Sans Jacques Mayer, sa passion de l’art, de l’architecture et des émotions qu’elle procure, pas de mise en scène singulière pour Beau-Rivage. Un palace genevois conçu comme une maison privée, romanesque, tissée d’Histoire et d’histoires. Dernière preuve saisissante: la restauration d’une peinture aux dimensions impressionnantes, datant de la construction de cette noble demeure du XIXe siècle ainsi que trois importants vitraux Art nouveau.
Ausculter, restaurer cette imposante peinture de 1876 décorant le plafond d’un salon, cen’était pas un devoir. Pas plus que l’installation prochaine de trois vitraux Art nouveau brigandés par les années et remis en état par un atelier spécialisé du Sud de la France. Seulement voilà, élégant, charismatique, Jacques Mayer, ce descendant d’une longue lignée d’hôteliers milite depuis plus de vingt-cinq ans pour l’art, son histoire, ses rêves, sa dignité.A l’opposé de son père, preneur de modernité, il brise les chaînes de l’indifférence au passé. Une sorte de don du ciel. «Lorsque j’étais petit, cet hôtel était notre maison, mon château. La vie y était excitante, turbulente parfois, accueillant d’illustres hôtes. De fait, l’habitat, l’architecture ont toujours suscité mon intérêt». Avant de gouverner la destinée de Beau-Rivage, avec sa sœur et sa mère, il avait déjà aiguisé sa passion à l’école des privilèges. Une enfance passée un tempsdans une demeure construite par le Prince Masséna au bord du lac Léman, avec ses œuvres et ses tissus d’une autre époque… «J’ai toujours aimé me sentir relié aux habitants précédents, à leurs émotions. L’art est une question de beauté, mais c’est aussi l’expression d’un message, quelque chose de très humain». Passeur de vibrations, metteur en scène d’atmosphères, il fait de même en pensant aux visiteurs d’aujourd’hui et à ceux à venir.Une façon à lui de porter en avant l’héritage que les ancêtres lui ont légué. Qu’il ait ensuite vécu dans une bergerie en pisé ou qu’il articule aujourd’hui son quotidien entre l’hôtel – où il déjeune, dîne, passe le plus clair de son temps – et un château fortifié du XIIe siècle près de Genève, il s’est toujours donné le bonheur de façonner des demeures qui lui ressemblent. En regardant travailler ouvriers et artisans, en parlant avec eux, lui qui se définit «bâtisseur né» a acquis une certaine maturité par rapport au métier.
Le sens de la mémoire
Depuis 1978, cette fascination, il la canalise dans sa carrière, en fait une œuvre singulière. Il rénove, orchestre des interventions importantes, étape par étape. Sans jamais fermer l’établissement, par tradition. Mais surtout en restituant une part du patrimoine qui, sans lui, aurait été irrémédiablement gâché. Un ouvrage de longue haleine auquel sa mère – aujourd’hui nonagénaire et présidente du Conseil d’administration – a participé, à sa manière. «Elle rangeait au grenier tout ce que la modernité des années 60 rejetait alors du décor». Stucs, boiseries, bronzes, pièces de mobilier sont peu à peu récupérés, dépoussiérés, restaurés, replacés dans les chambres et les salons de l’hôtel. Ici, les motifs du bureau Empire qui appartenait à son grand-père ornent la cheminée d’un appartement. Là, les anges en pierreveillent sur les visiteurs. Les suites, avec leurs hauts plafonds, ont gardé leur situation originelle, au premier étage, à contresens de la tendance hôtelière qui expatrie les plus belles habitations aux niveaux supérieurs. Des aquarelles néopompéiennes de l’atrium, démasquées derrière un habillage mural lors d’une réfection, Jacques Mayer a réussi à sauver un fragment intact, une danseuse.Aucune nostalgie dans cette façon de faire, bien plutôt un désir impérieux de «donner de l’importance à l’authentique». Ivan Rivier, le directeur, ne cache pas cette ferveur à laquelle il adhère: «Le soin apporté aux détails s’érige ici en art». Le fait que, depuis ses origines en 1865, l’établissement soit resté au sein de la même famille, n’explique pas à lui seul cette ambiance unique de demeure privée. Elle revient à celui qui sait la préserver. Au besoin, la faire renaître.
Restauration de la peinture
Ausculter, valoriser l’œuvre rare ou l’objet à valeur sentimentale, tel est le travail du cabinet d’expertise et de restauration de Catherine Bourlet. Une historienne de l’art, plasticienne et expertconseil installée à Genève, à laquelle l’Hôtel Beau-Rivage a confié la peinture qui, après trois mois de travail minutieux, a repris sa place, au plafond du salon du rez-de-chaussée. «Chaque pièce est un cas unique» dit-elle. Tel un détective, l’esprit en alerte, à la recherche d’indices, elle a examiné, repéré, évalué les dommages pour décider des traitements appropriés. Peu de documentation existe sur cette toile datée d’environ 1876, hormis la signature de l’artiste, Munoz. L’œuvre à l’huileest classique et exprime un thème décoratif de l’époque. La singularité réside toutefois dans sa taille impressionnante: un ovale de 8 mètres sur 4, soixante-dix kilos accrochés à une hauteur de plafond de 3,5 mètres. De fait, c’est sur un chantier vertigineux que l’équipe de spécialistes aura réuni ses compétences pour nettoyer, gratter les lourds encollages au dos de la toile, l’assouplir, avant de polir, retoucher, fixer les pigments et appliquer les couches de vernis successives. Pour sauvegarder l’intégrité de l’œuvre, la joyeuse naïveté des angelots, la grâce de cette Vénus vaporeuse, il aura également fallu que toutes les mains, tous les pinceaux en action travaillent en cohérence. A voir le résultat, on ne peut qu’applaudir à ce défi de collégialité, orchestré par Catherine Bourlet.
Sauvée par l’inondation
Récent exemple, la restauration de la peinture du plafond d’un des salons, datant de 1876. «Ma mère s’est beaucoup battue, en 1968, pour sauvegarder la salle à manger baroque, lors de la restructuration des espaces au rez et à l’étage. La création des grands salons et du restaurant gastronomique, la surélévation des plafonds qu’elle nécessitait, ont eu raison de ces richesses. L’œuvre décorative de Munoz, avec sa Vénus et ses angelots, déjà en état précaire, fut reposée après les travaux. L’inondation de décembre 2004, qui a provoqué la chute de la toile, aura poussé à sa remise en lumière. Un travail délicat conduit par un œil expert sur cette imposante toile de 8 mètres sur 4.De même, trois vitraux de Enneveux & Bonnet, Genève, représentant des paysages du lac Léman, seront bientôt placés dans les encadrements de fenêtres donnant sur une cour intérieure. Dernière réminiscence Art nouveau de Beau-Rivage, ils offriront en transparences coloréesleurs sinuosités aquatiques et végétales et les arabesques caractéristiques de ce courant artistique qui a marqué le passage du XIXe au XXe siècle.Encore et toujours, vivre avec art exige de rester en alerte. Le grand hôtel genevois continue d’évoluer vers l’avenir, mais sans jamais dissoudre sa mémoire, ni son aura légendaire. Artisan d’un échange jubilatoire entre les arts et les temps, Jacques Mayer a l’obstination durable. Il rêve et réalise ses rêves. Distillant la confidence, il imagine que s’il devait tout quitter, il ne conserverait de l’établissement que la petite vitrine exposant rubans roses, voilettes et bibi. Les souvenirs de l’Impératrice Sissi, certes, qui mourut ici en septembre 1898, avec, à son chevet, la comtesse Sztaray et Fanny Mayer, grand-mère de Jacques. Mais ce choix est plus encore le symbole d’une mission hôtelière, incarnée par une lignée de descendants ayant su décliner, sans ruptures, le mot accueil. Hier comme demain, entre tours et détours de la petite et de la grande Histoire.
Magie du verre
La dernière restauration en date nous réserve une très belle surprise. Les trois vitraux Art nouveau, créés par le bureau d’architecture genevois Enneveux & Bonnet appartiennent à une espèce rare, dont les couleurs magnifiques tiennent parfois à l’application peu commune de deux verres en surépaisseur. C’est le cas du rouge et du jaune superposés dans ce «coucher de soleil» qui embrase l’un des trois paysages que l’on découvrira aux fenêtres intérieures de Beau-Rivage.Auparavant, il aura fallu faire transiter les œuvres durant six mois dans l’Atelier du maître verrier François Charpentier, à Elne dans le Midi. Louis Aufner qui gouverne désormais la célèbre maison, a réalisé leur renaissance en faisant se côtoyer les compétences d’une remise en état réaliste à l’alchimie inspirée d’une reconstitution. L’intervention s’est organisée en deux opérations conjointes: la traque impitoyable des salissures et le remplacement desverres brisés ou manquants. Sachant que les trois tableaux sont chacun composés de six fenêtres et d’impostes, soit un total de quatre-vingt-dix panneaux, ce ne fut pas une mince affaire de les démonter, de couper les plombs oxydés, de reconstituer chaque pièce du puzzle sur calques, avant leur remontage final dans leurs menuiseries mastiquées à l’ancienne.«Les verts chenillés et certains bleus ont fait l’objet d’expériences successives: il fallait aussi atténuer à l’acide certaines couleurs trop vives». L’habileté à rendre leurs nuances originelles aux verres qu’il a fallu remplacer confère à la restauration une portée esthétique exemplaire. Certains matériaux colorés ont été recherchés en Allemagne et en Espagne, d’autres pièces de verre non teinté, mais de structures similaires aux originaux ont été peints aux émaux.La beauté qui se dégage des trois ensembles, trois paysages lacustres, relève ici de l’art contre l’inéluctable résultat de l’érosion du temps.