A Paris-Tableau les pesants cadres dorés des toiles des Italiens et des Flamands du XVIIe siècle font souvent de l’ombre aux formats plus discrets du XIXe siècle. Intéressons-nous donc à ce grand siècle de la peinture française avec trois artistes mais dont un seul est français. Les deux autres sont un Anglais et un Américain (mais, rassurons-nous, le premier représente un Français célèbre, le second peint à Paris).
Commençons par une petite peinture proposée par la galerie Terrades qui est un livre d’histoire, une scène banale mais à la signification profonde comme les malheurs de la vie : le format du tableau épouse l’espace d’une pièce de belles dimensions, dans une composition bien cadrée entre lignes horizontales et verticales. Mais la scène se donne à voir de manière latérale, scandée de gauche à droite par les arcades du mur de fond et par le rai de lumière qui pénètre par une fenêtre qu’on ne voit pas et traverse toute la pièce jusqu’à aller heurter les reliefs d’un crucifix, tout à fait à droite. Un personnage, la cinquantaine, grisonnant, vêtu de noir, est assis seul sur un grand fauteuil rouge et jette un regard vide, plein de tristesse sur l’environnement qui l’entoure.
Il s’agit de Christophe Colomb. Loin de son bateau, le peintre François-Marius Granet le représente dans sa prison dorée de Cadix, lorsqu’en 1500, pendant son troisième voyage en Amérique, l’explorateur génois fut arrêté à Hispaniola (l’île de Saint-Domingue) par Francisco de Bobadilla, l’envoyé des rois catholiques, accusé de malversations et de mauvais traitements. Ramené enchaîné en Espagne, il fut enfermé pendant six semaines. Plus de peur que de mal : l’amiral put repartir dès 1502 pour sa quatrième et dernière expédition dans ce continent qu’il continuait d’appeler les « Indes ».
Mais il n’en fallait pas plus pour le romantique Granet, séduit, en 1810, par le pathos émanant d’une telle scène, qui fourmille de détails intéressants au demeurant.
L’attirail des objets accompagnant Christophe Colomb solitaire compose bien plus que le mobilier de la pièce ou même une nature morte : il est la carte d’identité du personnage, c’est à travers eux qu’on le reconnaît et que l’on peut lire son histoire. Le sextant de navigateur, la feuille dépassant de la liasse posée sur la table et sur laquelle sont inscrits les mots « découverte du nouveau monde », la chaîne posée au sol, qui reluit entre l’ombre et la lumière, symbole évident de son emprisonnement, tout nous permet de reconnaître l’homme dont il est ici question et de saisir la contrariété qu’il endure sans avoir à lire le cartel de l’œuvre. On comprend que pour lui ce palais espagnol au plafond couvert de fresques est la plus sombre des prisons.
C’est le leitmotiv du grand homme brisé, retenu contre son gré, le topos romantique et pathétique du génie dont les contemporains ne comprennent pas la génialité, et qu’en empêchant de s’exprimer ils meurtrissent dans sa chair. Granet appréciait particulièrement ce thème : il a représenté, avec la même signification, Le Tasse dans sa prison visité par Montaigne ou encore le peintre Jacques Stella traçant une Vierge sur les murs de sa cellule.
On retrouve, comme dans ses paysages, les effets de clair-obscur qu’affectionne Granet, une touche précise mais qui n’est pas lisse et fignolée comme celles des peintres d’histoire de l’époque, les Troubadours. Elle est profonde, elle module parfaitement la lumière et donne toute sa gravité à ce qui n’est, après tout, qu’une vue d’intérieur.
Granet, profondément religieux, pétri de la même foi un peu mystique que celle qui animait son contemporain René de Chateaubriand, a placé, on l’a dit, un crucifix à droite du tableau, dans l’axe de la fenêtre, que le faisceau de lumière inonde. Mais c’est bien de l’autre côté, vers la fenêtre et la liberté qui lui a été retirée que Christophe Colomb regarde et esquisse un pathétique geste de commandement de la main. Regardant le soleil éclatant à travers les carreaux, il revoit l’océan, le vaste monde qu’il a abandonné et qui l’attend, qui l’appelle. Méditation amère sur le temps qui passe, le remords, l’attente, que même la religion ne vient complètement adoucir.
Il n’y a rien de pire pour un marin que d’être retenu à terre, encore plus d’être enfermé dans un espace clos. Il n’y a rien de pire pour un grand homme que d’être dans l’incapacité de mener à bien ses projets. Les seuls mots que Colomb parvient à tracer sur le papier qui est pourtant le seul moyen qu’il a de s’évader de sa cellule sont le signe de sa sourde colère et de sont destin brisé : « Ah qui sert son pays sert souvent un ingrat ». Drame, pathos, personnages historiques des temps modernes remplaçant les vertueux héros antiques, les ingrédients du romantisme sont là, dès 1810, sous la palette subtile de Granet, l’un des plus grands peintres de la première moitié du XIXe siècle, qui impressionna David lorsqu’il fut son élève, devint l’ami cher d’Ingres, termina sa carrière comme directeur du château de Versailles et donna son nom et sa collection de trois cents tableaux au musée d’Aix-en-Provence, sa ville natale.
Restons au XIXe siècle et rejoignons un autre grand héros de l’histoire. Cela se passe chez Talabardon & Gautier, qui ont déniché un tableau étonnant que tout le monde vient contempler avec des yeux ronds et s’est vendu dès le premier soir. Il est l’œuvre de M. Ibbetson : ce peintre n’en n’est pas un. Ibbetson était un attaché au Commissariat Général de l’armée britannique entre 1808 et 1857 et, en tant que tel, en 1815, il accompagna Napoléon Bonaparte dans son exil funeste sur le rocher solitaire de Sainte-Hélène, où il était chargé de l’approvisionnement militaire. Le lendemain de la mort de l’empereur, survenue le 5 mai 1821, Ibbetson fut envoyé à Longwood House pour constater le décès. Il en profita pour peindre le dernier portrait du grand homme. Le teint blafard, un peu vampire, quelques mèches de cheveux ébouriffées qui semblent des racines s’aventurant sur ses tempes, le visage maigre et étrangement linéaire, aux volumes sursimplifiés, rien que du noir et du blanc : on dirait l’œuvre moderne d’un peintre des années trente ou même une caricature issue du trait habile d’un dessinateur de bande dessinée de notre temps. Une stylisation extrême. Et en même temps la figure de l’empereur est parfaitement reconnaissable et l’on ressent l’impression paisible d’un sommeil éternel et serein. Quand la maladresse devient talent.
Avant de sortir du palais de la Bourse, toujours chez Talabardon & Gautier, on jettera un coup d’œil au seul tableau Art nouveau du Salon : dû à l’Américain Charles Sprague Pearce, il représente avec une superbe ligne distendue comme un fouet (dans une stylisation qui n’a, cette fois, rien de maladroit), Horgabrud, une Walkyrie associée à Thor, dans une robe de flammes. Le nom de cette fille du feu figée et effrayante est bien évidemment inscrit en lettres d’or majuscules sur le fond sombre de la toile …