Un poisson métaphore du poète

Dans la Russie aux poussées révolutionnaires de la deuxième décennie du XXe siècle, poètes et peintres mêlent leurs arts et nourrissent une extraordinaire effervescence créatrice.Sur ce petit théâtre que l’on nomme l’avant-garde futuriste, deuxhommes s’associent dès 1913, quand ils produisent à Saint-Pétersbourg, avec le concours d’un compositeur qui ne laissera pas de traces dans l’histoire de la musique, Mikhail Matjushin (1861-1934), un opéra intitulé Victoire sur le soleil: manière d’affirmer que les forces de la nature sont dépassées par les pouvoirs de l’esprit. L’un est un peintreaujourd’hui célèbre: Kazimir Malevitch (1878-1935). Pour le rideau de scène, il a inventé un simple carré noir, propre à devenir «l’icône de notre temps» et qui marquera la rupture avec la représentation picturale du monde des objets bientôt établie sous le nom de suprématisme. L’autre compère s’appelle Aleksej Kruchenykh (1886-1968), un poète occupé à une fondamentale déconstruction de la langue: le zaum’. Cette pratique, qui déporte le sens «au-delà de l’esprit», met en œuvre les ressources rythmiques et sonores du discours (poèmes faits de consonnes), ainsi que les qualités matérielles et visuelles de l’écriture: la typographie se constitue en composition abstraite. Le matériau verbal et plastique joue du déplacement, de la perturbation et de l’alogisme. Deux tableaux de Malevitch traduisent de façon probante cette esthétique de rupture: Un Anglais à Moscou, 1913-1914 (Amsterdam, Stedelijk Museum) et L’aviateur, 1914 (Moscou, Galerie Tret’jakov). Nous sommes face à une sorte de rébus. Or les deux peintures, assemblages de données hétérogènes (objets, lettres et personnages), comportent le même...

Dans la Russie aux poussées révolutionnaires de la deuxième décennie du XXe siècle, poètes et peintres mêlent leurs arts et nourrissent une extraordinaire effervescence créatrice.
Sur ce petit théâtre que l’on nomme l’avant-garde futuriste, deuxhommes s’associent dès 1913, quand ils produisent à Saint-Pétersbourg, avec le concours d’un compositeur qui ne laissera pas de traces dans l’histoire de la musique, Mikhail Matjushin (1861-1934), un opéra intitulé Victoire sur le soleil: manière d’affirmer que les forces de la nature sont dépassées par les pouvoirs de l’esprit. L’un est un peintreaujourd’hui célèbre: Kazimir Malevitch (1878-1935). Pour le rideau de scène, il a inventé un simple carré noir, propre à devenir «l’icône de notre temps» et qui marquera la rupture avec la représentation picturale du monde des objets bientôt établie sous le nom de suprématisme. L’autre compère s’appelle Aleksej Kruchenykh (1886-1968), un poète occupé à une fondamentale déconstruction de la langue: le zaum’. Cette pratique, qui déporte le sens «au-delà de l’esprit», met en œuvre les ressources rythmiques et sonores du discours (poèmes faits de consonnes), ainsi que les qualités matérielles et visuelles de l’écriture: la typographie se constitue en composition abstraite. Le matériau verbal et plastique joue du déplacement, de la perturbation et de l’alogisme.

Deux tableaux de Malevitch traduisent de façon probante cette esthétique de rupture: Un Anglais à Moscou, 1913-1914 (Amsterdam, Stedelijk Museum) et L’aviateur, 1914 (Moscou, Galerie Tret’jakov). Nous sommes face à une sorte de rébus. Or les deux peintures, assemblages de données hétérogènes (objets, lettres et personnages), comportent le même élément distinctif: un poisson. Si la seconde huile est un «portrait» de Vassilij Kamenskij (1884-1961), le concepteur de la poésie en «ferro-béton», la première dépeint Kruchenykh, le visage à moitié recouvert par le poisson, alors que Kamenskij le porte plutôt en sautoir. Même si Malevitch, fidèle à la forme et au «mot en tant que tel[s]», tendait à se défendre de tout symbolisme, la répétition du même vertébré à nageoires dans les deux effigies confère une signification insistante à cette créature. Laquelle?Dans Un Anglais à Moscou, le poisson, indexé par un fragment de «collage» sur le «modèle» d’une église à bulbes, revêt certainement une valence christique – originelle et primitive. Mais comme le poisson cache exactement la moitié droite du visage de Kruchenykh, on peut se demander s’il ne doit pas être compris comme symbolisant la part qui échappe, insaisissable comme un poisson et mise à couvert du poète. Et pas seulement cela. Dressé dans l’air à la face du poète, le poisson paraît aussi être la métaphore très parlante de cet être qui tel un saumon bondissant peut vivre hors de l’eau, en dissidence de son élément «naturel», capable qu’il est tout à la fois de le transcender et de descendre dans ses profondeurs.La portée de ce curieux insigne du poète n’aura pas échappé à Kruchenykh. Installé à Tiflis, dans l’Oural, pour échapper aux servitudes militaires, il confectionne en janvier 1917 avec deux camarades, Kamenskij et Kirill Zdanevitch (1892-1969), un recueil composite de lithographies, poèmes et collages, sous le simple titre, proclamateur d’avenir, de «1918». Rebondissant sur les stupéfiants collages à fond bleu de La guerre universelle, les premiers de l’histoire du livre d’artiste, qu’il a publiés en janvier 1916, peut-être en écho à Matisse (mais trois décennies avant les gouaches découpées et collées du maître français!), Kruchenykh insère dans «1918» un collage au poisson. La découpe ichtyoïde est couchée sur un plan épuré de papier vert et barrée d’une bande rouge «en sautoir» – est-ce un rappel de L’aviateur (car Kamenskij fait partie du petit groupe exilé à Tiflis)?Le souvenir du grand peintre suprématiste resté à Moscou est si évident, que la plupart des exécutions de ce collage au poisson portent – parfois redoublé et presque effacé – le nom de Malevtich, tracé au crayon rouge. Aleksej Kruchenykh aimera suffisamment cette petite œuvre doublement emblématique, du poète et du peintre, qu’il la réemploiera en 1922 pour en faire le frontispice enrichissant un exemplaire des Zaumniki, ses vers transrationnels édités à Petrograd. Mais le poisson se trouve ici métamorphosé à l’aide d’une manière de drapeau noir – anarchiste, comme la poésie zaum’?

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