En ce soir de novembre, le noir de la nuit qui tombe rapidement, animée d’une bise annonçant déjà l’hiver, se marie à la perfection avec l’atmosphère chaleureuse du palais de la Bourse, tapissé de rouge, animé par la foule élégante du vernissage, égrené des vives couleurs des centaines de tableaux qui s’y dévoilent et constituent autant de fenêtres sur le monde et sur l’histoire, nous rappelant le souvenir de contrées plus souriantes : la lumière de l’Italie, les horizons sereins des paysages mythologiques du Grand Siècle, l’affairement bariolé des villes de Flandre et de Hollande mais aussi les escapades mystiques que suscitent les ors et les formes hiératiques des primitifs du Moyen Age, les pensées mélancoliques qui surgissent face aux grâces légères comme un ciel fendu de rose de la peinture du XVIIIe siècle. Alors entrons.
Disons-le d’emblée, comme l’année dernière et celles précédentes, le niveau général de Paris-Tableau est élevé, les galeries ont su trouver et mettre en valeur des perles encore une fois dignes des musées.
Honneur aux nouveaux venus, le salon accueille cette année deux nouvelles galeries. L’une d’entre elles, la galerie Porcini, élargit l’horizon de Paris-Tableau vers le sud du Bel Paese, puisqu’elle nous arrive de Naples.
Aujourd’hui, Naples croule sous la négligence fautive de son peuple, ses églises pourrissent lentement au soleil, parmi les effluves de son port dans une torpeur et une indifférence qui confèrent au tout un parfum romantique. Mais c’est ici Naples la triomphante, Naples la catholique, Naples alors la plus grande ville d’Italie qui se donne à voir sous les pinceaux du trio de choc que constitue José de Ribera, Luca Giordano et Francesco Solimena, ses meilleurs peintres.
L’espagnol Ribera nous plonge au vif du sujet : dans un petit format traité avec son style ténébriste habituel, sur un fond nu comme la mort, il nous impose une tête fraîchement coupée, livide, dont le sang carmin se déverse encore à larges flots et répond à la couverture cramoisie du livre posé à côté. Le toucher est celui d’un des plus grands peintres du XVIIe siècle, le sujet un symbole de Naples toute entière : il s’agit de la tête de saint Janvier, san Gennaro, le saint patron des Napolitains, qui lui vouent un culte délirant. Ce trophée macabre s’offre à la vénération du peuple : le sang a l’apparence de longs filaments presque solides et, sous cette forme pétrifiée, semble déjà prêt à remplir l’ampoule conservée dans la cathédrale de la ville, la relique la plus sacrée des Napolitains qui, chaque année, attendent avec anxiété que se produise le miracle de sa liquéfaction. Juste à côté de saint Janvier est accrochée une autre tête décapitée, celle de saint Catherine d’Alexandrie, par Massimo Stanzione. Une mode napolitaine semble-t-il.
Le Luca Giordano, représentant Picus et Circé, semble bien sage et classique en comparaison : plus clair et au fini plus soigneux que les tableaux rapidement brossés dont cet artiste est coutumier, cette scène mythologique, noble et élégante, séduit par ses plages de lumière savamment jetées sur les personnages et le teint de perle des chairs de ceux-ci.
Mais c’est surtout une grande esquisse pleine de tumultes et de rougeoiements qui doit retenir ici notre attention. On se croirait au bord du Vésuve, lors d’une bataille céleste mettant aux prises quelques démons bibliques régurgités par le volcan à des saints thaumaturges protecteurs du peuple de Naples. C’est en fait une représentation d’un épisode biblique célèbre, la conversion de saint Paul, et surtout une œuvre capitale dans la production du plus grand peintre du sud de l’Italie à la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle, Francesco Solimena, un artiste qui fut courtisé par tous les souverains d’Europe, Louis XIV compris. Il s’agit du modello (l’esquisse préparatoire) pour l’une des principales scènes de son premier grand décor à fresque, qui fit instantanément de lui le peintre le plus recherché de Naples, celui de la sacristie de l’église de San Paolo Maggiore, réalisé vers 1689-1690. C’est un feu d’artifice d’ombres et de lumières, de formes bâties par la couleur, et, comme dans la fresque finale, on est happé par le frisson qui court littéralement le long de cette toile, un frisson frêle et puissant comme l’est la foi vivante des Napolitains. Tout le jeu consiste ici à reconnaître les pentimenti de l’artiste, les changements qu’il a effectué dans les poses des nombreux personnages entre le modello et la fresque finale.
Les tableaux italiens des autres écoles sont nombreux au Salon et s’imposent par leur taille généralement généreuse, mais nous y reviendrons dans l’opus suivant de notre chronique.
Comme toujours, sans qu’on s’en lasse, les hordes de Flamands et de Hollandais sont au garde à vue, dans l’étui reluisant de leurs cadres sombres qui éclairent ces scènes tirées de la vie quotidienne des riantes contrées du nord ou ces portraits de notables pleins de prestance bourgeoise.
Mais, cette année, les plus beaux portraits du salon sont français, du XVIIIe siècle, et s’observent chez Eric Coatalem : ce sont deux grands portraits d’apparat qui ont ceci d’exceptionnel, outre qu’ils sont dus à l’un des meilleurs portraitistes du temps (Nicolas de Largillière), qu’ils représentent respectivement monsieur et madame, dans des cadres et dans un format identiques : à gauche le baron de Besenval, à droite la baronne, chacun dans ses plus beaux atours. La pompe aristocratique post-louisquatorzienne est là, avec ces drapés moirés aux plis mouvementés et artificiels, la pose noble et affectée, les regards sûrs mais non dénués de profondeur. Sans jamais de contrastes chromatiques excessifs, Largillière parvient à des accords de couleur qui rendent avec brio les taffetas, les soies et les velours des habits et se répondent d’un tableau à l’autre. Les modulations du bleu de la robe de madame notamment sont admirables. On s’amusera aussi de l’air faussement négligé qu’arbore le baron et qui rajoute à sa suprême assurance.
Dans un parallèle qui relève d’un heureux hasard, juste en face du baron peint par Largillière, dans le même champ visuel, ce qui permet de comparer l’un avec l’autre, le lyonnais Michel Descours présente un autre beau portrait de gentilhomme en perruque du XVIIIe siècle, par Robert Le Vrac de Tournières. Ce peintre, moins célèbre que Largillière, fut un portraitiste tout à fait à la mode durant la première moitié du siècle et nous montre ici un monsieur apparemment satisfait d’avoir pu s’offrir les services de notre artiste : tenant de la main son col brodé de soie, il nous signifie sans détour qu’il est fier de ses beaux habits qui marquent sa condition aristocratique tandis qu’un livre ouvert qu’il ne lit pas mais indique d’un geste impérieux doit probablement contenir la geste des réussites dans le monde de cet éminent personnage.
Pour revenir aux Flamands et aux Hollandais, passons du lustre ampoulé de la France de Louis XV aux activités plus prosaïques d’ici-bas, que les peintres du Nord savaient si bien saisir et que les amateurs aimaient tant accrocher dans leurs galeries. L’une des plus charmantes scènes de genre de cette année, proposée par la galerie De Jonckheere, est un petit tableau réalisé sur cuivre représentant des paysans jouant aux cartes, sujet banal s’il en est mais peint par l’un des grands spécialistes de ce type de représentation, le Flamand David Teniers le jeune. La scène, toute simple, est très subtilement traitée par cet artiste qui, contrairement à ses homologues hollandais du XVIIe siècle, ne bouffonise pas les roturiers qu’il dépeint : le camaïeu de bruns et de couleurs sombres de l’arrière-plan est relevé par les touches de rouge et de bleu qui mettent en valeur les personnages principaux, une lumière naturelle, à laquelle répond celle artificielle d’un âtre, éclaire certaines parties de la composition tandis que d’autres restent noyées dans le noir le plus profond, suggérant ainsi la profondeur de cette petite salle et le sens de l’espace.
On reconnaît aussi le signe distinctif, la signature visuelle du peintre : une cruche, toujours ocre et bien pansue chez Teniers, bien luisante aussi, presque mouillée, et toujours posée en évidence quelque part dans le tableau, ici au premier plan. La provenance de ce petit cuivre est importante et constitue une indication du très grand prestige dont jouissait Teniers en Europe au XIXe siècle : il fit partie, à cette époque, des collections des ducs de Marlborough et était accroché dans leur petit Versailles au milieu de la campagne anglaise, Blenheim Palace.
On le voit, les années passent mais la manne d’une peinture qui ne peut pourtant pas s’étoffer ne s’épuise pas, d’autant plus qu’il reste encore beaucoup à contempler à Paris-Tableau, de la peinture anglaise du XVIIIe siècle à la France – et au Danemark – du XIXe siècle en passant par les caravagesques flamands et d’autres Italiens, tous présents sous les ors du palais de la Bourse.