Sortir de l’anonymat l’artiste africain, tel est l’ambitieux propos de la grande exposition du quai Branly consacrée aux sculpteurs de Côte d’Ivoire. Le visiteur est ainsi invité à une passionnante étude stylistique, aux antipodes des clichés réducteurs trop souvent accolés aux arts dits « primitifs ».
Par Bérénice Geoffroy-Schneiter
Ils s’appellent Uopie, Tame, Tompiema, Sra, Si, Terquiethé Palé, Honlé Hien, Sikiré Kambiré… Non signées, leurs œuvres figurent dans les plus belles collections muséales ou privées, sont louées comme des chefs-d’œuvre absolus de la statuaire universelle. Et pourtant, il a fallu attendre les années trente et les travaux précurseurs de l’ethnologue Hans Himmelheber dans le centre de la Côte d’Ivoire, pour que l’on reconnaisse à part entière leur génie artistique, que l’on établisse une parenté stylistique entre leurs œuvres. Au beau milieu des années 1970, le flambeau de cette quête active devait être repris par Eberhard Fischer, l’ancien directeur du Museum Rietberg de Zurich, puis par Lorenz Homberger, le conservateur de la section africaine. C’est précisément le fruit de leurs travaux que découvrira le visiteur de l’exposition du quai Branly consacrée aux maîtres de la sculpture de Côte d’Ivoire. Soit une démarche inédite réhabilitant enfin le statut de l’artiste africain au sein de sa communauté. Loin, bien loin de son supposé anonymat et de sa prétendue spontanéité créative…
Réunissant quelque 200 œuvres d’une qualité esthétique irréprochable, l’exposition se veut ainsi une promenade visuelle à travers les affinités stylistiques, une éducation du regard pour déceler derrière telle combinaison d’arcs et de cercles, telle déclinaison de courbes et d’angles, la patte d’un maître, la griffe d’un atelier.
Loin d’exercer leur discipline de façon anarchique et isolée, les sculpteurs africains étaient ainsi reconnus au sein de leur communauté comme des artistes à part entière. Formés auprès d’un Ancien, ils jouissaient d’un prestige sans égale pour leurs aptitudes manuelles et leur capacité visuelle exceptionnelles. Chez les Dan, on les gratifiait ainsi du nom de « zo » qui signifie « maître ». Leur prestige s’étendait même bien en dehors des limites de leur village. Ainsi, il n’était pas rare qu’un sculpteur réalisât des commandes pour un client résidant dans une région parfois éloignée de plusieurs dizaines de kilomètres. Les travaux des ethnologues suisses ont par ailleurs démontré l’existence de véritables ateliers organisés selon une hiérarchie et une division du travail savamment codifiées qui évoqueraient presque les pratiques des sculpteurs de cathédrales de notre Moyen Âge européen !
Certes, la Côte d’Ivoire est, en soi, une mosaïque de cultures qui, toutes, ont élaboré leurs propres traditions plastiques, ont façonné au fil des siècles leur identité visuelle. Au sein de ces ethnies (pas moins d’une soixantaine !), l’artiste n’occupait pas toujours le même rang, ne jouissait pas du même prestige. Une constante s’impose cependant : au-delà du carcan religieux et de la commande établie, le sculpteur de masques, de statuettes, de poulies à tisser ou de cuillères cérémonielles, laissait s’échapper sa verve créatrice, transcendait le canon imposé par le groupe pour exprimer sa propre sensibilité.
Il suffit de se reporter aux anecdotes transmises par Eberhard Fischer pour deviner que derrière les chefs-d’œuvre conservés dans nos musées se cachaient de véritables personnalités, aussi audacieuses, torturées et égocentriques que « nos » artistes occidentaux ! Accompagnant son père en pays Dan dans les années 1960, le jeune ethnologue rencontre alors les trois plus grands sculpteurs de la région : Tame, Si et Tompieme. Admis dans leur intimité, il se met à les filmer et perce peu à peu leurs traits de caractère et leurs méthodes de travail, bien distinctes. « Jeune, Tame pratiquait la lutte, était un grand séducteur et sculptait des masques extrêmement harmonieux ; mais sur ses vieux jours, il devint acariâtre et son œuvre perdit de son harmonie et de sa finesse. Son collègue Si, chasseur de grand gibier, avait l’air d’un ascète ; il dirigeait un camp de circoncision et était un modèle pour nombre de jeunes garçons ; il ne sculptait qu’occasionnellement, de manière plus grossière que Tame mais avec plus d’énergie et de courage. Le troisième, Tompieme, m’apparut comme un artisan appliqué, vite tombé dans la routine et qui fabriquait des masques sans grand caractère. » On ne saurait mieux résumer la diversité des styles comme celle des talents !
Du modeste tâcheron répétant inlassablement les mêmes techniques, les mêmes recettes, au créateur inspiré repoussant toujours plus loin l’expérimentation formelle, il est des abîmes en Afrique comme ailleurs. Et c’est précisément toute la saveur de cette exposition que de dévoiler au sein des principales ethnies de Côte d’Ivoire (Gouro, Dan, Senoufo, Lobi, Baoulé et peuples lagunaires) les personnalités artistiques les plus révolutionnaires, les plus audacieuses…
Ainsi, comment ne pas succomber au profil doux et bombé des masques de ce sculpteur Gouro qui est passé à la postérité sous le nom de « Maître de Bouaflé » ? Son esthétique faite d’harmonie et de raffinement se retrouve sur ces sculptures miniatures ornant les étriers des poulies de métier à tisser : des visages féminins à la bouche délicate et aux yeux étirés vers les tempes d’une grâce absolue… Chez les peuples lagunaires du Sud-Est de la Côte d’Ivoire, le don de créer est un cadeau divin, transmis dès la naissance. Il n’est donc nul besoin d’intégrer un atelier pour devenir un grand sculpteur. Autre particularité, et non des moindres, des femmes qui peuvent hériter de cette aptitude hors du commun. Parmi les chefs-d’œuvre nés de ces artistes « habités », figurent ainsi ces petites statuettes arrivées en France dès les années 1920 et qui devaient tant séduire les amateurs d’art « nègre » par leurs formes aimables, leurs coiffures sophistiquées et leurs sensualité toute en retenue. Attribuée au « Maître des volumes arrondis » (l’identité réelle de l’artiste a, hélas, été perdue), l’une d’entre elles fut ainsi acquise avant 1939 par le grand collectionneur suisse Josef Mueller. Avec sa chevelure répartie en coques, ses yeux délicatement fendus et ses jeux de courbes et contre-courbes, n’incarnait-elle pas, à elle seule, ce subtil équilibre entre épure géométrique et raffinement formel ? Soit un langage que réinterprèteront à satiété peintres et sculpteurs Art Déco…
On aurait tort, cependant, d’oublier le contexte éminemment sacré dans lequel furent créées ces œuvres, aussi séduisantes soient-elles. Ainsi, les Dan disent que pour sculpter, il faut avoir « un cœur fort ». Rien de moins anodin, en effet, que de fendre le bois pour en faire surgir des ustensiles de la vie quotidienne (plateaux de jeu, tabourets) ou de la sphère sacrée (cuillères cérémonielles, statues, stèles et bien évidemment masques). Avant de se mettre au travail, l’artiste doit ainsi respecter certaines contraintes, telle l’abstinence sexuelle. Les masques eux-mêmes sont entourés de certains tabous et sont sculptés dans le plus grand secret, à l’abri du regard des femmes, dans une clairière du bois sacré où se pratiquent les circoncisions et où l’on enterre les morts. Il n’en demeure pas moins qu’au-delà de leurs fonctions rituelles et sociales, ces écussons taillés dans le bois fascinent par leur haut degré de sophistication. Les artistes qui créèrent ces doux visages féminins à la bouche souriante et aux yeux étirés en amande se doutaient-ils qu’un jour des collectionneurs européens et américains se pâmeraient devant eux et les collectionneraient à foison ? On peut leur préférer ces grandes cuillères cérémonielles ou ces maternités dans lesquelles excellera l’un des plus grands maîtres de Côte d’Ivoire du XXe siècle : Sra, dont le nom ne signifie pas autre chose que « Dieu ». « Si quelque part dans le pays, tu vois une sculpture particulièrement belle et qu’un autre sculpteur prétend en être l’auteur, c’est un mensonge. Toutes les belles pièces, c’est moi qui les ai faites », déclarait l’artiste avec une pointe d’orgueil. Tout un programme…