Témoin d’un passé glorieux, le «palazzo Mocenigo» dévoile ses fastes. Dans ses murs, on perçoit encore les enseignements d’un Giordano Bruno, les musiques d’un Claudio Monteverdi ou les facéties amoureuses d’un Lord Byron. Encore palpable, l’esprit de ses illustres locataires hante subtilement les splendeurs d’une des plus belles bâtisses vénitiennes. Visite guidée.
De tout temps Venise a opéré une indicible fascination sur tout un chacun. De nosjours, en véritable image d’Epinal, il n’est de couple romantique qui ne rêve de son voyage de noces dans la cité des Doges et d’une balade en gondole sur les multiples canaux. Constamment envahie par des hordes de touristes, Venise accueille quotidiennement plus de visiteurs que la ville ne compte de Vénitiens y résidant.Au début du XXème siècle déjà, Venise était à la mode. Ville-étape du mythique Orient Express, tout le «beau monde» en quête d’exotisme se devait d’y faire halte. C’est la Belle Epoque. On habite l’Hôtel des Bains au Lido où, chaque matin, on «rensable» la plage abîmée par les courants de la marée nocturne. On ne boit que le Champagne venu tout exprès de Paris, on ne mange que les huîtresarrivées directement d’Oléron et la vodka doit impérativement être de Moscou. Un faste artificiel pour une Venise qui depuis, près de deux cents ans, n’est plus que le théâtre favori de peintres en mal de sa lumière unique au monde. Parce que depuis le XVIIIème siècle, Venise a perdu de sa superbe. La France des Lumières lui a ravi la vedette. Venise n’est alors qu’un grand comptoir commercial, une république de commerçants avides de pouvoir économique.La Venise des Doges n’est plus qu’un vague souvenir. Souvenir d’un temps où tout n’était que fêtes et débauche de splendeurs! Pour la Venise de la Haute Renaissance, rien n’est trop beau, rien n’est trop luxueux. Au gré des fréquents incendies qui ravagent ses maisons de bois, la cité médiévale part en fumée laissant place à l’invention architecturale la plus folle. Profitant de l’essor économique de la cité, de la richesse luxuriante, de l’égocentrisme régnant entre les grands de la ville, peintres, sculpteurs, décorateurs, architectes, rivalisent d’audace et d’inventivité dans la construction des palais. Fastueuses constructions, décors recherchés, niches où trônent les ancêtres des familles, les façades extérieures des maisons sont couvertes de fresques.A l’intérieur, d’immenses tableaux recouvrent murs et plafonds lorsque ceuxci ne sont pas tendus d’étoffes précieuses.Dans cette Venise de l’opulence, les arts, la musique, le théâtre, l’opéra tiennent une place considérable. De Claudio Monteverdi (1567-1643) à Antonio Vivaldi (1678-1741), en passantpar Pier Francesco Cavalli (1602-1676) et autres Marc Antonio Cesti (1623- 1679), ce ne sont pas moins de quatre cents opéras tirés de leur répertoire qui sont montés entre 1640 et 1700 dans les quelques dix-sept théâtres publics de La Sérénissime. C’est dire si la culture de cette ville de 140’000 habitants est florissante. Musiciens, comédiens, chanteurs, tout ce qui a rapport à l’art y vit comme dans un paradis.Enrichies par l’exercice des batailles et du commerce maritime, les fortunées familles patriciennes reçoivent leurs hôtes en grand apparat de vêtements somptueux, de brocards dorés, de tentures de soie, de damassés raffinés. Entre chaquefamille, on rivalise de luxe en construisant d’imposantes demeures, comme celles dont la magnificence suscite, aujourd’hui encore, l’émerveillement du badaud. Ainsi la splendide façade du «palazzo Mocenigo» telle qu’on peut la voir depuis le «vaporetto» naviguant sur le Grand Canal laisse imaginer l’éclatante demeure qui se cache derrière ses murs. Erigée en pierre d’Istrie, sa façade est percée de serliennes1 et de très belles fenêtres aux frontons cintrés et triangulaires surmontées des armoiries de la famille.



Cet ensemble architectural est en fait composé de quatre bâtisses disposées côte à côte. D’abord la Cà Nuova. Longtemps attribuée à l’architecte Palladio (1508- 1580), cette superbe résidence, d’origine gothique mais reconstruite en 1579, serait le fait d’Alessandro Vittoria (1525-1608), un architecte dont on ne peut nier les influences palladiennes. Avec leurs fenêtresrichement décorées, le second et le troisième édifice sont eux aussi de la fin du XIVème siècle. Enfin, la Cà Vecchia est une restructuration d’une maison gothique exécutée entre 1623 et 1625 par Francesco Contin.Initiatrice de la construction de ce palais, la famille Mocenigo est l’une des plus illustres familles patriciennes de Venise. Elle a marqué les annales de la ville pendant près de quatre cents ans en s’illustrant dans diverses campagnes militaires contre les Génois et les Turcs. Les Mocenigo ne comptèrent pas moins de vingt-sept procurateurs de Saint-Marc et sept doges à Venise.Dès lors, il n’est pas étonnant que telle demeure ait reçu les personnages parmi les plus importants de l’histoire. Ainsi, en 1574, la Cà Vecchia invite-t-elle Emanuele Filiberto di Savoia, à son retour victorieux des batailles de Mühlberg et de Saint-Quentin. Un siècle plus tard, Giovanni Mocenigo reçoit le philosophe et mathématicien Giordano Bruno (voir page 42). Entre 1816 et 1819, Lord Byron séjourne dans cette prestigieuse habitation. La chronique populaire vénitienne semble n’avoir retenu de son séjour que ses frasques libertines plutôt que l’énorme quantité de poèmes composés pendant cette période (voir page 43). La marquise Olga de Cadaval di Robilant, dernière descendante des familles Mocenigo, est l’ultime propriétaire légale du «palazzo Mocenigo». Décédée en 1996, cette grande amie des arts s’est dépensée sans compter pour redonner une vie intellectuelle à sa maison. Aimant particulièrement la musique pianistique, elle invita les plus grands virtuoses de l’instrument. C’est ainsi que Nikita Magaloff, Arthur Rubinstein ont séjourné à plusieurs reprises dans ces appartements. Igor Stravinsky n’imaginait pas Venise sans s’arrêter chez la marquise di Robilant. Benjamin Britten même composa son opéra «Curlew river» dans ces lieux. Un des petit-fils de la marquise, Andrea di Robilant, journaliste et écrivain, a publié une belle histoire d’amour née de lettres découvertes dans un grenier de la bâtisse de sa grand’mère (voir page 43).Passée la place Saint-Marc, délaissé le Palais des Doges, seuls espaces ouverts de la ville, on s’échappe sous les quelquesporches ouverts dans les arcades de la place, pour se retrouver soudain dans l’étau des rues qui se resserrent. «Il y a toujours un côté du mur à l’ombre», chantait Gilbert Bécaud. A Venise les rues sont souvent si resserrées que certains murs ne semblent n’avoir jamais connu le soleil. Etroitement rapprochées, les maisons ferment l’horizon. L’exiguïté des ruelles, l’uniformité terne des bâtiments désavoue le faste des façades se pavanant sur le Grand Canal.



Comment imaginer qu’au cœur d’un dédale de ruelles, au fond d’une venelle plus étroite encore s’ouvre le portail d’une des plus somptueuses demeures de Venise: le palais Mocenigo.Après avoir traversé un petit jardin, reliquat d’un grand parc ombragé grignoté par les besoins pécuniaires des précédents propriétaires, on parvient dans un vaste hall qui, sur la droite, s’échappe sur un étroit et rapide escalier. C’est alors qu’on pénètre dans un des appartements de l’imposante bâtisse. Dans une enfilade de trois grandes pièces séparées par un étroit couloir, on est d’emblée frappé par la hauteur des plafonds.La pièce dont les hautes fenêtres donnent sur le Grand Canal jouit d’une luminosité toute «vénitienne». Face aux fenêtres, la maison natale de Carlo Goldoni semble narguer le palais de ses couleurs ocres et rouges. Cette partie de l’habitation ayant subi des transformations dans le courantdu XIXème siècle, le rouge des tentures intérieures a laissé place à des couleurs bleu pastel conférant à l’ambiance une impression de bonbonnière précieuse. Les probables poutres des plafonds – que l’on retrouve dans les autres pièces de la maison – se dissimulent maintenant derrière des plâtres délicatement moulés.Repassant par l’étroit couloir d’entrée, on pénètre par une porte de bois massive dans une grande salle servant de salle à manger. Sur les murs tapissés tendus de satin damassé cramoisi, des tissus splendides de la fameuse manufacture Bevilacqua datant du XVIIème siècle, de grands miroirs au tain usé font face à quelques immenses toiles relatant des visites ou des faits d’armes des ancêtres des lieux. Près d’une haute fenêtre aux lourds rideaux de velours rouge damassé trône une splendide cheminée en marbre turquin. Au registre supérieur du décor mural, un lambrissage aux reliefs de stuc doré forme une large corniche.Rythmé de médaillons ovales, historiés, polychromes, ils relatent les hauts faits des membres les plus éminents de la famille, en alternance avec des représentations en grisaille. Etranges personnages, pour la plupart encore non identifiés, trônant aux destinées des invités à cette table centrale présidée à chaque extrémité par le doge et sa compagne. On imagine les discussions enflammées sur l’avenir de Venise, sur la défense de la ville, sur le marché maritime, sur la politique et sur les arts.Le repas achevé, on rejoignait la salle de musique pour y entendre les œuvres que le doge offrait à ses hôtes lors des fêtes qu’il organisait en leur honneur. Ainsi, «Il Combattimento di Tancredi e Clorinda» que Claudio Monteverdi (voir page 42) créa à la commande de Gerolamo Mocenigo (1581- 1658). Les parquets lumineux, chauds et aux motifs raffinés reçoivent quelques canapés moelleux et de confortables fauteuils Louis XV, signes de temps plus modernes. Aux murs, deux grandes peintures. L’une représentant ledoge Alvise I° Mocenigo recevant le pape Pie V et Philippe II, le roi d’Espagne, l’autre montrant Caterina Cornaro (1454- 1510), reine de Chypre qui se réfugia dans l’illustre demeure des Mocenigo après avoir cédé sa couronne en 1479. Sur un guéridon, la rare et délicate coiffe d’un doge s’esseule sous un globe de verre. Là encore, aux cimaises, des cornichesornées de peintures que séparent de charmantes statuettes en ébène à la signification encore inconnue. Plus haut, les yeux sont alors attiréspar un plafond à l’élégante poutraison sculptée et peinte, véritable joyau d’un intérieur où l’immensité n’écrase pas, où la lumière n’éblouit pas, où le faste n’éclate pas, où la richesse n’impose pas. Un intérieur qui, depuis cinq cents ans, enseigne à qui le côtoie l’essence même du génie humain: le goût.Tout respire un calme qu’on savoure avec délices. Ces murs emplis des souvenirs de l’Histoire envahissent l’âme. Dans un musée, les objets sont morts, ici, ils sont encore vivants. Vivants parce qu’un locataire soucieux de la beauté du patrimoine qui l’entoure, prend soin de les choyer, de les interroger, de les comprendre… comme un store qu’il abaisse pour éviter que la lumière du soleil ne s’attaque aux couleurs pastel de l’inestimable Aubusson qui couvre le sol.

Fatale invitation Giordano Bruno(1548-1600)
En acceptant l’invitation du patricien vénitien Giovanni Mocenigo, Giordano Bruno n’imagine pas qu’elle va le conduire au bûcher. Libre penseur, sorte de Raspoutine italien, Giordano Bruno fascine le monde par ses connaissances philosophiques et scientifiques. Critiquant les dogmes du christianisme, mettant en doute la filiation divine, la virginité de Marie, la création du monde, le culte des saints, ce dominicain, soupçonné d’hérésie, doit quitter son ordre en 1575. Dès lors sa vie se mue en errance continuelle. On le voit à Rome, à Venise, à Chambéry puis à Genève. En conflit avec les autorités protestantes genevoises, il fuit vers Toulouse, puis Paris. Il quitte la France pour l’Angleterre avant de revenir à Paris. Puis Mayence, Wiesbaden, Prague, Helmstedt, Marburg et Francfort avant qu’un passage à Zurich le conduise vers Venise.Excommunié par les luthériens en 1589, il écrit une série d’ouvrages sur la magie qui intéressent vivement Giovanni Mocenigo. Il l’invite à Venise où, pendant deux ans, il suit les enseignements du philosophe et mathématicien sur la mémoire et la géométrie. Le Vénitien n’est pourtant pas satisfait de son maître. Il espère mieux pénétrer son occultisme. De son côté, Giordano Bruno déçu par son élève qu’il juge comme un «âne efféminé» veut repartir pour Francfort, mais en mai 1592, son hôte, vexé, le livre à l’Inquisition. Arrêté, emprisonné dans les geôles de l’Inquisition romaine, soumis à d’interminables interrogatoires et à la torture pendant près de huit ans, il est finalement condamné à mort au début de février 1600. Giordano Bruno sera brûlé vif sur le Campo dei Fiori, le 17 février 1600.
Monteverdi chez Mocenigo Claudio Monteverdi(1567-1643)
«La colère, il ne me reste que la colère…» Ce sont les mots qui montent au front de Claudio Monteverdi quand il s’attelle à la composition du «Il Combattimento di Tancredi e Clorinda», le nouvel opéra commandé par le sénateur Gerolamo Mocenigo. Monteverdi est hanté par l’idée de transmettre en musique les sentiments de la colère. Non pas qu’il ait des comptes à régler depuis les années de misère qui l’ont vu perdre sa femme, fuir la cour de Mantoue et subir l’affront de l’indifférence lorsqu’il avait offert au pape les «Sanctissima Virgina Missa senis vocibus ac Vesperae», l’un de ses chefs-d’œuvre. Aujourd’hui, ces pensées ne lui sont plus de mise. Il est reconnu. Dans ce nouvel opéra, Le Schiòppi, le peintre Giuseppe Alabardi s’occupera des décors, lui qui déjà connaîtle Palais Mocenigo dont il avait décoré la Salle des convives.Pour cet opéra, Monteverdi emprunte son argument au Tasse dont il ne change pratiquement aucun vers. Non seulement il compose la musique mais encore donnet-il à son ami Alabardi des indications de mise en scène très précises. L’argument sera raconté par un témoin pendant que des acteurs, faisant subitement irruption dans la salle, mimeront les scènes.L’œuvre, dont le succès n’a jamais démérité depuis, est créée à l’occasion des fêtes du Carnaval de 1624. En 1630, Sebastiano Mocenigo, son «patron particulier» comme aime à l’appeler Claudio Monteverdi lui commandera «Proserpina rapita», un autre opéra (dont seul subsiste le livret).
La biographie d’un libertin Lord Byron(1788-1824)
Affligé d’un pied bot, orphelin de père à l’âge de trois ans, élevé dans la misère par une mère passionnée, tyrannique et déséquilibrée, le jeune George Byron doit son titre et une partie de sa fortune à son grand-oncle dont il hérite en 1798. Il a une quinzaine d’années que, déjà, à l’Université de Cambridge, il se distingue par sa vie dissipée. A 19 ans, il fait paraître son premier recueil de vers «Heures de loisir». Cette même année 1807, il siège à la Chambre des Lords. Il entreprend alors un long périple qui le conduit au Portugal, en Espagne, à Malte, en Albanie et en Grèce. Ce voyage méditerranéen lui inspire les deux premiers chants du «Chevalier Harold» avec lesquels il va connaître un immense succès. Soudainement populaire, adulé, il entame une carrière de séducteur qui ne le quittera plus jusqu’à sa mort. Dépensier, coureur, il se retrouve bientôt dans une déplorable situation financière. Pour se sortir de cette impasse, il épouse Anna Isabella Milbanke, une riche héritière, qui lui donne une fille mais qui le quitte aussitôt après. Accusé d’inceste, mis au ban de la société londonienne, lord Byron se réfugie à Genève avant de s’établir à Venise. Une période d’intense créativité (il écrit ledrame «Manfred», les deux premiers chants de «Don Juan», le dernier du «Chevalier Harold», le conte vénitien «Beppo», «Mazeppa», «Caïn», «Le Ciel et la Terre», «Marino Faliero» et «Sardanapale»), mais aussi de débauche. Défrayant la chronique de la ville par ses frasques amoureuses, il séduit toutes les femmes de Venise sans distinction d’âge ou de classes sociales.Louant l’entier de la maison, habitant le premier étage (l’étage noble) du palais, tandis que sa quinzaine de serviteurs loge à l’étage supérieur, le rez-de-chaussée étant occupé par les communs (cuisines et buanderie) Lord Byron y entretient une étrange ménagerie de chiens, de chats, de lapins, de poules, de perroquets, de singes et même de renards! Séducteur et coureur insatiable, Lord Byron fréquente assidûment les bals et festivités de la ville pour y dénicher ses conquêtes féminines. Excellent nageur, il n’était pas rare de le voir rentrer de ses soirées à son domicile à la nage, précédant la gondole de ses serviteurs et de sa «belle de nuit». Au matin, le balcon du palais Mocenigo dominant le Grand Canal lui sert fréquemment de plongeoir avant de se rendre à la nage jusqu’au Lido.
Du grenier au roman Andrea di Robilant(1957-
Petit-fils de la marquise Olga de Cadaval di Robilant, dernière descendante des familles Mocenigo, Andrea di Robilant doit à son père, Alvise di Robilant, assassiné à Florence en 1997, l’idée du récit romancé des amours d’Andrea Memmo et de Giustiniana Wynne. Alvise di Robilant avait assisté avec émotion au démantèlement progressif de la belle demeure vénitienne de ses parents. Les contingences matérielles d’une vie extravagante les obligèrent de se séparer petit à petit d’une partie des meubles, des objets, des tableaux qui ornaient la belle maison. Retrouvé dans un grenier ayant échappé à l’avidité desamateurs d’art, un carton plein de vieilles lettres allait donner vie à un formidable roman.Ce récit, patiemment reconstitué à force de voyages, d’enquêtes, de recoupements, raconte un amour impossible entre un jeune noble vénitien de vingt-quatre ans et une belle jeune fille anglo-vénitienne de dix-sept ans. Entre cet ami de Casanova et la jeune femme, on assiste certes au dédale d’une passion dans la Venise du XVIIIème siècle, mais plus encore à l’admiration de l’auteur pour son père, défricheur passionné et nostalgique des ultimes soubresauts de la République de Venise.