Au deuxième jour de Paris-Tableau, après l’effervescence du vernissage et de l’ouverture au public, après ce moment crucial des premières heures, où les acheteurs s’empressent de réserver les œuvres les plus intéressantes, les allées du palais de la Bourse semblent à nouveau bien calmes. Si tous les tableaux sont encore là, on voit distinctement maintenant les petits points rouges en dessous des œuvres qui indiquent qu’elles ont d’ores et déjà été achetées. Les galeristes, qui ne sont pas là (que) pour le plaisir, semblent soulagés, comme cette galerie italienne qui a vu l’une des œuvres phares qu’elle présentait être réservée par un musée américain dès le premier jour du salon alors que son propriétaire redoutait, avant l’ouverture, de ne pas voir beaucoup d’acheteurs étrangers s’aventurer jusqu’à son stand.
Profitons donc de ce moment moins agité, propice à l’observation prolongée, pour nous intéresser à des œuvres plus discrètes et à des contrées plus « exotiques » de la peinture, avec trois artistes qui ne proviennent ni de France, de Hollande ou de Flandre, encore moins d’Espagne ou d’Italie, pays qui occupent le devant de la scène à Paris-Tableau.
Le XVIIIe siècle constitue la naissance en même temps que le premier âge d’or de la peinture anglaise. Les tableaux britanniques de cette époque sont pourtant très peu présentés en France, aussi bien dans les musées que dans les ventes publiques. C’est une peinture qui a peu traversé la Manche et la vieille inimitié anglo-française n’a pas aidé en la matière. Tout au plus connaît-on les grands portraitistes de l’ère georgienne, Gainsborough, Reynolds et Thomas Lawrence. Les paysagistes anglais, célèbres au XIXe siècle (Constable, Bonnington, Turner et bien d’autres), nous sont fort peu familiers au XVIIIe siècle. On trouve pourtant des artistes tout à fait intéressants comme un certain William Tomkins, un bel inconnu, dont la galerie Derek Johns, londonienne bien sûr, expose avec fierté une œuvre datée de 1772, au sujet tout à fait insolite et de fort belle facture, afin de combler cette lacune de l’absence de peinture britannique à Paris-Tableau.
L’œuvre représente une promenade de M. et Mme Hamilton (membres d’une autre branche de la famille à laquelle appartenait la célèbre amante de Nelson) : sujet très anglais que celui de la déambulation bucolique. Sauf qu’ici celle-ci a lieu dans une grotte. Et quelle grotte : immense, hérissée de stalactites menaçantes, les petits protagonistes accompagnés de leurs guides, d’amis et mêmes de deux enfants, donnant l’idée de l’échelle grandiose des lieux.
Nous sommes, avec ce tableau, en plein dans l’esprit rationnel des Lumières, époque à laquelle les représentants des classes supérieures, bourgeois et aristocrates éclairés, se transforment en « amateurs », s’intéressant à tous les domaines de la connaissance et en particulier à la description de la Nature. C’est l’époque des explorations de Cook et La Pérouse, des travaux naturalistes de Linné et de Buffon. On se pique de géologie, de botanique, de géographie, on explore des lieux auparavant soigneusement évités, les grottes, les ravines, les cavités qui parsèment l’Europe mais aussi les massifs montagneux, ces coins reculés de nos pays, ces terres de légendes et de malédictions qu’on regardait de loin en tressaillant. En s’y aventurant, scientifiques et curieux les ôtent à la superstition populaire pour les faire entrer, elles aussi, dans le règne de la raison. Les artistes sont également de la partie : comme les scientifiques qui prennent des relevés et font des mesures, les peintres et les graveurs fixent pour la première fois de manière fidèle les traits de ces objets naturels grandioses.
Mais, à bien y regarder, c’est ici une grotte fantasmagorique que nous montre Tomkins, dans une vision somme toute très peu naturaliste. On pourrait même la qualifier de baroque. Le peintre décuple l’espace et le rend presque effrayant grâce à la touche très particulière et singulière qu’il emploie : émiettée, tremblée, presque constituée de pixels brouillés. C’est un poudroiement de nuances de gris et de noir rehaussé de touches plus claires qui fait vibrer les parois et les suintements des concrétions rocheuses. Il transpose cette grotte pourtant bien réelle dans une dimension qui semble être celle du rêve, ou plutôt de la rêverie chère à Rousseau. Cette cave de la campagne anglaise, nommée Painshill Grotto, fait en réalité à peine quelques mètres de hauteur et on peut, aujourd’hui encore, toucher son plafond sans trop d’effort en tendant le bras au-dessus de sa tête. Et cerise sur le gâteau, cet endroit où la nature la plus sauvage et incontaminée semble triompher est, en fait, parfaitement artificielle : elle a été créée par l’un de ces gentlemen anglais du XVIIIe siècle passionnés de jardins pour agrémenter son parc, qu’il trouvait un peu plat.
Le tableau de Tomkins est caractéristique de l’esprit du dernier tiers du XVIIIe siècle en particulier celui des pays germaniques, pris entre un intérêt naturaliste, rationnel et presque scientifique pour la nature et ses expressions les plus étranges et la recherche préromantique de ce que Kant appellera, dans sa Critique de la faculté de juger, le « sublime » : cette sensation terrible et saisissante d’être dépassé physiquement et intellectuellement par la nature, d’être hors d’échelle face à la complexité insondable du monde. Ce n’est pas écrit dans le dossier qui accompagne le tableau et c’est Derek Johns lui-même qui nous l’apprend, cette charmante grotte homérique de quelques mètres carrés se trouve aujourd’hui dans une bourgade anglaise bien connue de tous du fait de l’aéroport international qui s’y trouve, Gatwick. Elle se situe à quelques encablures des pistes.
Sublime et habile embellissement des choses que permet la peinture !
Autre époque et autre pays qu’on oublie le plus souvent d’intégrer au panthéon de la grande peinture : et pourtant, au XIXe siècle, en particulier dans la première moitié du siècle, le petit Danemark déversa sur l’Europe une école de peintres paysagistes qui comptèrent parmi les plus novateurs et attachants de l’époque, faisant preuve d’une véritable modernité. Si l’on tombait dans le piège facile de la classification stylistique, on pourrait dire qu’ils annoncent l’impressionnisme avec leur coup de pinceau empâté et visible, leurs petits paysages brossés de manière sensible mais qui restituent si bien la perception rétinienne d’une sensation visuelle fortuite et passagère.
Intéressons-nous à deux peintres.
A la galerie Michel Descours, un dénommé Dalsgaard s’intéresse à un coin absolument quelconque d’un champ danois, qu’il représente sous la lumière d’un été torride comme s’il s’agissait de l’Italie : des fourragères blondies par le miel du soleil concentrent l’œil et le pinceau du peintre, qui relève verticalement cette mer mouvante ainsi qu’un mur, bloquant la fuite du regard vers un arrière-plan qui n’apparaît pas, la transition se faisant directement avec le bleu pâle d’un ciel animé par le souffle du vent dans les nuages. Seule apparaît, entre les cimes de deux arbres dépassant de derrière la bruyère, cette figure de Danoise en chapeau chinois, statique, droite et solitaire, énigmatique. On dirait un épouvantail.
Johan Thomas Lundbye, précocement disparu à l’âge de vingt-neuf ans, en 1848, était lui aussi un paysagiste. Mais ce n’est pas un paysage que la galerie Jean-François Heim, de Bâle, expose de cet artiste mais un portrait à l’agencement intéressant. Il représente Peter Christian Skovgaard appuyé contre un muret dans une étable, il fut peint à Vejby et est signé et daté de 1843. Skovgaard était lui aussi un peintre de paysage danois, ami de Lundbye, qui a probablement peint pour lui ce petit tableau, comme un cadeau et un souvenir de leur séjour à Vejby, sur la côte au nord de Copenhague, ce qui explique le cadre informel de la représentation.
Dans cette composition joliment réglée par les lignes orthogonales de l’architecture (allégée par le plateau sphérique placé à dessein au premier plan), on admire le camaïeu subtil de touches blondes, ocres et brunes qui fixent ce bout d’étable croulant. On retrouve, comme chez Daalsagard, une touche enlevée mais précise et un même goût pour des tons chauds. Lundbye se plaît à rendre le jeu des différentes textures, croquant les salissures et les fissures du mur de torchis, les épis s’effilochant sur la paillasse du toit, les striures des planches et poutres de bois grossièrement ajustées. Ce portrait format de poche, peint sur papier, fait penser aux scènes du XVIIe siècle hollandais mais avec une sensibilité réaliste et une facture propres à cette école danoise du XIXe siècle dont ces deux œuvres ne sont qu’un aperçu des qualités singulières.