A Genève, l’exposition Traces des Amériques, Hommage aux cultures précolombiennes présente la collection Janssen. Foison d’objets démontrant la maîtrise des artisans dans des matériaux aussi divers que le jade, l’or, la plume, le textile, la pierre…
Le Musée d’art et d’histoire n’a jamais hésité à présenter des collections privées, quand l’occasion s’en présentait et que celles-cirépondaient aux critères qualitatifs et éthiques qu’on attend d’une institution de ce genre.Faire découvrir au public, voire aux spécialistes des œuvres peu connues, souvent même inédites relève d’une politique culturelle bien comprise.Actuellement et jusqu’au 23 avril 2006, le Musée d’art et d’histoire abrite la collection Dora et Paul Janssen (Belgique), qu’on peut admirer ainsi pour la première fois dans son intégralité. Plus de 300 objets permettent de découvrir les cultures et civilisations de l’Amé-rique préhispanique, des Inuit de l’Alaska jusqu’aux Mapuche du Chili méridional.Ces cultures et civilisations sont d’inégale importance, mais toutes ont laissé assez de traces pour qu’on puisse en dresser un portrait probant. Et l’on s’étonne devant leur abondante production, qui offre une variété inouïe de styles, de sujets, de techniques. Au point qu’on en vient à se demander si ce n’est pas cette variété même, ce bouillonnement créatif, cette vitalité débridée qui constituent le dénominateur commun entre tous ces peuples, répartis sur un si vaste territoire et séparés par les siècles.A tout seigneur, tout honneur: les Olmèques, civilisation mère et les prestigieux Mayas ont la part belle dans l’exposition. Les premiers sont représentés par des masques et des figurines en pierre dure. Les seconds, par d’autres pièces de grande qualité, dont des vases peints et une stèle vraiment magnifique. Les Genevois la connaissaient déjà, car elle fut l’une des vedettes de la fameuse exposition MexiqueTerre des dieux, tenue au Musée Rath en 1998/1999.
Cette stèle en bas-relief porte l’image d’une femme debout, couverte d’ornements fastueux et symboliques, qui la désignent comme étant la personnification de la terre fertile, qui enfante le maïs nourricier. Une inscription, en vingt-quatre glyphes, l’encadre, qui donne son nom et celui de la cité d’où elle vient. On ne sait ce qu’il faut admirer le plus dans cette œuvre, de la précision du contour, de la subordination des détails à l’ensemble ou de la noblesse de l’attitude. Et ce n’est pas sans raison qu’on a parfois comparé les Mayas aux Grecs de l’époque archaïque. Cependant d’autres cultures, beaucoup moins connues, sont aussi largement représentées dans l’exposition.Par exemple, sur la côte ouest du Mexique, celles de Nayarit, Jalisco et Calima, qui ont livré des céramiques funéraires pleines de fantaisie. Dans l’état du Guerrero, plus au sud, a fleuri un art lapidaire qui surprend par son décor géométrique. Et la culture dite de Veracruz, sur le golfe du Mexique, se distingue par ses grandes sculptures en terre cuite, comme celle de l’homme assis entre ses deux chiens, qui compte parmi les chefs-d’œuvre absolus de l’art précolombien. A juste titre, les organisateurs ont choisi cette image emblématique pour l’affiche de l’exposition.Mais c’est le Pérou qui occupe la première position dans la collection Janssen, avec une splendide sélection d’objets très rares, notamment des textiles (Nazca et Chancay) et des ouvrages de plumes (Nazca et Wari), miraculeusement conservés. Les Incas des Andes, qui ont dominé la région de 1450 à 1533 se trouvent évoqués par des objets sacrificiels.Qui entre dans l’exposition est d’abord frappé par la présence de très nombreuses œuvres en matière précieuse, le jade et surtout l’or, cet or qui suscita la convoitise des conquistadors et causa la perte des Indiens. Mais passé le choc, le visiteur se laisse prendre par la beauté simple des œuvres en terre cuite, le matériau ordinaire, différencié par la couleur de l’argile et de la patine. Le bestiaire réalisé dans cette technique, qui atteint des sommets de virtuosité, fascine autant que tout le reste, par la vérité de l’observation et une sorte de sympathie. Surtout les chiens à poil ras, bien dodus, sont irrésistibles et nous en oublions qu’on les mangeait!
Si la collection Janssen relève d’avantage de l’histoire des formes que de l’ethnographie proprement dite, si l’esthétique l’emporte sur le documentaire, c’est le fait d’un choix délibéré, tout à fait conscient. Mais cela ne signifie pas que le contexte qui a vu naître ces œuvres soit négligé ou ignoré. Des panneaux explicatifs très bien faits ponctuent le parcours du visiteur. Et, pour plus d’information, il peut acquérir le monumental catalogue (450 pages, 350 illustrations en couleurs), publié sous la direction de Geneviève Le Fort, commissaire de l’exposition. Inutile de dire qu’un tel ouvrage fera date.Un mot encore sur la scénographie de l’exposition, qu’on a voulue digne du sujet.Dans les salles palatines du Musée, devenues méconnaissables, le visiteur est invité à pénétrer dans une sorte de long mastaba, plongé dans l’obscurité, où seules ressortent les étroites vitrines bien éclairées, qui se déroulent en frise à mi-hauteur des parois, peintes en noir. Cette architecture intimidante renforce encore, s’il en était besoin, la fascination qu’exercent ces vestiges d’un monde disparu, encore entouré de mystère. Et il n’est pas inintéressant de savoir que pour concevoir cette mise en espace, les décorateurs se sont inspirés de la salle souterraine, ouverte à quelques privilégiés, que les Janssen ont aménagée dans leur propriété d’Anvers pour abriter leur si riche et volumineuse collection.
Questions à la baronne Dora Janssen, propos recueillis par Art passions.
Art passions:Si nous sommes bien renseignés, c’est vous qui avez commencé cette collection et non pas Monsieur Paul Janssen…Mme Dora Janssen:Effectivement. En 47 ans de mariage, mon mari n’a acheté qu’un seul objet. Son monde, son univers était celui de la recherche pharmaceutique, scientifique et il n’avait pas le temps de se consacrer à autre chose.Pourquoi avoir choisi Genève pour cette première exposition? Et non pas Anvers, où vous résidez, ou Bruxelles?Il y a longtemps, une amie qui habite Genève m’a fait rencontrer la directrice du Musée de l’Hermitage à Lausanne, Madame Juliane Cosandier, qui m’a proposé d’exposer la collection chez elle. Ensuite le projet a été relancé par le Musée d’art et d’histoire de Genève. Je connaissais Monsieur Cäsar Menz, pour qui j’ai une grande estime, et amitié. Très vite le tout s’est concrétisé à ma plus grande joie.Après Genève, la collection sera présentée au Musée d’art et d’histoire de Bruxelles. Et, qui sait, même au Musée de Houston (Texas), une demande en ce sens venant de me parvenir.Avez-vous eu des exigences particulières envers le Musée d’art et d’histoire de Genève quant à la présentation des objets?J’ai demandé au musée que les personnes responsables de la «mise en scène» comme je l’appelle, viennent sur place, chez moi, afin de capter «l’esprit» de ma collection. Les objets ont vécu sous terre, ils doivent donc être exposés dans un environnement sombre pour être mis en valeur. Messieurs Jean Pfirter et David Meier ont du génie: ils ont réussi l’exploit de recréer le même esprit au Musée d’art et d’histoire, où la hauteur des plafonds est de 20 mètres au lieu des 4 mètres de mon lieu d’exposition.Le résultat est prodigieux. Je dois avouer que j’en suis très contente et même parfaitement heureuse.
Pourquoi avez-vous collectionné l’art précolombien?Voilà une question récurrente. J’ai eu la grande chance de parcourir le monde avec mon mari. Pendant qu’il assistait à des réunions scientifiques ou prenait part à des congrès de médecine, je visitais les musées et je suis arrivée à la conclusion qu’il n’y avait aucun art plus beau qu’un autre, que chaque continent avait des choses à montrer et à démontrer.En Amérique du Sud, je me suis trouvée à Palenque, dans le Chiapas et le monde maya est le premier que j’ai découvert. Cela a été pour moi une fantastique révélation. En effet, le hasard a voulu que dans un magazine féminin, je lise un reportage sur Palenque. L’auteur de l’article louait Moïses Morales, son guide indien et sa parfaite connaissance de la civilisation des Mayas.Au même moment, mon mari m’annonçait qu’il devait se rendre au Mexique. Alors, j’ai écrit à Moïses Morales de Palenque:- Monsieur, je dois me rendre au Mexique. Accepteriez-vous d’être mon guide? Il me répond: – Venez, je vous attends. Il me prévient: – Vous savez, il n’y a pas de route, vous devrez prendre un petit avion.Entre-temps, j’ai appris l’espagnol.Peu après, le pilote, mon mari et moi, nous nous posons à Palenque. Moïses nous y attend.On loge chez lui et ses huit enfants. Il n’y a pas de séparation dans la maison…Il nous a emmenés dans la forêt vierge, et sous sa conduite nous avons marché de temple en temple. On escaladait des escaliers et, en haut, le monde maya s’offrait à nous. C’était fabuleux!Nous sommes restés ainsi 48 heures en sa compagnie. Il nous expliquait comment les Mayas pensaient et pensent encore. Cela m’a fascinée. Personnellement, je suis moi-même animiste en quelque sorte, et d’entrer en contact avec cette civilisation si proche de la nature…(A ce moment là, le regard de la baronne se perd dans un rêve)Quand et comment a commencé cette collection?L’histoire que je viens de vous raconter date de 35 ans. Peu de temps après, lors d’un dîner, une dame assise en face de moi arborait un collier avec un pendentif en or, assez abstrait. Malgré mes connaissances, je n’arrivais pas à en identifier la provenance. Elle me dit alors que ce bijou était précolombien, datant de 800 à 1000 après J.-C. Cette dame, une marchande, me présenta une grande boîte noire à l’intérieur de laquelle se trouvait une dizaine d’objets. Je lui en achetai deux ou trois, et me procurai également quelques publications sur l’or précolombien. N’oublions pas que cet or est très pur, vous trouvez souvent des objets martelés à 22 carats. Il faut savoir aussi que l’or n’avait pas tellement d’importance dans l’art précolombien, à l’inverse de la plume et du jade, comme en Asie. D’ailleurs, comme l’on sait, les précolombiens viennent d’Asie, via le détroit de Bering, qui fut longtemps praticable.
Parmi les collectionneurs, il y a ceux qui gardent jalousement leurs trésors alors qu’on sent chez vous le besoin de partager votre passion…Les pays d’Amérique latine sont contre les collectionneurs, car ils disent qu’une fois que les pièces sont acquises, on ne les revoit plus. Or dès le début, j’ai dit que je prêtais volontiers mes collections. Ainsi, j’ai encore quelques pièces dans un musée de Los Angeles, pièces qu’on ne voit pas à Genève par conséquent.Devant la cruauté des cultes pratiqués chez ces peuples, comment vous, qui êtes une femme, réagissez?Je ne crois pas qu’il y ait eu plus de cruauté dans ce monde que dans le nôtre. Voyez ce qui se passe en Irak et ailleurs! Les précolombiens ont pratiqué le sacrifice selon des rituels précis, la mort était très rapide. En outre, ces pratiques ne figuraient pas dans toutes les cultures. Ce sont les Aztèques, principalement, qui y recouraient et, dans toute ma collection, je n’ai que deux objets venant d’eux. Effectivement, la production Aztèque est peu esthétique et je ne l’aime pas particulièrement. Les Aztèques étaient d’abord des guerriers et des bâtisseurs, leurs temples et leurs palais sont merveilleux, leur capitale Tenochtitlan était superbe du point de vue architectural, les Espagnols n’avaient jamais rien vu de pareil chez eux.L’exposition fait une grande part à l’orfèvrerie. Pourquoi?C’est vrai. Au départ, je ne collectionnais que l’or, car la sculpture et la poterie ont besoin de beaucoup de place. Lorsque ma collection a pris une autre dimension, après l’achat de la statue de L’homme assis et ses deux chiens, j’ai pensé qu’il fallait faire quelque chose. Mon mari m’a dit:- Alors, que veux-tu?J’ai répondu: – Il faut construire. Comme je ne voulais abattre aucun arbre de notre parc, il ne restait qu’à construire sous terre… L’homme assis et ses deux chiens venaient de la terre, ils allaient y retourner.On a réalisé le même escalier qu’à Palenque, très étroit, pour descendre dans le lieu d’exposition.
Parmi tous ces peuples précolombiens, lequel préférez-vous?J’ai une grande préférence pour les Mayas mais aussi pour les Olmèques, qui ont vécu de 1200 à 400 avant J.-C. J’aime leur manière de polir les objets. D’ailleurs on ne sait toujours pas comment ni avec quoi ils polissaient la pierre et obtenaient un rendu parfaitement lisse. J’aime aussi leur manière de donner du mystère aux objets, comme par exemple de mélanger sur un masque des yeux d’humain avec une bouche animale. J’admire cette grande symbiose avec la nature, où l’homme devient animal et vice versa. Leurs canons de beauté très particuliers me fascinent, tel le crâne étiré vers le haut. Voyez les statues: leur profil est parfait sur le plan esthétique.Il nous semble que votre approche des civilisations précolombiennes est d’avantage esthétique qu’ethnographique. Pouvez-vous vous expliquer sur ce choix?Lorsqu’on me demandait pourquoi je ne collectionnais pas le meuble français, la porcelaine ou l’art flamand, je répondais: – Je vais vous prouver que l’art précolombien peut être beau, esthétique. Une autre dimension, importante à mes yeux est le mystère que d’autres objets plus traditionnels n’ont pas. Aujourd’hui, je suis tellement entrée dans cet esprit indien, que j’ai voulu démontrer que cet esthétisme est présent partout, de l’Alaska jusqu’au Chili. A l’inverse de beaucoup de collectionneurs, qui ne font que «la terre cuite», «les textiles» ou «les plumes», j’ai recherché le tout, car tout est beau. Je rends ainsi hommage à ces artisans ou artistes, qui ne signaient pas leurs œuvres mais qui y mettaient leur âme, leur croyance.L’exposition de Genève est splendide. Mais la curiosité nous pousse à vous demander comment ces objets si précieux et si nombreux sont-ils exposés chez vous.Effectivement, je possède en tout 320 objets, dont 150 plutôt petits, en or ou alliage d’or. Chez moi, ces petits objets se trouvent exposés dans une vitrine en forme de pyramide. Elle est l’œuvre d’un artiste belge, Emile Veranneman, décédé aujourd’hui.Quand j’ai acquis L’homme assis et ses deux chiens, chez un marchand de Paris, il était exposé d’une façon tellement extraordinaire, que j’ai souhaité également engager l’architecte qui avait créé le stand: François-Joseph Graf… Il est venu à la maison, il a vu les objets précolombiens et, il en a très bien capté l’espritavec l’aide d’ouvrages sur l’architecture des Mayas.A tour de rôle, 5 ou 6 objets sont tirés de la salle souterrainepour être exposés à l’intérieur de la maison.Est-ce que vous vous rendez souvent dans ce lieu magique? Quelles impressions ressentezvous au milieu de ces objets, qui ont une telle charge émotionnelle?Oui, tous les deux jours, je descends les admirer. Beaucoup de mes amis, beaucoup de visiteurs, appartenant à des associations proches des musées, ont tous la même attitude devant ces objets: ils restent muets, sous l’emprise du mystère dont nous parlions tout à l’heure. En ce qui me concerne et suivant le moment, je me dis:- Bon, aujourd’hui, je ne regarderai que les yeux, que les coiffures … A cette contemplation, j’ajoute de la musique andine. Il n’y a rien à ajouter pour mon bonheur…Si vous ne pouviez emporter que deux pièces parmi ces merveilles, lesquelles choisiriezvous?Ce serait un homme en terre cuite, un Maya. Il a d’abord été décrit comme undanseur, mais pour moi c’est un roi captif, qui sait sa dernière heure arrivée. Je remarque son regard triste, plein d’humilité. Comment peut-on, sur une surface si petite, exprimer tant d’émotion?! L’autre est un masque en pierre blanche.Quel avenir prévoyez-vous pour cette collection?J’ai cinq enfants et je leur ai toujours déclaré que la collection ne serait jamais éparpillée. Ils ont très bien compris et accepté cette décision sans aucune peine. Nous avons résolu de la céder en dation à mon pays, la Belgique. Or, habitant le Nord, je suis censée le faire en Flandre. J’ai dit «non», car je désire que la collection trouve sa place à Bruxelles. C’est la capitale de l’Europe, de la Belgique et donc de la Flandre.Nous sommes toujours à la recherche d’une solution avec les autorités, car c’est un problème de loi, qu’il faut changer. Cela fait un an que je me bats pour cette cause.Quelle autre forme d’art vous intéresse?J’ai tellement vu d’objets au cours de mes multiples voyages, d’objets avec une «intériorité» très forte, du mystère. Par exemple, des statues de Bouddha, à la douceur extrême et si peu habituelle.Mon père disait: – Il ne faut pas demander à Dora ce qu’elle aime, car elle aime tout! Il y a du vrai dans cette affirmation car cela dépend du moment, du soleil, de la lune, des gens avec qui l’on est…