Les églises parisiennes telles qu’on les connaît aujourd’hui ne sont que le pâle reflet de la richesse infiniment plus grande du passé de la capitale. Quel promeneur un tant soit peu avisé n’est pas étonné de trouver à Paris, dans cette ville fort ancienne et qui, longtemps, fut la plus peuplée d’Occident, si peu d’édifices religieux antérieurs au XIXe siècle. Ce n’est assurément pas Rome, avec ses églises baroques, paléochrétiennes ou de la Renaissance au coin de presque chaque rue, autant de musées vivants d’architecture, de peinture, de sculpture et d’histoire disséminés dans la Ville Eternelle. Pourtant, contrairement à ce que nous disent nos yeux, Paris fut, autrefois, cela : une grande capitale de la foi, c’est-à-dire de l’art.
Prenez un plan du Paris d’avant 1789, le célèbre plan de Turgot par exemple, dressé entre 1734 et 1736 par le géographe Louis Bretez. Ce n’est pas la même ville qui se déploie sous nos yeux. Deux siècles et demi plus tard, sa physionomie a radicalement changé. La ville non seulement s’est agrandie bien au-delà du cadre du plan de Turgot, mais même le centre historique, des deux côtés de la Seine, a été profondément altéré. Le tracé des rues a été modifié, beaucoup ont disparues, d’autres ont été percées au beau milieu des ilots anciens. La Révolution et Haussmann sont passés par là. Mais penchez-vous plus près, sur cette carte qui représente en vue cavalière, et au mépris parfois des règles de la perspective, tous les édifices de la capitale. Constatez combien de clochers tout à fait inconnus à vos yeux s’hérissent en tous points de la cité. Et par une simple opération de l’esprit, comparez les lieux d’hier à ce qu’ils sont devenus aujourd’hui. Vous découvrirez que là où s’élève de nos jours l’arrière de l’Hôtel de Ville, reconstruit à la fin du XIXe siècle, se trouvait avant la Révolution l’un des plus majestueux édifices gothiques de la capitale, l’église Saint-Jean-en-Grève, dont il ne reste rien, sinon le souvenir dans l’une des salles de l’Hôtel de Ville que l’on a baptisé Saint-Jean. Toujours en suivant le plan, traversez maintenant l’île de la Cité en empruntant le Pont Notre-Dame, bordé de maisons, puis le Petit Pont, et rendez-vous jusqu’à l’actuelle place du Panthéon en remontant la rue Saint-Jacques. L’église Saint-Etienne-du-Mont, où reposent Pascal et Racine, est là, mais accolée à elle, là où se termine aujourd’hui la rue Clovis, se trouve un édifice qui n’existe plus aujourd’hui. Il s’agit de l’église de l’une des plus anciennes abbayes parisiennes, l’abbaye Sainte-Geneviève, dont seuls les bâtiments conventuels, reconstruits au XVIIIe siècle, ainsi qu’une tour solitaire (le clocher de l’ancienne église) subsistent et accueillent de nos jours le lycée Henri IV. Dans cette vénérable église romane remaniée à l’époque gothique, se trouvait le magnifique tombeau de Sainte-Geneviève, sainte patronne de Paris, mais aussi les dépouilles du premier roi et de la première reine de France, Clovis et son épouse Clotilde, qui avaient fondé ce monastère en l’an 502. Plus tard, Descartes y sera enterré. Que d’histoire en ces murs millénaires, depuis les temps des premiers rois mérovingiens, que de trésors devaient-ils renfermer !
Mais ce Paris a été englouti. Qu’en reste-t-il ? Des édifices le plus souvent défigurés, ou tellement remaniés et restaurés qu’ils doivent leur aspect actuel plus aux restaurations-reconstitutions du XIXe siècle qu’aux artistes qui les ont bâtis (c’est le cas en grande partie de Notre-Dame, dont la flèche, la galerie des rois sur la façade occidentale et bien d’autres éléments sont de pures recréations – voire créations – de Viollet-le-Duc). Le constat est sans appel. Subsistent bien, ça et là, quelques édifices qui ont traversé les âges presque intacts, à commencer par les Invalides. Mais, pour qui connaît l’histoire, il ne peut y avoir qu’un serrement au cœur quand on mesure l’étendue des trésors qui ont été perdus. Aujourd’hui, les églises parisiennes, mêmes anciennes, nous paraissent bien vides d’ornements : c’est, dira-t-on, l’esprit français, classique et cartésien, qui aime l’ordre par-dessus tout et considère avec dédain les effusions baroques, le bric-à-brac fantastique de peintures, sculptures et dorures qui envahissent les édifices italiens ou espagnols. Vous avez tout faux. C’est le zèle révolutionnaire qui est l’auteur de ce dénudement. Même épargnés, tous les édifices religieux furent dépouillés des trésors artistiques qu’ils renfermaient. Vous pensez connaître Paris pour avoir souvent parcouru ses rues, ses places, visité ses églises et ses musées ? Vous ne connaissez en fait qu’une facette de la Ville lumière, la moins riche en Histoire, en diversité, en surprise et en beauté artistique.
Connaître véritablement Paris c’est, plus que pour toute autre ville, ne pas se laisser séduire par les apparences. L’esprit de Paris ne se comprend qu’en creux, qu’en négatif, en ayant conscience non seulement de ce qui est mais surtout de ce qui fut et ne sera plus jamais, de tous ces édifices pluricentenaires rasés sans ménagement au XIXe siècle, en ayant à l’esprit cette géographie médiévale et classique, avec ses rues tortueuses, ses maisons à colombage, ses fontaines de quartiers, qui fut l’identité de la ville pendant près de mille ans. Il faut avoir un plan de Turgot dans la tête pour comprendre l’histoire de Paris avant Haussmann. Le Paris d’aujourd’hui est un Paris neuf, il a certes ses attraits avec ses grands boulevards, son architecture éclectique et ses théâtres Second Empire. Mais, dès que l’on s’éloigne des quelques quartiers anciens qui ont subsisté tels que le Marais ou l’île Saint-Louis, c’est une autre ville.
Toutes ces églises aujourd’hui disparues ou dépouillées de la plupart de leurs ornements regorgeaient d’œuvres d’art magnifiques, à la mesure de la grandeur de la capitale de la France et de son roi ainsi que de la munificence de ses paroissiens fortunés, marguilliers, familles de la haute noblesse et grands bourgeois enrichis par le commerce.
Et Carnavalet, qui est le musée de l’histoire de Paris, dans le Marais de Louis XIII, nous le prouve en consacrant cette fin d’année une très belle exposition aux peintures qui ornaient les églises parisiennes au XVIIe siècle, ces derniers survivants de la richesse artistique d’antan. Uniquement les tableaux du XVIIe siècle, car cette centaine d’années, du règne de Henri IV à celui de Louis XIV, fut véritablement le Siècle d’Or de Paris.
Pas moins de soixante établissements religieux fondés rien que dans la première moitié du siècle ; un nouveau style dans l’architecture, ce baroque à la française, rigoureux et mesuré, qui versera peu à peu dans le classicisme ; de grands architectes à la manœuvre, Mansart, Lemercier ou Hardouin-Mansart (qui réalisa aussi la Galerie des Glaces à Versailles) ; une fantastique effervescence dans la capitale sous tous les points de vue, qui conduisit à cette débauche d’ornementation dans les églises, signe ostentatoire de la richesse des commanditaires.
Tout cela découle d’abord d’un nouvel élan politique. Le roi de France, qui a mis fin aux guerres de Religion par l’Edit de Nantes de 1597, installe un pouvoir de plus en plus absolu sur le pays et réinvestit Paris, abandonné à la Renaissance au profit des châteaux du Val de Loire, pour en faire le bureau central de la monarchie. On assiste au cours du siècle à une monarchisation de l’espace parisien, dont les souverains veulent faire à la vue de l’Europe entière, des Habsbourg d’Espagne et du Pape, une « nouvelle Rome », autrement dit la plus belle ville d’Occident. Places royales aux bâtiments tous identiques (la place des Vosges et la place Vendôme), ponts de pierre désormais sans maisons (le Pont-Neuf ou le Pont Royal), portes monumentales à l’entrée de la ville (la porte Saint-Martin et la porte Saint-Denis) voient le jour. Les ensembles religieux les plus majestueux de Paris seront des fondations royales : le Val-de-Grâce ou les Invalides.
Le pays retrouve également une relative prospérité, alors qu’il devient la première puissance européenne, supplantant l’Espagne. Si le peuple, accablé par l’impôt, vit toujours dans la misère, la noblesse se porte à merveille et une bourgeoisie citadine fait son apparition, s’enrichissant à tel point qu’elle supplante parfois l’aristocratie en fortune (pensez au Bourgeois Gentilhomme de Molière) et qui, pour légitimer son nouveau statut social, dépense des sommes astronomiques pour ériger de somptueux hôtels particuliers (l’hôtel Lambert sur l’île Saint-Louis est le plus célèbre) et faire décorer par les meilleurs artistes des chapelles privées dans les églises des quartiers cossus de la capitale.
Si l’on construit tant d’édifices en l’honneur du Seigneur c’est aussi parce que le contexte religieux s’y prête. Une ferveur catholique nouvelle s’empare du pays. C’est le temps des théologiens. De Saint-François de Sales et de Pascal. Des conceptions différentes de la foi s’affrontent, qui vont de l’austère jansénisme à l’extravagant et théâtral jésuitisme. Dans le sillage du Concile de Trente, on renouvelle la liturgie catholique pour la rapprocher du fidèle : on abat les jubés qui, dans les églises médiévales, séparaient le peuple des officiants, et l’on multiplie les images pieuses qui narrent les miracles des Saints et la Passion du Christ. Il s’agit de contrer le protestantisme, qui proscrit la représentation et prône une religion intériorisée, austère. Dès lors, dans cette nouvelle Rome qu’est la capitale de la France, avec les encouragements du pouvoir royal, les fondations religieuses se multiplient, et on tapisse l’intérieur des édifices de dorures et d’images, on les décore de peintures et sculptures dans le goût du jour, à la gloire de Dieu autant qu’à celle de Paris, nouvelle capitale de l’Europe.
En ce siècle florissant, les églises parisiennes deviennent la vitrine de cette richesse et de cette ferveur retrouvées, ainsi que le laboratoire d’une peinture française qui se fixe peu à peu dans ses grands canons pour devenir une Ecole à part entière dans le paysage européen de la peinture. L’art religieux à Paris au XVIIe siècle est en effet l’œuvre des plus grands peintres de l’époque, et résume à lui seul l’évolution stylistique de la peinture du grand genre en France, à mesure que les règnes se succèdent et que l’on avance dans le siècle. La peinture religieuse de l’époque est loin d’être rébarbative ou répétitive. Elle donne aux peintres la possibilité de faire montre de l’étendue de leur talent en s’attelant à de grandes compositions, exposées à la vue de tous, où l’agencement des figures et l’art de la narration, si difficiles à maîtriser et à concilier, sont primordiaux.
On voit, à travers les salles de l’exposition, s’affirmer peu à peu un art français, selon les caractéristiques qu’on lui connaît aujourd’hui : un art classique de l’équilibre, aux compositions claires et lisibles, aux couleurs vives et contrastées.
Si la peinture parisienne du règne de Henri IV se développe encore sous le signe de l’influence flamande et d’un maniérisme aussi charmant qu’anachronique en ce début de siècle, dès la fin des années 1620 et le retour à Paris d’une génération d’artistes partis se former en Italie, un art plus maitrisé et progressivement affranchi d’influences extérieures se met en place.
Le règne de Louis XIII constitue un âge d’or, traversé par plusieurs courants picturaux, où les premiers grands talents de la peinture française émergent, alors que l’on compte plus de soixante chantiers d’églises nouvelles sur les bords de la Seine. On s’arrache les peintres les plus réputés, Vouet ou Philippe de Champaigne.
Une date, celle de 1627, est capitale dans l’histoire de la peinture française au XVIIe siècle. Cette année-là, Simon Vouet revient d’Italie. Il abandonne la manière caravagesque qu’il pratiquait à Rome et tire de ses leçons italiennes un style virtuose, monumental et empreint de lyrisme, un habile compromis entre le baroque romain et l’exigence française de classicisme, exigence que remplit de mieux en mieux le peintre au fil des années, avec ses plages de couleurs contrastées et son art savant de la distribution des figures. Cela donne L’Adoration du nom divin par quatre saints, exécutée vers 1647, à la toute fin de sa carrière, et provenant de l’église Saint-Merri. Vouet construit ici puissamment l’espace par le seul agencement des figures ; l’architecture reste secondaire, tout se joue au premier plan. On a l’impression d’une scène de théâtre, sans pour autant que la pièce qui se joue sous nos yeux soit confuse. C’est le mouvement des figures et leur enchaînement, où se mêlent couleurs, lumières et volumes, qui sont la marque distinctive de ce baroque à la française de Simon Vouet : c’est un tourbillon, mais un tourbillon visible et lisible. Sans entrer plus avant dans l’analyse du talent sans pareil de l’artiste, le visiteur se délectera du chatoiement étincelant de cette toile, dont la lumière est le protagoniste véritable.
Vouet est un si grand artiste – et si prolifique dans ses années parisiennes, que l’on peut regretter que n’aient pas fait le voyage depuis le musée des Beaux-Arts de Lyon les trois peintures appartenant au décor qu’il réalisa vers 1635 pour la chapelle privée de l’hôtel du chancelier Séguier à Paris. Les commissaires de l’exposition ont préféré ne retenir que les peintures provenant d’édifices publics. Il fallait bien faire des choix, et on ne leur en tiendra pas rigueur, car quand une exposition thématique s’étale, veut par trop faire catalogue, elle dilate son propos et s’étiole.
Dans un goût tout à fait différent, le classicisme culmine entre 1640 et 1660 dans cette tendance à l’antique que l’on a appelée « atticisme parisien », selon l’heureuse formule de l’historien d’art Jacques Thuillier. Ce courant se développe à l’époque de la régence d’Anne d’Autriche autour de figures comme Jacques Stella, Eustache Le Sueur ou Laurent de La Hyre, ces deux derniers étant de purs Parisiens puisque ni l’un ni l’autre n’ont fait le voyage en Italie. Le séjour parisien de Poussin entre 1640 et 1642 est décisif dans ce tournant de la peinture parisienne. Les peintres atticistes expriment dans leurs œuvres un classicisme exacerbé, ultra rigoureux, dont la quête formelle autant que spirituelle est celle de la sobriété, de la mesure et de l’harmonie. On est bien loin des effluves baroques romaines ou des grâces flamandes de Rubens. L’intérêt archéologique pour le monde gréco-romain se ressent fortement dans leurs tableaux, les coloris sont clairs et lumineux, les nez des personnages aux profils attiques, droits. C’est une peinture rationnelle, aux contours soignés, qui représente des figures hiératiques, pleines de noblesse. Des tableaux de Le Sueur et La Hyre illustrent le mieux ce « retour à l’antique ».
Dans cette même salle, peut-être la plus belle de l’exposition, on remarquera deux toiles plus singulières. L’une est due à Jacques Blanchard, à la formation atypique pour l’époque puisqu’il partit se former à Rome mais surtout à Venise, d’où il ramena un art chatoyant, sensuel, fondé sur la couleur plus que sur la ligne, à tel point, qu’à son retour d’Italie, on le surnomma le « Titien français ». Il livre une Lamentation sur le Christ mort au format horizontal, frappante par son harmonie tonale autant que par sa composition en frise, inhabituelle. Au pied de la croix, sur la terre morne, le corps livide du Christ est pleuré par sa mère, et le tableau s’ouvre à peine, à gauche, par-delà un arrière fond grisâtre, sur un épais brouillard lumineux, peut-être la préfiguration de la lumière divine et de la destinée céleste du Messie.
Les frères Le Nain, quant à eux, charment par leur art qui donne une dimension tout autre que solennelle aux sujets religieux, par le biais de leur palette restreinte, fondée sur les harmonies de bruns et de rouges, mais surtout grâce aux détails prosaïques qu’ils placent dans leurs sujets et qui insufflent une émotion simple, transformant leur Naissance de la Vierge (peinte vers 1640) en touchante scène quotidienne. Si, dans cette toile, un rayon de lumière divine qui se propage depuis un nuage peuplé de séraphins est bien présent, il n’est pas la seule source lumineuse de la scène : un âtre, sur la droite, répand sa lueur incertaine sur un angelot qui fait chauffer des langes pour le nouveau-né. Cet âtre, ainsi que le berceau en osier qui le cache et trône au premier plan, nous plongent dans l’atmosphère rassurante de la chaumière où vient de naître ce bébé que sa nourrice aux formes rondes tient sur ses genoux et contemple d’un regard maternel et recueilli. Les colonnes antiques, reléguées au second plan, et les jeunes anges ailés nous rappellent qu’il s’agit tout de même d’un événement hors du commun, surnaturel, et permettent d’identifier la scène : la naissance de la mère du Christ.
Pour conclure cette première moitié de siècle, on ne peut pas ne pas mentionner Philippe de Champaigne, qui, dans son style inimitable, est le véritable chantre de la peinture religieuse. Contrairement à Vouet ou à Le Sueur, il ne s’intéresse presque qu’à la peinture d’église. Sobre et élégant, son art exprime une foi intériorisée, sans pathétique ni effets grandiloquents. Si on peut rattacher sa manière à l’atticisme, la recherche de l’antique ne l’intéresse pas, et il gomme tout élément superflu de ses œuvres pour s’en tenir à l’essentiel : l’évocation d’une spiritualité faite de retenue, loin des excès baroques italiens ou du mysticisme espagnol. Il est, à cet égard, presque janséniste, et, en tout cas, purement français. Mais son plus beau tableau se trouve plus loin dans l’exposition. Nous y reviendrons.
Après Louis XIII, on passe enfin à l’interminable règne louis-quatorzien. Ce jeune roi, comme chacun sait, se méfie de Paris, la ville de la Fronde, qu’il quittera finalement pour Versailles. Il n’en fut pas moins l’un des monarques qui fit le plus pour Paris, contrairement à ce qu’affirmait cette mauvaise langue de Saint-Simon : les Invalides, le pont Royal, la Cour Carrée du Louvre, deux places royales – la place des Victoires et la place Vendôme – la création de boulevards pour la promenade là où s’élevaient les anciennes fortifications dans lesquelles la ville s’engonçait… Dans les églises, le temps n’est plus à la construction de nouveaux édifices mais à la redécoration dans le goût du jour. Autour d’une nouvelle grande figure, Charles Le Brun, se développe un style théâtral et éminemment royal. L’un de ses plus beaux tableaux de jeunesse, encore emprunt d’une vivacité romaine, a fait le déplacement depuis Saint-Nicolas du Chardonnet, sa demeure Rive gauche, où est d’ailleurs enterré le peintre. Il s’agit du Martyre de Saint Jean l’Évangéliste, daté de 1642. C’est un Le Brun qui signe presque Vouet ici, avec une fougue affichée et une belle maîtrise de la lumière pour modeler les corps. Ce Saint Jean qu’on s’apprête à ébouillanter, les bras ouverts, semble Jésus que l’on va crucifier. La composition est admirable, d’une force sans pareil. Le bourreau au premier plan montre son dos musculeux, avant que le regard ne se s’élève, du martyr dans son linceul christique aux angelots qui volettent au-dessus de la cuve sacrificielle. Le chien représenté en bas à droite semble plus intéressé par le regard du visiteur que par la scène de cuisson humaine qui se déroule derrière lui. La construction est extrêmement dynamique : tous les personnages, peints dans des couleurs vives qui tranchent avec l’arrière plan enfumé, sont saisis dans des attitudes différentes, particulièrement expressives, alors que le martyr, les bras déployés, a déjà accepté son destin, et porte un regard extatique au ciel où les deux angelots grassouillets l’attendent. Cet art de la dramatisation, cette maestria dans la représentation de la variété des expressions humaines sont caractéristiques de la peinture de Le Brun et feront sa renommée tout au long de sa féconde carrière. On notera également l’intérêt que marque d’ores et déjà le peintre pour un Antique glorieux et rutilant, et qui, vingt années plus tard, épousera à merveille les desseins d’un jeune roi qui se voudra un nouvel Alexandre, et dont il deviendra Premier peintre. Cet Antique pompeux et augustéen, loin de la pudique retenue atticiste, se met ici en scène à travers de nombreuses citations : la bannière frappée d’un SPQR en lettres d’or, le faisceau de licteur qui émerge sur la droite, la statue de marbre à moitié nue qui contemple la scène avec circonspection ou encore ce cavalier chevauchant un fringant destrier dont le poitrail est recouvert d’une peau de tigre.
Une autre section de l’exposition est dédiée à un aspect singulier de la commande de peinture religieuse à Paris au XVIIe siècle et qui fut pour beaucoup dans le lancement de la carrière de nombre de peintres talentueux : la tradition des Mays de Notre-Dame. Un May était un tableau commandé chaque année par la corporation des orfèvres de Paris pour honorer la Vierge le premier jour de mai. La tradition voulait qu’on choisisse un peintre point trop fameux (peut-être pour que l’addition ne soit pas trop salée) et qu’il réalise une toile de très grandes dimensions ayant pour thème un épisode tiré des Actes des Apôtres, que l’on accrocherait ensuite dans la nef de la cathédrale, à la vue de tous les fidèles. De futurs grands noms, Le Brun, La Hyre, d’autres demeurés moins célèbres comme Boullogne ou Chéron, se livrèrent à l’exercice, faisant de Notre-Dame une véritable pinacothèque du Grand Siècle. La tradition des Mays fut abandonnée en 1708. A la Révolution, ces morceaux de peinture monumentale furent envoyés par le pouvoir jacobin dans les nouveaux musées de province crées partout en France, où ils constituent souvent la gloire des collections locales encore aujourd’hui. Des petits bouts de Paris à Toulouse, Lyon ou Marseille, la palme revenant au musée des Beaux-Arts d’Arras, qui compte dans ses inventaires quatorze immenses Mays ! Treize, heureusement, sont restés à Notre-Dame.
Les salles suivantes évoquent les deux grands chantiers religieux du siècle : le Val-de-Grâce et les Invalides, patronages royaux, d’Anne d’Autriche pour le premier, de Louis XIV pour le second. C’est dans la salle consacrée au Val-de-Grâce que se trouve Le sommeil d’Elie de Philippe de Champaigne (peint entre 1650 et 1655), l’une des plus belles œuvres de l’artiste et de l’exposition, autrefois dans le réfectoire de l’église voulue par la mère de Louis XIV pour célébrer la naissance de son fils. Se détachant sur un paysage peint dans des tons froids, les couleurs acides des drapés des deux personnages, rose pour l’ange, bleu pur pour Elie endormi, irréelles dans leur éclat, construisent une œuvre mystérieuse, figée, intemporelle, pleine de majesté et de sérénité. Dans ces salles, d’autres œuvres proviennent de ces vastes complexes que sont le Val-de-Grâce et les Invalides (mais rien ne remplace une visite sur place, les Invalides, et surtout le Val-de-Grâce, sont les seuls édifices religieux du Grand Siècle restés miraculeusement dans leur état d’origine).
La salle qui clôt l’exposition évoque les transformations de la peinture à la fin du siècle, qui souffre du manque d’une grande figure tutélaire, comme Paris, déserté par son roi au profit de Versailles depuis 1671. C’est une peinture entre deux eaux, plus tout à fait dans le monumental XVIIe siècle, pas encore dans le suave et vaporeux XVIIIe siècle. Cela donne cependant un art de transition avec des artistes originaux, comme Charles de la Fosse et Jean Jouvenet, qui dans des compositions toujours classiques, de construction rigoureuse, instaurent une touche plus vibrante et des teintes qui se fondent avec une plus grande harmonie.
Ce parcours passionnant dans la peinture française au XVIIe ne saurait être complet sans une visite à l’une des rares églises parisiennes qui ont conservé une partie de leur décor d’époque, tel Saint-Nicolas des Champs, non loin de Carnavalet, où l’on peut admirer l’un des derniers grands retables baroques de l’époque, orné de peintures de Simon Vouet, et où l’on se transportera encore un court moment dans ce vieux Paris de pierre et de peinture, sous le Ciel glorieux et coloré des peintres du Grand Siècle.