Un monument romain abrite des fresques et des mosaïques qui comptent parmi les plus beaux exemples conservés de l’Antiquité tardive. Située à la charnière entre paganisme et christianisme, sa symbolique bouscule nos repères et nous invite à une immersion dans le IVe siècle après J.-C
Son histoire ressurgit peu après l’irruption de milliers de camicie nere dans la capitale italienne; laMarche sur Rome, en octobre 1922, signait le rapide déclin de la démocratie libérale et l’avènement du régime fasciste de Benito Mussolini. Les discours fiévreux du Duce et le bruit des bottes résonnaient encore dans les esprits lorsque furent initiés les travaux de construction d’un immeuble bourgeois à Via Livenza dans le Salario. Au nord de Rome, audelà de la muraille d’Aurélien, le Salario borde la grande pinède de la Villa Borghese. Malgré la plainte de ses résidents, dont la presse locale se fit l’écho, rappelant aux édiles que les rues en terre battue du quartier se transformaient fréquemment en marais pestilentiels, cette zone connut un développement soutenu dans l’immédiate après-guerre, contribuant à épancher l’explosion démographique de la ville.En janvier 1923, les ouvriers procédaient au creusement des fondations du bâtiment lorsqu’ils se heurtèrent auxmurs antiques, enterrés à un mètre sous le niveau du sol, premier contact avec celui que l’on nommera plus tard l’Hypogée de Via Livenza. S’en suivit une fouille de six mois dont le déroulement est consigné dans un rapport relativement précis, du moins pour l’époque, actuellement conservé aux archives de Rome.Une porte d’entrée minable précédée d’une rampe de garage du même acabit: c’est aujourd’hui le modeste passage, presque pudique, qui donne accès à l’une des plus fascinantes initiations aux cultes du quatrième siècle de notre ère. Le visiteur emprunte quelques volées de marches abruptes rythmées par une succession de paliers dont l’agencement désoriente. Au fur et à mesure qu’il s’enfonce au coeur du monument, l’humidité s’associe au jeu des ombres pour créer un mystérieux décor. Rapidement, les élévations modernes laissent place à la maçonnerie originelle, conservée sur une hauteur inespérée. Les parois sont criblées de boulins, ces trous que les Anciens pratiquaient dans la maçonnerie pour y ficher les échafaudages servant à la construction.
À dix mètres sous le niveau du sol, Diane chasseresse, farouche, accueille le visiteur un arc à la main. D’un geste à la fois gracieux et précis, elle tire une flèche de son carquois. Derrière la déesse, deux biches surgissent des bois pour ajouter à la confusion du spectateur et au dynamisme de la scène picturale. La fresque occupe une paroi en demi-lune dans laquelle se loge une niche richement décorée, imitant le marbre jaune de Numidie. Des oiseaux l’égaient; ils évoluent dans un décor fleuri, agrémenté d’une fontaine dont le clair jaillissement contente leur soif. La statue qu’elle abritait revêtait sans doute une importance de premier ordre dans la fonction du bâtiment mais son identité demeure conjecturale. Une deuxième scène encadre la niche; Diane y est représentée à nouveau, mais dans une attitude paisible, d’une main en appui sur son arc, de l’autre, elle flatte une biche docile.Cet ensemble pictural surplombe un profond bassin dont l’accès était protégé par des chancels en marbre finement ajourés. Les grandes plaques en terre cuite qui en tapissent le fond conservent des informations essentielles à la datation du site. L’une d’elles porte le sceau de l’atelier romain Claudiana dont la production est bien attestée vers le milieu du IVe siècle. Le faisceau d’indices archéologiques et stylistiques converge d’ailleurs vers les années 350 de notre ère, datation adaptée à l’ensemble du monument.L’alimentation en eau de la vasque s’effectuait au moyen d’une adduction en céramique, d’où s’écoulait vraisemblablement une source abondante. Un panneau coulissant, logé dans la saillie latérale en marbre pratiquée dans une paroi, permettait d’en contrôler le niveau et la vidange. L’eau s’échappait enfin par un canal taillé dans la roche tufière. On en devine le cheminement souterrain sur une dizaine de mètres en direction de l’ouest, mais son tracé exact n’est pas encore connu.Le thème de l’eau est omniprésent, dans l’architecture, mais aussi dans les représentations. Diane, déesse des sources, est précédée de petits amours évoluant dans un décor aquatique. Ils sont peints au pied de la grande voûte qui enjambe le bassin. Les parois de cette même voûte étaient couvertes d’une vaste mosaïque en pâte de verre réalisée avec le plus grand soin. En 1923, durant les travaux d’excavation, le hasard voulut que les archéologues l’endommagent, en éventrant la paroi qui la supporte pour s’abriter des masses de terre qui menaçaient de les ensevelir. La partie inférieure de la mosaïque a subsisté, malgré les assauts du temps, et ceux des hommes: de l’eau ruisselle d’un rocher et s’écoule aux pieds de deux personnages, l’un debout, l’autre agenouillé, dont seules les jambes sont conservées. Il s’agit d’un «miracle de la source», un sujet très en vogue au IVe siècle.Sommes-nous en présence d’un lieu de culte ? Si tel est le cas, à qui était-il consacré ? Relevons d’emblée la situation exceptionnelle de l’Hypogée: il a été bâti à l’emplacement d’une nécropole militaire délaissée, l’un de ces innombrables cimetières qui formaient une véritable ville des morts autour des remparts de la métropole. Les vivants côtoyaient les défuntsdont les sépultures bordaient les axes routiers menant à la ville. C’est précisément à proximité d’un croisement conduisant à l’ancienne Via Salaria que l’énigmatique monument enracine ses fondations à neuf mètres sous le niveau du sol antique. Les carrefours – lieux de magie, de hasard, d’ambiguïté, d’heureuses surprises ou de perdition – ne sont pas anodins aux yeux des Anciens.L’interprétation de la mosaïque de la source induit plus de confusion que de réponses: Mithra, Moïse, l’apôtre Pierre sont autant de candidats en concurrence. De nombreuses déesses s’apparentent à Diane – Artémis, comme Hécate, la magicienne, très prisée à l’époque qui nous concerne. Parmi les érudits qui se consacrèrent à l’Hypogée de Via Livenza, certains y reconnurent les signes de la célébration des Mystères, d’autres un baptistère, un mithraeum, ou encore le lieu de réunion de la secte des Baptai, adorateurs de la déesse thrace Kotys assimilée à Diane. Ses adeptes pratiquaient le plongeon rituel les conduisant à l’extase. Les textes gnostiques, inspirés à la fois de liturgies païenne et chrétienne, viennent en renfort brouiller les pistes et dérouter la recherche. Véritable laboratoire pour la compréhension de l’Antiquité tardive, l’Hypogée n’a toujours pas dévoilé les rites qu’il hébergeait. L’histoire des religions a encore de beaux jours devant elle.Puisque les dieux nous narguent, détournons-nous de la fonction du bâtiment et attachons-nous à sa forme. Une analyse minutieuse des élévations conservées, et l’utilisation de technologies de pointes, comme les relevés tridimensionnels au laser et la restitution par images de synthèse, ont ouvert de nouveaux horizons dans cette quête. L’esprit peine à s’émanciper des limites physiques que son regard lui impose; le nom qui a été attribué au monument en est révélateur. S’agit-il vraiment d’un Hypogée, c’est-à-dire d’unlieu enterré, comme l’espace actuellement accessible le suggère ? Tout nous porte à croire que cette vue de l’esprit, nourrie par soixante-dix ans de littérature, doit laisser place à une construction de grande ampleur, émergeant du sol. Une abside, aujourd’hui ensevelie, avait été décrite, en 1923, à l’opposé du bassin, esquissant un monument de 21 mètres de long par 7 mètres de large. Les règles fondamentales de construction, les principes physiques de statique et les canons architecturaux en vogue au IVe siècle ont été pris en compte pour aboutir à un nouveau modèle de restitution, celui d’une basilique semi-enterrée. Même s’il ne s’agit que d’une hypothèse de travail, une nouvelle image s’offre à la critique et rend la comparaison possible. Elle a d’ores et déjà permis des rapprochements avec d’autres édifices semienterrés contemporains, de dimensions étrangement similaires, dont la fonction est par contre clairement funéraire…A Rome, si vous furetez dans le Salario, prenez garde à celui que l’on nomme «Hypogée de Via Livenza». Il continue d’attiser les passions, au mépris des sciences humaines. Il s’invite dans la vie d’un chercheur, sans prévenir, au détour d’un article, à la vue d’une vieille diapositive. Le monument abuse de ses talents de séduction, dévoile un à un ses arguments historiques, vous étourdit d’hypothèses alléchantes, mais garde jalousement ses secrets les plus intimes. Il enchaîne ses victimes à ses fondations pour ne plus sombrer dans l’oubli, les prive du sommeil, accapare leurs rêves.