Personnage universel, adulé, aussi populaire que secret, à la tête d’un empire commercial de près d’un milliard de dollars de chiffres d’affaires, Gianfranco Ferré conserve néanmoins l’âme profonde de l’artiste, de l’artisan.Entré dans le domaine de la mode par souci de ne pas devenir un architecte d’intérieur comme la plupart de ses collègues d’étude, son sens artistique, son goût et sa grande culture le conduisent rapidement au succès de ses lignes de produits. Restant dans l’esprit de ses études, il conçoit le vêtement comme la maison du corps. Son habit reste beau, confortable, attrayant, passionnant dans l’immobilité comme dans le mouvement. Il devient une œuvre artistique générant énergie dans la rigueur, volupté dans l’espace et couleurs dans le contraste. Figure incontournable de la mode, cet humaniste se double d’un amateur d’art éclairé et sensible. Rencontre.


Art passions: Amateur d’art, lequel privilégiezvous? Avec quel courant artistique et avec quelles périodes vous sentez-vous des affinités particulières?
Gianfranco Ferré: J’ai une passion prédominante pour l’art contemporain. Il me fascine par l’énergie qu’il dégage, par la charge expressive si souvent exprimée dans son intensité et sa vibrante spontanéité. Je crois que lacompréhension de notre époque – quel que soit le domaine, les manières de vivre, la pensée, l’art ou la culture – se manifeste aujourd’hui par une conception très différente du temps, de l’espace et du mouvement de celle du passé. Une conception fortement influencée par les valeurs actuelles de vitesse, d’énergie et de dynamisme. Ce sont des valeurs essentielles de notre vie quotidienne – voyages, déplacements, communications en temps réel, cadences de production toujours plus rapides, flux constants et extrêmement rapides de nouvelles, d’informations et de données – qui mettent au rancart les limites traditionnelles jusqu’alors agissantes dans la réalité des dimensions temporelles. Je vois là un des faits majeurs de notre temps qui ne peut pas ne pas infiltrer la mode. Dans «ma» mode, dans mon style, vous retrouverez dans l’épure ce sens du mouvement qui définit l’habit-objet dès sa naissance. Ces quelques traits rapidement tracés sur le papier blanc dénotent un rapport direct, immédiat, même naturel et nécessaire avec le corps et son besoin physiologique de bouger en symbiose avec celui de le couvrir, de le protéger et de l’embellir. Un sens du mouvement et de la vitesse se prolongeant dans l’habit-produit à travers sa fabrication, agile, rapide, libre en même temps que responsable et pondérée.
Mon travail est le terreau de mon intérêt pour l’art contemporain. Cet intérêt fait aussi partie de mes racines, une certaine éducation et des influences que j’ai respirées dans mon milieu familial où l’art était un élément de référence absolu aux côtés non seulement de la musique et de la littérature, mais encore en rapport à l’élégance de l’habillement, aux soins de la maison ou aux plaisirs de la bonne cuisine. Certes, dans mon travail, j’ai accumulé bon nombre d’expériences et d’émotions fortes glanées au fil de rencontres avec des artistes de toutes époques et de tous horizons: la touchante sévérité des visages de Utamaro, les achromies osées de Warhol, les pulsions avant-gardistes du cubisme et du dadaïsme, l’évanescence de certains portraits de Giacometti ou de Modigliani jusqu’à l’immédiate expressivité des arts du tatouage ethnique. Dans une collection «Donna» parmi les plus récentes, je me suis laissé inspirer par l’expérience artistique de Vittorio Zecchin, un extraordinaire artiste qui a assimilé d’une manière très personnelle les leçons des mouvements de la Sécession viennoise. Ses œuvres se caractérisent par des modules graphico-picturaux répétés de manière presque obsessionnelle selon une expressivité très moderne de concevoir la peinture et la décoration. En reprenant ses motifs dans des dimensions et des proportions différentes, je les ai restituéspar différents moyens pour mélanger les formes et les matériaux en jouant sur des géométries élémentaires (en particulier entre le cercle et le rectangle) et des constructions précises. Un rapport à une œuvre de «référence» qui, comme toujours n’est pas et ne peut jamais être immédiate puisqu’elle se colore de détails, d’apports très personnels, d’interprétations et de redéfinitions au sens de l’originalité.Ma passion pour les arts de notre époque n’occulte pas pour autant ma grande admiration pour les mouvements de la Renaissance italienne. En matière de musique toutefois, je pense que le XIXème siècle représente un sommet de maturité et de grandeur, surtout en ce qui concerne la musique symphonique et l’opéra. Si nous parlons cinéma, les glamours de l’Hollywood des années d’or, c’est-à-dire entre 1930 et 1950, demeurent inégalées.Quel est l’artiste ou la civilisation pour laquelle vous éprouvez la plus grande admiration?Tout en étant un fervent admirateur de l’art contemporain, je suis sensible aux autres grandes époques de l’histoire de la civilisation, en particulier à la Renaissance. Cette époque reste un instant des plus sublimes de l’histoire de l’art et, plus généralement, de l’humanité. Une époque de grands hommes, de grandes idées et de grands élans, marquée par la constante recherche de la perfection et de l’harmonie ramenée toutefois, pour la première fois depuis le classicisme, à une dimension humaine. Une période de passion et de raison, d’utopie et de méthode, d’équilibre entre l’invention et l’expérimentationdéjà empreinte de modernisme. Une époque dont l’incontournable moteur demeure l’intelligence humaine alimentée d’attention, d’amour, d’habileté pour rejoindre un seul but: la création. Au nom d’une vision positive de l’existence.


Quelle est l’œuvre d’art pour laquelle vous avez éprouvé la plus grande émotion artistique de votre vie?Comme architecte, une des émotions les plus intenses dont je me souviens avec plaisir n’est pas une œuvre en tant que telle, mais plutôt une architecture. Mieux, une ville. Un espace de vie dessiné par l’homme: Saint-Pétersbourg, je devrais dire Leningrad, puisque c’est ainsi que se nommait cette ville quand je l’ai rencontrée. C’était, il y a plus de trente ans. J’étais étudiant. C’était l’hiver. J’arrivais par voie terrestre en provenance d’Helsinki. Une vision onirique, une utopie. La lumière scintillante et glacée, les bâtisses parfaites et imposantes adoucies de couleurs pastel, l’éclat doré des frises et des coupoles contrastant avecles eaux noires de la Neva. Harmonies irréelles et évanescentes. Une perfection presque inquiétante que je n’ai jamais plus retrouvée. Images d’un passé lointain mais encore parfaitement présentes à mon esprit.Vous êtes collectionneur. Quel est votre rapport avec les objets?Parler de collection n’est pas approprié. Les œuvres que je possède sont à dessein peu nombreuses. Au début: Picasso. Deux aquarelles qui, voici plus de trente ans, ont constitué un de mes premiers achats «importants». Par la suite se sont ajoutés Klimt, Modigliani, Giacometti, Léger, Braque, Fontana, Burri, Pistoletto, Schifano, Del Pezzo, Tadini, Depero, Rotella, Baj. Les oeuvres ont été choisies toujours et uniquement par conviction. Un choix correspondant non seulement à mon goût et à mon credo esthétique, mais aussi aux influences de mon «monde» émotionnel et concret, fait de certitudes et de conquêtes réalisées dans le temps, du sens profond des racines et de l’attention de tout ce qui est nouveau, singulier et étranger à l’habituel. Un monde d’idées, de valeurs, de rêves et de désirs. Un monde habité aussi des endroits où je vis, où je travaille, et dans lesquels les œuvres que j’aime « vivent » en ma compagnie et en symbiose avec ces lieux. Il n’y a là aucune intention de musée ou de caverne d’Ali Baba où s’amasseraient des chefs-d’œuvre pour un plaisir personnel secret. Mes tableaux habitent chez moi ou dans mes lieux de travail. Ils jouent les «renvois» avec tous les beaux objets de mes parents et les meubles que j’ai dessinés. Je les sens miens. J’en suis fier au point de vouloir qu’ils puissent être admirés et appréciés par mes amis les plus chers tout autant que par les personnes qui viennent me trouver pour des raisons professionnelles. Ce n’est pas par hasard si une œuvre à laquelle je suis particulièrement attaché – une composition de Lucio Del Pezzo, un grand ami et un extraordinaire artiste – se trouve, depuis le jour de l’inauguration,en un point stratégique de mon bureau de via Pontaccio à Milan. Une oeuvre visible de tous. Même, à travers les vitres pour qui passe dans la rue.


Au sens philosophique du terme, quelle est votre vision du «sacré»? Ma vision du sacré est très personnelle. Il fait partie de ma vie. Dans le sens où j’ai des valeurs, des certitudes, des ancrages. Par exemple, j’ai un grand sens des responsabilités envers les autres. Mes certitudes innées, celles des racines et de l’affection et les certitudes qui s’acquièrent au fil de la croissance et de la maturité, sont en moi. Le sacré demeure un peu la découverte de la vie, de sa richesse, de sa diversité, de sa complexité que chacun doit «déchiffrer» avec sa propre sensibilité en termes fondamentaux de référence. Peut- être pourrait-on ainsi définir le sacré: l’équilibre que chacun de nous réussit à instaurer entre lui-même et le monde qui l’entoure avec les formes et les moyens qui lui sont personnels.
Connaissant les caractéristiques de l’homme moderne, dans quelle société auriez-vous aimé vivre? Je peux fantasmer en m’imaginant dans la peau d’Henri VIII ou dans celle du Roi Soleil, mais je n’ai aucune hésitation à affirmer que je suis un fervent défenseur de notre temps. Je crois plus au potentiel offert par la technologie, la science, le progrès qu’aux caractéristiques de l’être humain. Finalement, je ne pense pas que l’évolution de notre espèce a beaucoup progressé depuis les millénaires.


Jusqu’à ce jour, que vous a enseigné l’existence? Elle m’a conforté dans l’idée de mettre en pratique, toujours et sans réserves, mon mot d’ordre: «Croire vraiment à ce que l’on fait. Et faire ce en quoi l’on croit vraiment!»


Dans votre processus de création, l’art du passé joue-t-il un rôle important? Pas seulement l’art, mais encore toutes les expériences humaines du passé. Qu’elles soient culturelles, sociales ou rituelles. Elles m’apportent des éléments précieux, incontournables. Comme je l’affirme souvent, la mode a une intelligence «globale» qui rend possible la rencontre d’époques et de lieux. Un mélange entre le passé et le futur, entre l’Orient et l’Occident. En d’autres termes, je crois que la mode possède dans son essence, la capacité, la nécessité d’ignorer la temporalité et les frontières de l’espace pour trouver les données, les stimulants, les sensations avec lesquels construire ses messages. Toujours les mêmes: le luxe des cours de la Renaissance italienne fascinait le monde entier, l’élégance de la cour napoléonienne faisait loi à Saint-Pétersbourg, comme à Vienne ou à Londres. Les couturiers européens ont volé les idées – et pas seulement les idées! – aux autres continents en donnant libre cours à leurs fantaisies à travers chinoiseries, fascinations indiennes et autres «impressions» coloniales!


Que souhaiteriez-vous que l’on retienne de votre création artistique à travers les temps? Avec mon style, je crois avoir donné une interprétation moderne du luxe en harmonie avec les dynamiques et les attitudes de vie de notre temps. En partant d’un amour profond et d’une connaissance de la tradition, j’ai élaboré un lexique cohérent de l’élégance dans lequel on retrouve toujours des éléments et des typologies identiques – le complet formel du tailleur, les habits de soirée raffinés et volumineux, la chemise blanche souvent décorée et rehaussée de broderies, l’habit de sport «urbanisé» – déclinés en modulations nouvelles grâce à des solutions structurales et l’expérimentation de nouveaux matériaux. J’aimerais beaucoup que ma contribution à l’histoire de la mode soit reconnue comme une modernisation et une actualisation de la plus noble tradition de l’élégance.
En quelques mots
Qu’est-ce qui vous émeut……
….dans un objet? L’harmonie entre la beauté de ses formes et sa fonctionnalité .…dans un tableau? L’intensité et l’énergie s’évadant des couleurs, de la lumière, des lignes tracées sur la toile .…dans une sculpture? L’équilibre entre l’harmonie des proportions et le sens du mouvement, du dynamisme .…dans une architecture? Sa fonctionnalité et son élégance avec l’originalité des solutions adoptées .…dans un livre? L’intensité psychologique avec laquelle est narrée l’histoire et sa capacité de mener le lecteur à la réflexion .…dans une musique? La capacité d’émouvoir, de faire rêver, de réveiller les passions, de vous emporter ……dans un plat cuisiné? L’harmonie des saveurs qui le caractérise, mais aussi leur identification immédiate.Si vous deviez choisir une œuvre ……dans la peinture? «La Femme à la Guitare» de Georges Braque ou «Dinamismo di un corpo umano» d’Umberto Boccioni .…dans la sculpture? «City Square» d’Alberto Giacometti ou «La muse» de Constantin Brancusi .…dans la musique? «La Forza del Destino» de Verdi ou la «9e Symphonie» de Beethoven .…dans l’architecture? La maison Farnsworth de Ludwig Mies van der Rohe à Plano (Illinois) ou la «Fallingwater House» de Frank Lloyd Wright .…dans la littérature? La Montagne magique de Thomas Mann ou Le Tropique du Cancer d’Henry Miller.
Parcours…
15 août 1944– Naissance à Legnano près de Milan dans une famille bourgeoise d’entrepreneurs. 1969– Dilpôme d’architecture de l’Ecole Polytechnique de Milan. 1973-1977– Stage professionnel en Inde 1974– Première collection de prêt- à-porter «Baila». 1978– Fondation de sa propre maison de couture. Signe ses premières collections, dont«Gianfranco Ferré» prêt-à-porter femme et «Oaks by Ferré». 1982– Création de la ligne «Gianfranco Ferré» homme. 1984– Création du parfum femme «Gianfranco Ferré». 1985– Reçoit le «Modepreis» à Munich comme meilleur styliste de l’année pour la mode femme et le «Cutty Sark Men’s Fashion Award» à New-York pour le meilleur styliste de l’année pour la mode homme. 1986– Décoré Commandeur de l’Ordre du Mérite de la République Italienne. Première collection de haute couture «Gianfranco Ferré». Création du parfum homme «Gianfranco Ferré». 1987– Premières collections «Studio 000.1» Homme et Femme. 1989– Premières collections «Ferrejeans» et «Forma 0 by GFF».Directeur artistique pour Christian Dior (jusqu’à 1996) 1991– Création du parfum «Ferré by Ferré». 1993– Prix «Pitti Immagine Uomo» décerné par le maire de Florence pour sa contribution créative dans la mode masculine. Nomination «Senior Adviser» du China Clothing Science and Technological Development Group. 1995– Création du parfum «Gieffeffe». Premières collections «Gieffeffe» homme et femme.Prix «Crystal Apple Award» dell’Aids Project Los Angeles. 1996– Premières collections «Gianfranco Ferré Jeans» homme et femme. 1997– Premières collections «Gianfranco Ferré Studio» homme et femme et «Gianfranco Ferré Forma». 1998– Inauguration du nouveau siège de la société Via Pontaccio 21 à Milan. 2000– Nouveau partnership entre Gianfranco Ferré SpA e GTP (Gruppo Tonino Perna). Première collection «Gianfranco Ferré» enfant. 2001– Participation au «Shanghai International Fashion Culture Festival» en tant qu’hôte d’honneur. 2002– Création de Gianfranco Ferré en IT Holding. 2003– Premières collections «GF FERRE’ homme», femme et accessoires.Premières collections «Gianfranco Ferré» White homme et femme. Première collection «Gianfranco Ferré» Red femme. Création du parfum femme «Essence d’eau Gianfranco Ferré».Prix «Enfants en détresse» de l’UNESCO. 2004– Participation en tant qu’hôte d’honneur à «Life Ball 2004». Création des parfums GF FERRE’ «LEI» et GF FERRE’ «LUI».