Plus qu’un peintre, Marcel Duchamp fut un aventurier de l’esprit, un expérimentateur de physique et de métaphysique amusantes. Son œuvre, placée tout entière sous le signe de la contradiction, est une énigme vivante.
En 1917, à New York, un objet fort inattendu fut proposé comme œuvre d’art pour une exposition d’artistes indépendants.Signé d’un pseudonyme, il portait le titre de Fontaine. Il fut refusé. C’était un urinoir, qui deviendra par la suite le plus célèbre des readymade de Marcel Duchamp, ces objets «déjà faits» ou à peine modifiés (une pelle à neige, un porte-bouteilles, une roue de bicyclette), que l’artiste disait choisir pour leur neutralité même, avant de les élever à la dignité d’œuvres. Du coup l’on s’est demandé: cet homme se moque-t-il du monde, ou bien, sous ses airs provocateurs, nous dit-il quelque chose d’important?Aujourd’hui, nous pourrions peut-être répondre: l’un et l’autre. Au sens littéral, Duchamp se moque du monde, c’est-à-dire qu’il en désigne les limites et en dénonce l’échec, autant par son humour que par ses spéculations abstraites. Il fut énigmatique, il le reste. Est-il possible, à défaut de résoudre l’énigme, au moins de l’approcher?Une première chose est à souligner: même si ce sont les readymade qui l’ont rendu célèbre dans le grand public, ces objets ne représentent qu’une très petite partie de son œuvre. Duchamp, né en 1887 dans une famille d’artistes, commença par être un peintre au sens classique du terme, brossant dans sa jeunesse des tableaux marqués par l’influence de l’impressionnisme, puis du cubisme ou de Cézanne. D’autre part, l’œuvre qu’il considérait luimême comme sa production la plus importante, La mariée mise à nu par ses célibataires, même (également connue sous le nom de Grand Verre), dont la réalisation lui prit des années, et qui fut concertée dans ses moindres détails, apparaît comme le contraire d’un readymade, d’un objet «déjà fait».Autre point capital: Duchamp était un homme polyvalent, intéressé autant par la science que par la peinture. On l’a parfois comparé à Léonard de Vinci: les deux hommes étaient passionnés de technique, auteurs d’une œuvre rare mais entourée de longs commentaires, croquis et travaux préparatoires; les deux hommes rapprochaient volontiers l’humain du mécanique1. Il faut enfin noter que l’auteur de la Mariée a consacré des heures, des jours et des années de sa vie au jeu d’échecs, devenant un joueur de tout premier plan et un théoricien du jeu, coauteur d’un livre sur les fins de parties. Qu’il se soit à ce point investi dans le plus sérieux des jeux n’est évidemment pas anodin.Mais alors, comment définir la démarche d’un homme qui eut tant d’activités et d’intérêts différents, d’un homme qui se qualifiait lui-même de «peintre défroqué» et qui, aux yeux de beaucoup, a provoqué, ou du moins sanctionné rien de moins que la fin de l’art? Qu’est-ce qui est au cœur de la démarche de ce dandy ascétique, de ce cérébral passionné, de ce destructeur aux gestes d’horloger? Qu’est-ce qui unit le peintre post-cubiste du Nu descendant un escalier à l’inventeur de l’urinoir-œuvre d’art, à l’obsédé de jeux de mots et de calembours, à l’homme qui passa des années à travailler son Grand Verre et apprit avec indifférence que des transporteurs l’avaient cassé?Disons d’emblée que toute caractérisation d’un tel homme est fatalement insuffisante, et peut prêter à sourire, pour la bonne raison que Duchamp s’est toujours moqué de toute définition, et s’est toujours échappé à lui-même avant d’échapper aux autres. Mais à moins de se condamner au silence, il faut bien se risquer. On dira donc que l’entreprise de Duchamp consiste à provoquer la rencontre des contraires, pouren observer les effets. S’il avait été physicien, il se serait passionné pour la confrontation de la matière et de l’antimatière. Il se serait demandé si leur rapprochement conduit à l’annihilation réciproque, ou, qui sait, à un mystérieux équilibre; à ce qu’il a lui-même appelé la «beauté d’indifférence»2.Comme il n’est pas physicien mais aventurier de l’art et de la pensée, tous les contraires lui sont bons pour ses expériences de métaphysique amusante: le sens et le non-sens, le masculin et le féminin, le corps et la machine, l’animé et l’inanimé, le hasard et le calcul, le sérieux et le jeu, l’espace et le temps.
Revenons à ce fameux urinoir de 19173. Nul besoin d’expliquer qu’il y a là choc entre deux extrêmes: d’un côté l’objet le plus commun, le plus bassement utilitaire, voire le plus répugnant, en tout cas le plus éloigné de toute idée de beauté. Et de l’autre côté le musée, lieu réservé par définition à ce qu’on appelle œuvre d’art, en principe étrangère à toute valeur d’usage, et créée pour la seule contemplation esthétique. Mais il y a davantage encore: l’urinoir est renversé, et son nom, lui aussi, est renversé, puisqu’il s’appelleFontaine: là où la déjection impure devait entrer, l’eau pure doit désormais sortir… on est tenté de dire, en paraphrasant Freud: là même où était le marécage pestilentiel du Ça, la source pure du Moi doit advenir… Bref, cet urinoir à l’envers, c’est doublement le monde à l’envers. C’est en tout cas le court-circuit des opposés, le pur et l’impur, le beau et l’utile, le sublime et l’infect.Cette rencontre forcée des contraires a pris chez Duchamp d’autres formes hilarantes ou provocatrices. Ainsi l’inversion ou plutôt la superposition des sexes: on dessine des moustaches à la Joconde, mais en échange, si je puis dire, on adopte une identité féminine, en s’affublant du nom de Rrose Sélavy, et l’on va plus loin, en s’habillant et en se grimant en femme, comme en témoigne une photo fameuse. Ou mieux encore, on imagine une sculpture qui semble représenter un sexe masculin, mais qui, en réalité, fait un «plein» de ce «creux» qu’est un sexe féminin…Duchamp a nommé cette étrange sculpture «Objet-dard», ce qui nous conduit tout droit à ses jeux de langage, calembours et contrepèteries. Ici, il s’agit de faire réagir l’un sur l’autre le sens et le non-sens. Prenons un exemple: «Sacre du Printemps, crasse du tympan»4. À l’origine de cet «aphorisme», de purs échos sonores, au mépris de toute signification des mots. Néanmoins, nous ne pouvons nous empêcher de donner sens à cette phrase: peut-être que Duchamp n’aime pas Le Sacre de Stravinsky? Puis la formule nous impose à nouveau l’évidence de son arbitraire; les mots sont donc à la fois sensés et insensés. Les contraires se défient et se mêlent en un combat douteux.Voici mieux encore. Un autre jeu de mots, en anglais cette fois, de notre aventurier de l’esprit : «A Guest + a Host = a Ghost»5 (un invité + un hôte = un fantôme). À nouveau le son débouche sur la signification, et le non-sens sur le sens, mais ce sens lui-même est le constat d’un néant: en français, l’équivalent de ce jeu de mots intraduisible serait peut-être: «l’hôte ôte l’hôte»6.Tout cela est bel et bon, dira-t-on, mais un artiste ou un «anartiste» (comme Duchamp aimait à se nommer) mérite-t-il l’attention de la postérité pour avoir été l’auteur de quelques jeux de mots vertigineux ou de quelques readymade provocants, et pour avoir mis en scène, notamment sur sa propre personne, la superposition des sexes? Il a confronté les contraires, soit, mais encore?Patience. Nous n’avons jusqu’à présent mentionné que les aspects les plus spectaculaires et les plus scandaleux de son entreprise. Il faut maintenant aller plus loin, et nous pencher sur l’œuvre plastique de Duchamp; à la fois sur ses peintures les plus significatives et sur son Grand Verre: même si cela peut paraître excessif, voire un peu ronflant, on est en droit de dire que Duchamp, dans ces œuvres-là, a confronté ces contraires que sont le temps et l’espace, voire l’esprit et la matière.
Expliquons-nous. Le plus fameux des tableaux de l’artiste s’intitule Nu descendant un escalier. Il date de 1911, comme le Jeune homme triste dans un train. Or ces deux œuvres, qu’on a cru d’abord pouvoir rapprocher du cubisme ou du futurisme, sont en réalité des tentatives de représenter la quatrième dimension, c’est-à-dire le temps. Et dès cette époque, Duchamp n’aura de cesse de méditer, à partir de lectures scientifiques, en particulier celle du mathématicien Poincaré, sur la possibilité de représenter, dans les trois dimensions de l’espace, voire sur les deux dimensions de la toile, cette quatrième dimension qu’est le temps. Poincaré choisira de nommer étendue un espace à quatre dimensions7, laissant entendre, au moins par métaphore, que le temps est une dimension de l’espace.Duchamp a été à ce point fasciné par ces spéculations qu’il n’a cessé de chercher à en rendre les résultats visibles, en particulier dans le Nu descendant un escalier, qui n’est donc ni cubiste ni futuriste, ni concret ni abstrait, mais qui est l’impossible expression du temps par l’espace. Oui, ce que cherche Duchamp dans son tableau, ce n’est pas à représenter le mouvement, comme l’ont voulu les futuristes. C’est à représenter le temps lui-même, en révélant sa présence dans l’espace. Or, du point de vue de la représentation, on doit bien dire que le temps est le contraire de l’espace. Les readymade eux-mêmes, dont on a cru qu’ils étaient choisis au hasard et pour leur manque total de formes significatives, pourraient bien n’être que des machines à exprimer le temps, et «les ombres portées d’une entité quadridimensionnelle»8.Ce qui est sûr, c’est que l’ambition de représenter le temps par l’espace, c’est-à-dire de saisir dans la matière une réalité en quelque sorte immatérielle, va chez Duchamp s’élargir et s’amplifier encore, pour devenir cette étonnante symphonie de contradictions qu’est le fameux Grand Verre, réalisé entre 1915 et 1923.
On l’a dit, le titre véritable de l’œuvre est La mariée mise à nu par ses célibataires, même. Ce titre étrange est une partie importante de l’ensemble. C’est d’ailleurs une constante chez Duchamp, dont la création picturale, comme l’a écrit Octavio Paz, a toujours une origine verbale9. Or ce titre est déjà une contradiction dans les termes, car une mariée suppose un marié qui vraisemblablement va la mettre à nu, mais en tout cas pas des célibataires. Cet impossible mariage célibataire nous propose donc une nouvelle version de l’union des contraires, ou plutôt de leur confrontation.Si l’on passe du titre à l’œuvre ellemême, elle ne paraît guère représenter de mariée ni de célibataires, mais seulement une espèce de machine étrange, improbable, avec tuyauteries, rouages, nuages et marionnettes. Une machine inutile, ce qui est encore une contradiction dans les termes (l’on ne s’étonnera pas qu’une telle contradiction ait pu fasciner Tinguely). Cela dit, chacun des éléments de cette Mariée possède une fonction et une signification follement précises, à la fois bouffonnes et subtiles, érotiques et mécaniques, matérielles et spirituelles. Une symphonie de contraires, donc: mariage célibataire, coït sans contact, corps sans chair, humeurs mécaniques, jeux de mots et d’objets à la fois surchargés et dépourvus de signification. Nous voyons alors coexister ce qui devrait s’annihiler réciproquement. C’est littéralement une contradiction vivante. Vivante, ou tout au moins suspendue entre l’être et le néant10.Les interprétations de cette œuvre ont évidemment pullulé: poétiques, métaphysiques, psychanalytiques, et surtout ésotériques. On imagine, en effet, quelle aubaine peut représenter, pour l’hermétisme ou l’occultisme, le thème de l’union des contraires, ou de la coincidentia oppositorum11. Mais il va de soi que le Grand Verre n’a pas de sens qu’on puisse fixer. Il est une machine à mouliner le sens et le non-sens, à susciter des interprétations. Une œuvre «interprétogène»: sans cesse elle produit du sens et le détruit. Sans cesse elle nous provoque à lui trouver des significations, mais sans cesse elle déçoit et déjoue nos tentatives par son humour pataphysique. Et s’il est vrai que la paranoïa se caractérise par le délire d’interprétation, on peut bien dire que le Grand Verre, et l’œuvrede Duchamp tout entière, est «paranoïaque-critique», pour reprendre une formule chère à Salvador Dali.Mais encore? Que faire de cette œuvre qui se détruit elle-même en se réalisant, et qui se dérobe sous le regard comme on dit que le sol se dérobe sous les pas? Duchamp répondrait sans doute qu’il ne faut rien faire, sinon peut-être ce qu’il a fait lui-même: se détourner du Grand Verre et se consacrer au jeu d’échecs, le plus sérieux des jeux, où des formes de la plus extrême rigueur se déploient à partir de règles arbitraires; où l’intelligence et l’intuition se combinent pour déployer des trésors de sens, mais un sens qui n’est pas utile au monde.Et si l’on ne parvient pas à se contenter de cette austère et plaisante dérobade, si l’on veut à tout prix insérer l’aventurier Duchamp dans l’histoire de l’art, on peut alors songer au Chef-d’œuvre inconnu de Balzac: dans cette célèbre nouvelle, le peintre Frenhofer consacre des années de travail à une toile sur laquelle il pense avoir capté la vie même. Quand il dévoile enfin son travail, les spectateurs voient avec horreur un amas de «couleurs confusément amassées» et de «lignes bizarres qui forment une muraille de peinture»12. Or que voulait Frenhofer? Il voulait aussi réconcilier les contraires: restituer la chair même dans la peinture, les trois dimensions sur la toile plate, et le mouvement dans l’immobilité13.Aux yeux de Balzac et de son temps, il est clair que le résultat est un épouvantable échec. Mais notre modernité s’interroge: et si Frenhofer avait réussi, et que nous ne sachions pas le voir? Qu’est-ce que cela pourrait bien donner si l’on contraignait le temps dans l’espace et la chair dans la peinture? Cela ne donnerait-il pas, plutôt qu’un échec informe, la Mariée de Marcel Duchamp? Et cette œuvre n’incarneraitelle pas ce que son créateur lui-même, dans une de ses formules discrètement aberrantes, subtilement impossibles, appelait la «beauté d’indifférence»?