Ce n’est pas le romantisme échevelé, l’emportement de la raison, la dissolution de l’espace dans les immensités rêveuses de l’âme pleurant et espérant, ce n’est pas plus l’œuvre des cœurs amers qui contemplent la mort du haut d’un précipice ou parmi les effluves d’un harem levantin inondé du sang chaud des odalisques, un matin de massacre. Ce n’est pas Sardanapale, ce n’est pas Byron, ce n’est pas Delacroix. C’est une autre facette de la sensibilité romantique que fait redécouvrir en ce moment une exposition magistrale se déroulant hors de Paris.
Nous sommes à Lyon, au XIXe siècle ; Lyon, ville bourgeoise, ville industrieuse, prospère et paisible malgré les Canuts révoltés. Dans les arts, au siècle de Hugo, Lyon est un peu comme Ingres, qui opposait le dessin « probité de l’art » à la fougue colorée des romantiques, elle tempère Paris, où bouillonnent les révolutions en tout genre, elle est travailleuse, consciencieuse, assez académique. C’est pour cela qu’elle sera honnie par Baudelaire, qui la proclame capitale de l’ennui. Mais nous nous trouvons ici cinquante ans avant le poète des Fleurs du mal, et, à l’orée du siècle, ce n’est pas à Paris, entenaillée dans les rigidités de l’art officiel napoléonien, mais à Lyon que s’élabore un versant neuf de la peinture, qui aura une postérité retentissante durant tout le XIXe siècle.
Des peintres inaugurent, dans les arts, cet esprit romantique qui, en France, eut bien plus de mal à percer qu’en Allemagne et en Grande-Bretagne. Dans les années 1800, vingt ans avant Géricault et son Radeau de La Méduse, qui marque l’avènement officiel du romantisme pictural français, des artistes aux noms aujourd’hui peu évocateurs comme Fleury Richard ou Pierre Révoil se détournent des sujets portés aux nues par les néoclassiques. Ils abandonnent la peinture d’histoire à sujet antique (les exempla virtutis que chérissait David) et évitent la célébration de la geste napoléonienne. Ils font du neuf : ces peintres renouvellent leur inspiration visuelle au contact d’une passion naissante, celle pour un passé, national et oublié, qu’on avait longtemps méprisé, le Moyen Age.
Rejoints par d’autres artistes, ces peintres lyonnais peignent des dames à la longue chevelure tressée toutes droit sorties des chansons célébrant l’amour courtois, des joutes et des tournois, des ambassades étrangères auprès des rois et des ménestrels en livrée flamboyante déclamant leurs vers. Plus tard, ces artistes friands de gestes médiévales furent affublés d’un surnom évocateur et bien trouvé : on les appela les « troubadours ».
Mais avant de s’intéresser aux œuvres de ce genre nouveau, une question s’impose : comment expliquer cet intérêt soudain pour les temps obscurs, pour ce long Moyen Age encore vilipendé quelques dizaines d’années plus tôt par les esprits classiques ? La sensibilité pré-romantique bien sûr : c’est l’étrange, l’archaïque, le sombre Moyen Age opposé au rationalisme des idéaux des Lumières du XVIIIe siècle, ces grandes idées déçues par une tourmente révolutionnaire affadie dans le retour à l’ordre napoléonien à l’aube du XIXe siècle commençant. Mais cela n’explique pas tout.
Fleury Richard, qui peint le premier tableau dans ce style dit « troubadour » dès 1802 (Valentine de Milan pleurant la mort de son époux Louis d’Orléans), et Révoil surviennent à un moment précis de l’histoire de France, au tournant d’un siècle qui correspond aussi à un basculement des idéaux et de la sensibilité. Leur attrait pour le Moyen Age (une période qui comprend également, pour les esprits du temps, le XVIe siècle voire le XVIIe siècle) est le signe d’un changement de paradigme : c’est une histoire non plus gréco-romaine mais française, nationale, qui intéresse les érudits, que l’on redécouvre progressivement à travers textes et œuvres d’art d’époque et à laquelle on redonne vie à travers la peinture. En 1812, à Lyon, quand
Révoil s’attaque au genre du tableau d’histoire, pourtant très codifié, il choisit de représenter le premier tournoi auquel a participé Bertrand du Guesclin, au XIVe siècle, plutôt qu’une scène des amours des Dieux tirée des récits d’Ovide ou qu’un épisode d’histoire romaine rapporté par Tite-Live ou Tacite. Cette peinture, qui révère un passé patriotique (Du Guesclin libéra la France du joug des Anglais sous Charles V), monarchique et chrétien, est une enfant paradoxale des idéaux de la Révolution. Supprimant la monarchie, l’éphémère Première République a proclamé la nation comme horizon indépassable de tous les citoyens français. Elle a fondé ce sentiment nouveau qu’est le patriotisme, cet élan national, cette volonté commune d’un pays de faire peuple, de se donner une identité en partage, une obsession qui contaminera toute l’Europe au XIXe siècle et finit par dessiner, peu ou prou, la carte du continent tel qu’on le connaît aujourd’hui. La Révolution a bousculé les repères, faisant sauter les identifications traditionnelles, le Roi et l’Eglise. Ceux qui y étaient attachés, nos peintres lyonnais par exemple, bien qu’opposés à la République, sont pétris d’un même esprit « national » que les révolutionnaires et, à travers leur peinture, ils expriment leur conception de la Nation, entre nostalgie d’une époque regrettée et affirmation patriotique exaltée de l’ancienneté de la France, de la profondeur de ses racines.
Le Moyen Age apparaît en effet comme cette époque où s’est véritablement constitué ce que tous, après la Révolution, royalistes comme républicains, révèrent : la Nation, c’est-à-dire la France. Les frontières du pays se dessinent à coups d’épée à partir des Mérovingiens jusqu’aux Valois et langue nationale, le Français, se fixe progressivement à partir du IXe siècle. Auparavant méprisé, dans un fantastique retournement d’opinion, le Moyen Age est désormais adulé : on comprend que la France moderne est née à cette époque. Les sociétés savantes, qui recensent les vestiges archéologiques apparaissent, comme l’Académie celtique dès 1804, ou, un peu plus tard, la Société des antiquaires de Normandie d’Arcisse de Caumont. On admire l’architecture gothique, qui ne doit rien à Rome et à la Grèce, qui est une création purement française : Victor Hugo déclare, dans une note ajoutée à l’édition définitive de Notre-Dame de Paris, celle de 1832, « Inspirons, s’il est possible, à la nation l’amour de l’architecture nationale. C’est là, l’auteur le déclare, un des buts principaux de ce livre; c’est là un des buts principaux de sa vie. »
Mais le Moyen Age que les peintres de la mouvance troubadour et ceux qui s’en sont inspirée représentent est très peu historique en réalité.
Le Valentine de Milan de Fleury Richard est plus une scène de genre qu’un tableau d’histoire : il n’y a pas d’action, aucun mouvement narratif, la protagoniste n’est pas plus importante que la verrière lumineuse contre laquelle elle se tient. Les peintres troubadours sont plus intéressés par la captation d’une ambiance, la saisie d’une atmosphère fantasmée que par la représentation des grands moments qui ont forgé l’histoire nationale. Ils peignent des tranches de vie quotidienne en s’inspirant des chansons de gestes, de l’observation des architectures gothiques, des romans historiques comme ceux de Walter Scott, de la Divine Comédie de Dante, qui remplace le Homère des néoclassiques. On ne trouvera donc pas de bataille de Bouvines ou de couronnement de saint Louis sous leurs pinceaux. L’histoire n’est plus exemplaire, moralisante, elle sert plutôt la rêverie, le fantasme, l’évasion des sens. En cela, leur esprit est déjà romantique.
Autre pied de nez à la peinture d’histoire traditionnelle, telle que la pratique David et ses élèves, ils choisissent non pas le grand format qui lui est traditionnellement dévolu et qui lui confère sa pleine dimension épique, mais le petit format de la peinture de genre, sans ambition autre que la délectation.
Les tableaux des peintres dits troubadours possèdent encore d’autres caractéristiques qui les font aisément reconnaître. Lorgnant l’histoire sous l’apparence de l’anecdote, leurs petites toiles sont des mondes miniatures représentés avec un trait de pinceau habituellement fin. Ils font une peinture lisse, bien léchée, qui frise parfois le fignolage et peut ne pas plaire à l’œil moderne. En cela, ils se rattachent encore à une pratique classique de la peinture et sont bien loin de la libération de la couleur et de la touche d’un Delacroix. Mais ils peignent vingt ans avant le peintre de La Liberté guidant le peuple, en pleine ère davidienne (un David qui, moins dogmatique que d’habitude, ne manque pas d’être impressionné par les tableaux de Fleury Richard en 1802 : « ca ne ressemble à personne » déclare-t-il). Les compositions des troubadours sont mesurées, bien assises, le dessin structure la couleur si bien que, face à leurs œuvres, on pense souvent aux peintres hollandais du XVIIe siècle et, en particulier, à ceux de la célèbre école de Leyde, à Dou, Metsu et Mieris. Mais les meilleurs des peintres troubadours produisent des scènes d’intérieur qui séduisent autant par leur sujet que par le traitement formel : elles s’organisent souvent autour d’un fort contraste entre le fond sombre des salles gothiques dans lesquelles elles prennent place et les couleurs vives des costumes d’époque des personnages qui y évoluent, une lumière tamisée s’immisçant par la clarté des vitraux. La facture porcelainée, l’atmosphère silencieuse, le cadre gothique et mystérieux font le charme de ces évocations d’un âge qui peut apparaître calme et méditatif ou bien violent et enjoué selon les sujets représentées.
Et si les scènes sont souvent fantaisistes, imaginées, recomposées, ces artistes d’un nouveau genre nourrissent un véritable intérêt pour la vérité du costume et la précision archéologique de l’architecture médiévale qui sert de cadre aux situations qu’ils dépeignent.
L’exposition de Lyon est très fournie (près de deux cents œuvres) mais a cette intelligence de dépasser le cadre strict des peintres auxquels on appliqua l’épithète de troubadour pour montrer, en réalité, la grande variété des approches des artistes de la première moitié du XIXe siècle face à l’histoire telle qu’elle a eu lieu. L’exposition met ainsi en évidence le succès du « genre historique » dans ce qui n’est finalement pas vraiment un mouvement mais une veine, qui déborda rapidement l’aire lyonnaise et séduisit les artistes les plus divers.
Ainsi, on apprend que même Delacroix, le romantique républicain, sacrifia à la mode ambiante et peignit des petits formats représentant des scènes tirées des annales médiévales. Une salle est consacrée à ses œuvres et à celles de l’anglais Bonington, plus connu pour ses paysages annonçant Turner et Boudin. Si le format et le sujet sont ceux des troubadours, ces tableautins de Delacroix sont plus nerveusement brossés encore que ses toiles monumentales.
Dans son Louis d’Orléans montrant sa maîtresse (1825-26), il plie à toutes les « règles » que l’on trouvait déjà chez Fleury Richard, ajoutant cependant à son tableau une dose d’érotisme assumée avec le dévoilement du corps féminin, sensuel et soumis, qui fait penser aux odalisques orientales, aux esclaves blanches des harems. Et, chez les suiveurs des troubadours, les grands personnages de l’histoire (l’assassinat de Louis d’Orléans en 1407 provoqua la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons qui lança la deuxième phase de la guerre de Cent ans) continuent d’être saisis dans des situations intimes ou quotidiennes, voire complètement triviales – le meilleur exemple étant sans conteste ce tableau d’Ingres dans lequel le roi Henri IV, à quatre pattes, porte ses enfants sur son dos au moment où l’ambassadeur d’Espagne entre dans la pièce.
Ingres justement, ce grand touche-à-tout, s’essaya naturellement lui aussi au petit format d’anecdote historique, à chaque fois avec une très grande brio : il faut dire que sa manière de peindre, si parfaite qu’elle atteint quelque chose d’un peu hypnotique, avec cette élongation caractéristique du canon humain, la géométrisation des volumes servie par une ligne parfaite et sinueuse, ces couleurs captivantes, fraîches et nettes, aux contours savamment nuancés qui se dissolvent quelque peu dans l’air, se prêtait parfaitement à ce type d’évocation en lui évitant la mièvrerie qui est le principal écueil que rencontrent – et n’évitent pas toujours – les peintres troubadours. Dans l’un de ses meilleurs tableaux du genre, Ingres puise son sujet dans l’Enfer de Dante comme un parfait artiste romantique, montrant une fois de plus l’arbitraire des classifications de l’art en des mouvements (romantisme, néoclassicisme etc.), qui ne sont jamais étanches : son
Paolo et Francesca (1819, Angers, musée des Beaux-Arts) est à juste titre célèbre, avec ce triangle que forme les deux amants et l’élan langoureux et anatomiquement exagéré de Paolo amoureux opposé au calme et à la pudeur de Francesca, pendant qu’à l’arrière-plan se dessine la silhouette de leur assassin, le mari légitime et jaloux. Trahison, passion amoureuse et mort, tous les ingrédients du pathos romantique sont là, derrière le vernis parfait du grand maître.
L’exposition lyonnaise, qui fait le tour d’un genre qui n’avait encore jamais été apprécié à sa juste dimension, ne se limite pas qu’à la France et montre comment, dans toute l’Europe, un intérêt similaire des peintres pour le passé de leur propre pays émergea dans la première moitié du XIXe siècle et s’incarna dans le même style.
En Angleterre, en Hongrie, en Pologne, en Italie, en Espagne on représente les actions (anecdotiques) des grands personnages du passé national. Chacun à ses sujets de prédilection. Les Italiens, par exemple, montrent naturellement la vie de leurs artistes, qui sont leurs héros nationaux : Gabriele Castagnola dépeint les amours du moine-peintre Filippo Lippi avec Lucrezia Buti, une nonne qu’il enleva du couvent, union interdite et sulfureuse dont naquit Filippino Lippi.
L’influence des troubadours sur la peinture d’histoire, dans un XIXe siècle qui cherche incessamment son identité en se tournant vers le passé, est indéniable. Même les artistes qui s’éloignent des codes des troubadours (petit format, goût pour l’anecdote) leur doivent quelque chose.
Ainsi, sous la Restauration et la monarchie de Juillet, la veine médiévale envahit même la rigide Académie des Beaux-Arts, celle qui continue de porter aux nues l’Antique, Raphaël et le beau idéal. L’un de ses professeurs les plus respectés au XIXe siècle, Paul Delaroche, qui a notamment formé Jean-Léon Gérôme, fut particulièrement réputé pour ses toiles dans ce que l’on appelle à partir des années 1830 « genre historique », à sujet souvent médiéval. En bon académicien, il ne se contente pas du petit format et revient vers de grandes compositions monumentales. Son souffle est plus dramatique : pour lui, le Moyen Age est un moyen de traiter la cruauté d’une époque qu’on aime encore à considérer comme sombre et cruelle. Il dépeint des scènes d’inquisition : des jugements, des supplices, voire des assassinats (parmi ses toiles les plus célèbres et admirables citons, Jeanne d’Arc interrogée par le cardinal de Winchester du musée de Rouen et Cromwell regardant le cadavre de Charles Ier du musée des Beaux-Arts de Nîmes). Il a souvent représenté l’histoire des monarques anglais, particulièrement sanglante (à cet égard Le supplice de Lady Jane Grey, peut-être son plus grand chef d’œuvre, est hélas absent de l’exposition). Comme tout peintre d’histoire qui se respecte,
Delaroche excelle dans la représentation des passions : ses tableaux donnent à voir, tour à tour, la rigidité des juges, la cruauté un peu folle dans l’œil des bourreaux, la résignation ou la peur des victimes, les larmes et les supplications des proches dévastés par le chagrin. Car le Moyen Age plaît d’autant plus qu’il sait être violent, il attire parce qu’il est encore un peu barbare, parce que les mœurs de ses héros n’ont pas encore été adoucies par l’esprit de la Renaissance. Le Moyen Age est passionnel, pathétique, Eros y est toujours satellite de Thanatos.
Avec l’histoire nationale, on peut faire et représenter tout ce que n’autorisait pas la doctrine de l’antique : c’est un espace de liberté, qui n’est pas codifié. Pendant la première moitié du XIXe siècle, un peu de la même manière qu’avec la manie de l’Orient, tous les peintres, romantiques, académiques ou un peu des deux, s’en donnèrent à cœur joie pour inventer un passé à la Nation, un mythe des origines différent et nécessaire après la Révolution.
A Lyon, c’est un musée familier de grandes figures que chacun connaît pour les avoir côtoyées dans les manuels scolaires et les livres d’histoire que le musée des Beaux-Arts a mis en scène, un brillant récit en image qui nous en apprend finalement autant sur la curiosité sans fin du XIXe siècle pour des horizons nouveaux que sur l’histoire elle-même.
Enfin, l’exposition remet à l’honneur ce courant troubadour, ignoré du grand public du fait de la confidentialité de ses sujets en petit format, cette histoire en ton mineur loin de l’ivresse passionnée des Géricault, Delacroix et Chassériau, mais qui fut bien, pourtant, la source à partir de laquelle jaillit et se consolida l’un des intérêts majeurs des peintres durant tout le XIXe siècle, celui pour cet inépuisable répertoire d’images qu’est le long livre de l’Histoire.
Tancrède Hertzog
Nota bene : L’invention du passé. Histoires de cœur et d’épée en Europe, 1802-1850, Lyon, musée des Beaux-Arts, du 19 avril au 21 juillet 2014