La TEFAF, qui se tient comme chaque année à Maastricht, est la grand’messe du marché de l’art: devant les dizaines et dizaines de galeries, prises d’assaut dès l’ouverture par une foule rutilante et s’alignant dans d’interminables allées (qui sont si longues qu’elles portent des noms d’avenues : ainsi il y a les Champs-Elysées et la Fifth Avenue), on pourrait croire à un supermarché mondialisé, où chacun vient, une fois par an, faire ses emplettes de nanti, à une sorte de centre commercial pour millionnaires avec ce que cette débauche de luxe peut impliquer de vulgarité. Ce n’est pas exactement le cas, l’art, s’il s’y achète, est encore sacré à la TEFAF. Il n’y a, sous le soleil de Maastricht, certes pas l’atmosphère confinée et intimiste qu’ont les salons d’art de moindres dimensions (d’ailleurs, ce n’est pas un salon, c’est une foire) mais il y règne le parfum d’un élitisme encore à la hauteur de l’étoffe supérieure dont il prétend se parer, élégant, poli, un peu vieille Europe, parfois raffiné quand l’œil d’un vieux collectionneur déniche, parmi les sempiternels caravagesques italiens et natures mortes flamandes qui se répètent sur les cimaises ici et là, une minuscule huile sur ardoise de Jacques Stella, bon peintre français du XVIIe siècle ami de Poussin, luisante de fraicheur et de couleurs acidulées comme si elle avait été peinte hier. Mais, dans ce chaos fébrile qui est celui des jours d’inauguration, dans ce ballet incessant des acheteurs et des curieux, on est avant tout fasciné. Fasciné par le déploiement qui semble infini de tant d’œuvres de tous âges et de toutes provenances, de tant de beauté offerte à la délectation (et à l’acquisition pour les plus chanceux) de chacun. C’est un défilé de professionnels, de journalistes spécialisés, de conservateurs de musées venus des quatre coins d’Europe et du monde, d’universitaires et d’historiens de l’art : tous sont à l’affût de la dernière trouvaille, les mieux renseignés (ils sont nombreux) savent déjà, en réalité, très bien ce pour quoi ils viennent et ont souvent déjà réservé la pièce de leur choix. Peinture certes, ancienne, moderne (dans une moindre mesure contemporaine) mais aussi sculpture, dessins, gravures et cartes géographiques, argenterie et mobilier du XVIIIe siècle, sculptures allemandes ou françaises du moyen-âge, italiennes du XVIIe siècle, meubles design et antiquités romaines, voilà le menu de la TEFAF. C’est, pour le résumer, le triomphe de ce qui n’est pas l’aujourd’hui, c’est le refuge salutaire de plus de deux mille ans d’art sous ses formes les plus diverses, canoniques ou novatrices, dans un monde où le simple mot de « contemporain » fait trop souvent s’envoler les prix.
Si certains diront que, pour le cru 2014 de la TEFAF, telle ou telle galerie s’est assez peu renouvelée, qu’il n’y a pas le chef-d’œuvre exceptionnel digne du grand musée et que l’art contemporain fait un peu trop irruption dans le dernier saint des saints où l’art ancien et moderne sont encore les stars, il est indéniable que la qualité de la foire se maintient d’année en année et qu’elle reste la référence mondiale dans son domaine comme tentera, non pas de le prouver, mais de le dépeindre ce florilège des découvertes insolites et des œuvres exceptionnelles que l’on peut admirer à Maastricht cette année.
Commençons, afin de se mettre les yeux en appétit, par l’insolite même si la scène que dépeint le tableau qui trône dans la galerie de Didier Aaron n’a, en réalité, rien de bien réjouissant : nous sommes en France, au milieu du XIXe siècle, et pourtant cette toile est si déroutante que son auteur n’a pas encore été découvert. Il s’agit d’un
memento mori, plus prosaïquement d’un amoncèlement de crânes sur le sol terreux d’une cave simplement éclairée par la lueur d’une lanterne qui découpe leurs silhouettes inquiétantes sur une toile de fond uniformément noire. Plus qu’un assemblage, qu’une recomposition artificielle d’objets sur la table de l’atelier, cette vanité semble être une vision réaliste de catacombes, d’un ossuaire souterrain dans lequel le peintre, à la recherche d’une inspiration morbidement romantique, aurait posé son chevalet et la lanterne qui lui a permis de s’y frayer un chemin. Éléments auxquels il a rajouté, massés au premier plan, quelques effets personnels qu’il a pris soin d’emmener avec lui dans les tréfonds : une couronne dorée, une autre de laurier, une chaine, un joug, un collier de perles mais également un livre dont la page ouverte proclame : « Arrête, voyageur, vois la fin qui t’attend ; sur le sort des humains réfléchis en passant ; nous naissons tous égaux ; distingués dans la vie ; l’égalité bientôt est ici rétablie ». En se parant de l’étoffe du naturel, ce memento mori renforce sa signification, sa sentence implacable. C’est la lumière fixe qui émane de l’œil de cette tourelle de fer, tel un spot cinématographique, centrée en plein sur les crânes, qui nous arrête : elle est vraie, la mort est là et les accessoires négligemment disposés au premier plan paraissent alors bien secondaires, comme dénués de leur puissance d’évocation et fonctionnant plutôt comme une mise en abyme désabusée de l’art de la peinture. Ici c’est ce que révèle la lumière bien plus que ce que l’ombre cache qui suscite l’effroi.
Personne ne sait qui a eu l’idée de peindre cette galerie macabre six pieds sous terre. Mais c’est bien en gardant tous ses secrets que cet anonyme d’outre-tombe, silencieux et sépulcral, fascine et retient l’attention.
Ecarquillons maintenant les yeux devant deux scènes foisonnantes que présentent la galerie Haboldt, basée à Paris : dans un parfait état de conservation, lumineux et bigarrés, l’agitation de ces tableaux jumeaux d’assez grand format impose à l’œil un surcroit de concentration qui n’est à la mesure que de la jouissance très physique que suscite l’amoncellement de nymphes aux chairs flasques et de satyres aux joues empourprées au milieu de grappes de raisins éclatées. Ces bacchanales boulimiques et hyperboliques, qui semblent remplir à ras bord la composition, ne sont pas, contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’œuvre d’un Flamand du XVIIe siècle à la manière de Bruegel de Velours ou d’un maniériste tardif : elles doivent leur hypertrophie à leur appartenance au siècle de l’ornement, le XVIIIe siècle, et sont le fait de l’invention du plus débordant des peintres rococo autrichiens, Johann Georg Platzer, dont l’exagération et l’emphase sont ici portées à un paroxysme qui constitue le summum d’un style déjà prêt à lasser. On ne peut, en effet, aller beaucoup plus loin dans la surenchère. On frise l’indigestion devant cette virtuose dentelle de détails lubriques. « Après nous le déluge ! » semblent dire
Bacchus, Ariane et Midas, à peine discernables dans la joyeuse mêlée orgiaque qu’ils commandent. C’est tout le charme de Platzer, qui dépeint cette décadence grouillante alors qu’elle est encore bien vivante pour un dernier instant, un ultime moment de fête éperdue avant la chute et le réveil brutal. L’excès de ce mouvement organique, de cette vie gonflée, éructant de désir et affalant ses chairs palpitantes devant nos yeux plus habitués à ligne droite et filante du minimalisme ne peut que faire sourire ou réconcilier avec l’hédonisme des temps anciens.
Revenons à des nourritures moins terrestres. Pour l’art de la fin du XIXe siècle, on remarquera, chez Stoppenbach & Delestre de Londres, un Maximilien Luce mordant de couleurs dont les pointillés semblent défaire le sujet de sa réalité tout en évoquant mieux qu’aucune photographie ce que peut être le miroitement matinal de l’eau par un beau jour d’été. Le tableau dépeint un coin de Seine à Herblay
en 1890, là où Signac son ami (dont on note la présence de plusieurs aquarelles dans la même galerie) aimait lui aussi aligner ses petites trainées de points.
Enfin pour clore ce premier aperçu, signalons, chez Talabardon et Gautier, un petit bout de toile qui est assurément l’une des œuvres les plus intéressantes de la foire : c’est une version miniature d’un célèbre tableau de Maurice Denis, l’une des personnalités centrales du groupe des Nabis. On lui doit le célèbre aphorisme « Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ». Mais sa période proprement nabie dura fort peu de temps : sensible à l’appel de la foi dès ses premières œuvres, un voyage en Italie à la découverte des primitifs et le choc de Fra Angelico au milieu des années 1890 feront évoluer son style vers moins d’audace formelle et de grandes compositions plus religieuses au charme archaïque. Les Pèlerins d’Emmaüs
est un tableau fondamental de cette évolution : peint en 1895, il est à cheval entre les deux tendances. Conservé au musée Maurice Denis de Saint-Germain-en-Laye, plusieurs réductions sont connues de ce grand format de près de trois mètres. Elles ont souvent un côté un peu rigide, comme si le peintre les avait reproduites mécaniquement. Mais la version miniature que Talabardon et Gautier ont, eux, débusquée est infiniment plus précieuse : c’est une étude préparatoire à l’œuvre finale, qui vient donc avant et non pas après elle, et nous révèle Les Pèlerins d’Emmaüs sous un jour différent, bien plus nabique, avant que Denis, à force de travail et de réflexion n’épure sa composition, ne la rende plus semblable à une belle fresque primitive, sous le signe d’un classicisme linéaire plus sage. Ici les contrastes sont accentués, les formes aplaties et simplifiées comme de grandes taches, la scène, synthétique et symbolique, étant unifiée par le caractère grumeleux de la touche sur le carton. Le motif de carrelage géométrique qui introduit une perspective rationnelle dans le tableau final est ici limité aux franges du tapis.
Nous sommes au cœur du processus de création du tableau et ce petit format est sa première pensée, il montre la manière dont Denis le perçoit instinctivement, dans sa forme encore pure.
Voilà seulement quelques exemples de ce que peut offrir la TEFAF. Ce choix partial et partiel se poursuivra bientôt avec un buste du Bernin, des dessins érotique de Rodin et une étude de vagues par le portraitiste de Napoléon Ier.