Dernier jour : 16.11.2014
Encore deux toiles pour achever notre parcours à Paris-Tableau :
A la galerie Canesso, l’écrit vient au secours de l’image. Nous nous arrêtons devant un tableau qui est un inédit. Venise, seconde moitié du XVIIe siècle, un portrait d’homme à mi-corps sur fond noir, un vieillard au regard vif, les traits du visage illuminés par la gaité du savoir, la tête recouverte par un drapé d’un bleu céruléen, tenant une liasse de vieux grimoires et entouré d’objets qui sont ses attributs. Il s’agit d’Esculape, le dieu grec de la médecine, et les livres de médecine, le serpent coupé en morceaux ainsi que la jarre à remèdes figurée à l’arrière-plan permettent de le reconnaître. Il s’agit de la première œuvre identifiée d’un artiste qu’on ne connaissait, jusqu’ici, que grâce à des mentions d’inventaires, Lelio Bonetti. La signature de l’artiste est cachée dans le tableau, elle s’inscrit subtilement dans la représentation et fait partie de la scène ; pour autant elle se remarque assez facilement, écrite comme s’il s’agissait du texte de l’un des livres feuilletés par notre sage (on lit « Lelio Bonetti/fecit 167… »).
Le tableau lui-même est typique de la vogue des portraits de philosophes et autres sages antiques, lancée par Ribera et Giordano à Naples et reprise durant tout le siècle jusqu’aux Pays-Bas. Peinte avec franchise, cette toile reste tout de même un peu étrange : le drapé qui enveloppe la tête du vieil homme comme une tôle rigide produit un effet assez drôle. Ses plis très travaillés et profonds, ses reflets moirés font penser à une étoffe de Vierge Marie de tableau d’autel ou à celle dont se parent les duchesses quand elles posent pour leur portrait d’apparat.
Restons au XVIIe siècle et rejoignons cette fois un tableau aux attraits plus flamboyants. Chez le londonien Agnew’s (galerie qui a ouvert ses portes en 1817 à Manchester), une grande toile aux coloris éclatants trône au fond de la pièce et domine de son grand format les autres œuvres exposées. Elle est due à l’anversois Theodore Rombouts, qui fit carrière dans sa ville natale après un séjour romain entre 1616 et 1625. C’est la scène par excellence de la peinture du XVIIe siècle, celui des bas-fonds des tavernes, des diseuses de bonne aventure, des spadassins encanaillés abusant de la boisson, des filles de joie aux grâces outrancières : la scène des joueurs de cartes, thème chéri par les émules du Caravage et par les peintres du Nord, représentant les excès et les vices de la vie terrestre. Qui de ceux que l’on appelle « les peintres de la réalité » parce qu’il dépeignent des scènes de la vie quotidienne n’a pas traité cet épisode ? Caravage, Manfredi, Valentin de Boulogne, Georges de La Tour, les Le Nain… Réalité. Le mot est prononcé un peu hâtivement pour tous ces peintres, qui savaient aller bien plus loin que ce qu’ils voyaient et auraient pris comme une insulte ce que nous louons comme une qualité : l’observation sans fard du réel. Qu’on en juge ici même : la scène a beau recourir à des personnages aux physionomies populaires, les joyeux lurons qui s’adonnent aux plaisirs du jeu (trictrac et cartes à jouer) revêtent de magnifiques costumes de théâtre bigarrés, d’une élégance qu’on ne devait pas retrouver souvent dans les bouges du port d’Anvers. Les poses, elles, sont monumentales, affectées, un peu nonchalantes (le monsieur assis sur la table avec son gorgerin) et la massive colonne de temple posée à l’arrière-plan, avec le noble drapé pris par un vent inexistant, achève de nous confirmer qu’on est là devant une réunion de synthèse, qui n’a eu lieu sous cette apparence que dans l’atelier du peintre. Outre la beauté des couleurs, avec cette harmonie de tons chauds moelleux et rouges comme le vin, et la précision des détails, avec le tapis jeté sur la table notamment, c’est le jeu des regards, liant entre eux les personnages, qui fait de cette peinture l’un des plus belles du cru 2014 de Paris-Tableau : les protagonistes se regardent deux à deux, le couple de gauche, le couple du milieu, dans des relations visuelles différentes d’autant plus captivantes qu’elles se nouent autour d’une partie de cartes, où l’on tance constamment l’adversaire du regard pour essayer de lire son jeu, où l’on essaie toujours de dissimuler au mieux ses émotions. La femme à gauche glisse discrètement des conseils à l’homme au gorgerin qui s’apprêtait à abattre son jeu et se ravise. Celle du milieu semble désespérer de la passion pour le gain et les paris de son mari, qu’elle regarde entre tendresse et désarroi mais qui reste fixé sur ses cartes. Et l’homme exilé seul sur la droite ? C’est avec nous qu’il complote du regard, nous montrant son jeu avec malice. C’est une figure d’admoniteur, il nous invite à pénétrer dans le tableau, comme si nous faisions partie de la tablée et que nous venions d’entrer dans la pièce.
Sur ce joyeux festival d’attitudes et de couleurs on peut, avec la satisfaction esthétique qu’on y était venu chercher, définitivement quitter le palais de la Bourse, du moins jusqu’à l’année prochaine.