le musicien, atteint de catatonie, interné à la Waldau, où il est mort en 1916, un autre, Hermann, le professeur de géographie, suicidé en 1919. Quant à sa mère, morte en 1894, quand il avait 16 ans, elle était depuis une dizaine d’années dépressive et atteinte de mélancolie. Luimême l’a ainsi décrite dans Les enfants Tanner: «Ma mère à cette époque étaitdéjà malade. (…) C’était chez elle une sorte de maladie de se sentir toujours blessée par les lieux qui l’entouraient. Elle rêvait peut-être de petites maisons élégantes dans un jardin. Que puis-je savoir ? C’était une femme très malheureuse. Quand par exemple nous étions tous à table, mangeant en silence comme nous en avions l’habitude, elle prenait brusquement une fourchette ou un couteau qu’elle lançait à travers la salle en sorte que nous rentrions tous la tête pour l’éviter. (…) Notre père avait fort à faire avec la malade. Quant à nous, les enfants, nous nous souvenions avec tristesse du temps où c’était une femme dont l’abord était de tendresse et de respect pour les autres, si bien que lorsqu’on l’entendait vous appeler avec sa voix claire, on se sentait heureux de courir auprès d’elle. (…) Ces temps envolés me paraissaient dès ce moment faire partie d’un conte merveilleux, plein d’images et d’odeurs grisantes.»Entre rêve et lucidité, à l’écoute de ce qui, du monde, résonne en lui, Walser revendique «le destin, le malheur, qui est beau», «car il contient aussi son contraire, le bonheur», et il sait, en artiste du langage, en faire mûrir la douceur d’une caresse, sans jamais céder sur son désir de garder «une parole libre»: «Je me suis fait un devoir quant à moi de risquer avec tout le monde de parler le langage direct qui vient du cœur.» L’accent est rousseauiste: «Je n’aime pas faire de manières, j’aime être vrai», dût-il offenser l’entourage. Le directeur de l’asile le décrit comme un patient tranquille, qui ne travaille guère, mais qui vit tout entier dans son monde à lui, sans trop d’égards pour les autres. «On m’a fait d’innombrables reproches», confesse-t-il au médecin qu’il met en scène dans Le Brigand, en lui détaillant avec une remarquable acuité clinique les bizarreries et les traits qui le caractérisent, fût-ce le plus intimement, mais il ne va pas s’en accabler ni se rendre la vie inconfortable pour autant, il garde en lui comme une réserve de bonheur, il a l’art de se ménager un territoire bien à lui qui soit à son aise. L’écriture, la promenade, en permanent échange, en sont le secret.«Et puis, il y a encore ceci: un trait de ma nature que j’ai découvert, et qui me pousse parfois à chercher aussi une mère, une maîtresse d’école, ou pour mieux dire, une femme qui personnifie l’inaccessible, une sorte de déesse. (…) Pour parvenir au bonheur, il faut que je me raconte une histoire que j’invente et où j’ai affaire à la personne en question, en étant toujours celui qui a le dessous, qui obéit, qui se sacrifie, qu’on surveille, qui n’est pas libre. Naturellement il n’y a pas que cela, il s’enfaut, mais cela éclaire quand même pas mal de choses. Beaucoup de gens croient du coup qu’il est terriblement facile de me prendre en main, de me dresser, pour ainsi dire, mais tous ces gens-là se trompent copieusement.» Laissons au poète son droit de vivre, son art de vivre en suivant le chemin qui le mène à lui-même. Le Brigand est resté dans ses cartons, publié seulement 30 ans après sa mort. Dans cet échange digne du Neveu de Rameau entre Lui et Moi («Lui et moi font en tout cas deux»), Walser affirme avec force sa dignité de sujet, celle qui lui fut refusée: «Je conserve donc en tout cas la direction de cette histoire de brigand. Je crois en moi. Le brigand ne me fait pas trop confiance, mais je ne tiens absolument pas à ce que d’autres croient en moi. Il faut d’abord que j’en sois moi-même capable.»Sur la voie qui lui est propre, celle des Rêveries du promeneur solitaire, la neige apparaît sans cesse, avant de l’accueillir dans son dernier sommeil. Le microgramme 119, de la fin décembre 1928, contient deux esquisses du poème où elle prend la figure de son destin, en donnant forme à sa sagesse et matière à son rêve: «La neige ne monte pas mais, prenant son élan, descend, et puis se pose. Jamais elle ne monta. Elle n’est par essence à tous égards que silence, pas trace de vacarme. Si seulement tu lui ressemblais. Repos, attente – telle est son attachante identité, vivre, pour elle, c’est s’incliner. Jamais elle ne remontera d’où elle est descendue, elle ne court pas elle est sans but, et nous sourit sans bruit.»«Moi aussi, la neige me recouvre, j’ai l’air de me cacher à moi-même. (…) Délicate splendeur de la neige. Le paysage a l’air d’un petit lit tout prêt à servir l’enfant. (…) Oh femme, et toi, l’homme, qu’allez-vous devenir, vers quels buts tendent vos efforts ? La neige à présent comble tous les chemins. Quelle belle saison nous avons. L’herbe guigne, dentelle fine, verte sur fond blanc. Un vieux est mort dans sa maison, blanc comme neige est son visage. Où tombe la neige, elle demeure, elle ne bouge ni ne fléchit.»Vers la fin de son premier roman, Simon levait un coin du voile: «Ma mère et ma sœur Hedwig forment dans ma tête une image où elles sont profondément mêlées, et comme tissées ensemble. (…) Ma mère avait été malheureuse du temps où elle était jeune fille, maltraitée. Elle était venue d’un endroit retiré dans la montagne chez sa sœur, ma tante, en ville, et elle y faisait presque la servante. Quand elle était enfant, elle avait un long chemin à faire, recouvert de neige, pour aller à l’école.»Sa vie a-t-elle inlassablement réemprunté le même chemin? Pourquoi ne lui a-t-il pas été donné de rencontrer le même médecin avec lequel son brigand eut son entretien mémorable, un vrai médecin de l’âme, qui sut conclure la séance: «Soyez comme vous êtes, continuez à vivre comme vous avez vécu jusqu’ici. Vous semblez très bien vous connaître. Vous vous arrangez très bien de vous-même», dit le docteur en se levant de son siège.