Comme il était écrivain, Dürrenmatt était peintre. À l’égal de sa littérature, sa peinture donne forme aux mythes qui le hantaient depuis son enfance: Œdipe, la Pythie, Midas, et surtout le Minotaure. Alors que la Fondation Bodmer expose des dessins et des manuscrits de l’auteur, un ouvrage qui les rassemble vient de paraître chez Skira.
Dürrenmatt écrivait le jour et peignait la nuit, à moins que ce ne fût l’inverse. La peinture, en tout cas, lui était aussi nécessaire que la littérature. Est-ce un hasard si son écriture manuscrite – dont ce livre propose des exemples – possède une puissante présence physique, et semble travaillée comme du fer forgé? Ses lettres, il ne se contentait pas de les écrire, il les formait. Bref, il avait une écriture de peintre.Avait-il une peinture d’écrivain? Une peinture qui aurait simplement prolongé, commenté, illustré ses romans ou ses pièces de théâtre? Son écriture était-elle vouée aux idées, et sa peinture aux images? Non. Le pinceau et la plume, chez lui, sont deux moyens de donner forme à la même chose. Cela paraît inconcevable? Mais c’est pourtant possible: ce qu’expriment la peinture et l’écriture de Dürrenmatt, c’est une réalité qui préexiste à tous les moyens d’expression; une réalité si enfouie, si primitive, si inconsciente et si puissante qu’elle appelle tous les langages et ne s’épuise en aucun. Quelle réalité? Celle des mythes.La substance du mythe est antérieure à toute distinction entre les différentes formes d’expression humaine. Les mythes grecs (car ce sont eux qui hantent Dürrenmatt) ont donné lieu aussi bien à des tragédies qu’à des réflexions philosophiques ou des représentations figurées. Le mythe est un appel impérieux à l’expression, à toute expression possible: parce qu’il plonge au plus profond de l’inexprimable. Le mythe grec, en particulier, est presque toujours le lieu des instincts les plus violents, des pulsions les plus sauvages, des désirs les plus enfouis et les plus meurtriers. Il nous dévoile nos forces obscures, en même temps qu’il exprime nos faiblesses, plus secrètes encore.Et s’il est un mythe grec, entre tous, qui a fasciné Dürrenmatt, c’est celui qui s’est bâti autour du personnage du Minotaure. Cet être fabuleux incarne, mieux que toute autre figure mythologique, un mixte de force animale et de faiblesse humaine. Fruit de l’union d’une femme et d’un taureau, il est habité par l’instinct leplus brutal, qui le pousse à tuer et à violer. En même temps, il n’est que mugissement de douleur et de solitude; il lance un appel désespéré vers cette humanité qu’il a reçue de sa mère, mais qu’il ne possède pourtant pas: son corps seul est humain, mais sa tête est animale, et sa tête commande à son corps. Le Minotaure, tel qu’a su le voir Dürrenmatt, est une figure sacrificielle: prisonnier du labyrinthe, victime d’un destin et d’une naissance qu’il n’a pas choisis, ne pouvant s’accepter taureau, ne pouvant accéder à l’homme. C’est une espèce de Christ, qui ne mourrait pas pour le salut des humains, mais pour leur naissance à l’humanité.Cette vision du Minotaure victime, du Minotaure-Agneau, même si elle n’est pas contraire au génie du mythe, est propre au génie de Dürrenmatt, qui s’est véritablement identifié, dans ses textes et ses dessins, à ce monstre en mal d’humanité. Sa Ballade du Minotaure, et les neuf lavis à l’encre de Chine qui l’accompagnent, sont peut-être sa création littéraire-picturale la plus poignante et la plus personnelle. On y voit la bête humaine prise dans un labyrinthe de miroirs (nouvelle idée, nouvelle image, nouvelle invention dürrenmattienne), et découvrant sa solitude multipliée par ses doubles. On la voit, cette bête humaine, violer d’amour une jeune fille; on la voit effrayée, traquée par Thésée, ce faux héros qui poussera la perfidie jusqu’à porter un masque de taureau, afin que le Minotaure croie reconnaître en lui un frère en nostalgie. Et bientôt, un vol de rapaces va fondre sur le cadavre du monstre, et les affreux volatiles sont si nombreux, leurs ailes si larges, que le soleil en est obscurci.
Il est un moment de sa quête meurtrière et meurtrie où le Minotaure, rêvant qu’il est un homme, s’endort en position fœtale – la posture qu’il avait dans le ventre de Pasiphaé. Ce rêve d’extrême enfance est d’autant plus émouvant qu’il a son modèle (peut-être ignoré de l’auteur) dans une représentation antique: une coupe étrusque à figures rouges, du IVesiècle avant J.-C. (également reproduite dans l’ouvrage), ne nous montre-t-elle pas un bébé Minotaure dans le giron de son épouvantable et douce mère?Les mythes de Dürrenmatt proposent aussi des représentations de la Pythie, de la Sphinge, d’Œdipe ou de Tirésias. On y découvrira d’autres richesses encore: de fascinants autoportraits, ainsi que des croquis dessinés au cours de divers voyages, ou réalisés en contrepoint de la pièce Achterloo, l’ultime tentative théâtrale de l’auteur. Tous ces dessins et toutes ces peintures sont accompagnés de textes de Charlotte Kerr Dürrenmatt, l’épouse de l’écrivain, qui nous permettent de pressentir comment la vie devient œuvre. L’ouvrage propose en outre plusieurs commentaires approfondis, dont celui de Mario Botta, qui a magnifiquement réalisé l’exposition de la Fondation Bodmer, en disposant les œuvres de Dürrenmatt en… labyrinthe.Le livre ne s’en tient donc pas au seul Minotaure. Mais c’est à juste titre que sa couverture est illustrée par la bête trop humaine. Car le Minotaure est la figure (ou l’absence de figure) la plus importante, peut-être, de l’univers dürrenmattien. À lui seul il exprime, par l’image et par le verbe, indissociablement, toutes les forces secrètes, animales, d’un être qui tue – mais qui tue par désespoir, par amour empêché. Le Minotaure connaît l’angoisse du condamné (celle du taureau de la corrida, lorsque le torero-Thésée s’avance derrière le masque de la muleta, et la victime noire, qui commence à fléchir, ne comprend pas ce qu’on lui veut, pourquoi le monde autour de lui rugit). Le Minotaure voudrait tant accéder à l’humanité, à la douceur, au droit d’être libre et de choisir sa mort, sous le soleil et non sous les rapaces. Cet animal humain, Dürrenmatt s’y est reconnu. Mais quel être présumé homme ou femme ne s’y reconnaîtrait à son tour?