Un primitif venu de Los Angeles :
La peinture ancienne n’est pas particulièrement à l’honneur dans la manifestation bruxelloise qu’il nous est donné de commenter : les armures du Japon, les masques et statuettes africaines, les bureaux d’ébénisterie et les chenets de cheminée tiennent, pour une fois, le devant de la scène.
Nous parlerons tout de même de peinture. Pour constater que le seul moyen d’avoir un primitif italien correct de nos jours c’est d’en acheter un en provenance d’un musée. Finis les temps où l’on trouvait à la louche, sur la place publique, des peintures médiévales dignes de faire le plaisir du collectionneur avisé, celui qui ne se contente pas que du nom, de l’apparence mais aussi du contenu, celui qui veut la belle pièce et sait la reconnaître. Les beaux tableaux anciens sont rares aujourd’hui et bientôt on n’aura plus rien sur quoi écrire. Il faut acheter dans les musées donc.
Un marchand zurichois (Kunstberatung Zürich), vend une œuvre qui appartenait autrefois aux collections du Los Angeles County Museum, l’un des principaux musées d’art américains. Aux Etats-Unis, où l’inaliénabilité n’existe pas et où les musées peuvent donc se défaire de leurs œuvres, certaines institutions publiques pratiquent régulièrement le désherbage des collections et vendent à l’encan des objets qu’elles réputent inutiles. Cela permet de renflouer les caisses et d’augmenter le budget d’acquisitions pour de nouvelles pièces. Dangereux exercice : quels sont les critères pour départager ce que l’on peut vendre de ce que l’on doit à tout prix garder ? Certes, on ne se dessaisira jamais d’un Titien, d’un Watteau ou d’un Picasso, mais si l’on s’en tient à la loi, rien ne l’empêche. On se souvient qu’il y a quelques années la ville de Detroit, ruinée, avait pensé à vendre les chefs-d’œuvre du musée pour se remettre à flot. Perte irrémédiable heureusement évitée. En France, si la possibilité était laissée aux maires – qui sont propriétaires des musées des Beaux-Arts – de se débarrasser des œuvres des institutions dont ils ont la garde, on n’a pas de mal à s’imaginer qu’à Orléans, Rouen ou Marseille, il n’y aurait plus rien dans les salles d’exposition – à part des Soulages peut-être.
Les œuvres cédées par les musées d’outre-Atlantique le sont généralement parce qu’elles sont mineures ou parce qu’elles font doublon dans les collections : mais le critère est assez flou et le goût fluctue, ce qui est majeur aujourd’hui pourrait bien devenir mineur demain. Et le panneau sur bois italien proposé par le marchand zurichois, à défaut d’être majeur, nous semble tout sauf mineur.
Revenons donc à notre primitif californien… italien, pardon. Il date de la fin du XIVe siècle et est dû à Niccolò di Pietro Gerini, un peintre florentin, élève probable de Taddeo Gaddi, un artiste que vous devriez connaître. Le sujet est classique : une Vierge à l’enfant trônant, entourée de saints (saint Jean le Baptiste, saint Dominique, saint Pierre et saint Paul). C’est un petit tableau de dévotion privée, typique de la production de l’Italie d’après la Grande peste et ses millions de morts, qui réactiva le besoin de prier beaucoup, seul remède connu à l’époque pour se prémunir des épidémies. Les figures se découpent nettement sur le disque doré de leurs auréoles qui se mêle au fond d’or du tableau, mais au registre inférieur les saints protecteurs apparaissent plaqués contre un motif végétal tapissant assez rare. L’enfant Jésus est raté, comme toujours à cette époque : on ne savait pas peindre les bébés au Moyen Age.
Ce primitif italien est, de loin, le meilleur de la foire. C’est même, avouons-le, le seul primitif digne de ce nom dans les allées du salon, et l’un des seuls de cette qualité à être parvenus sur le marché depuis assez longtemps. Dans les galeries ou en maisons de vente, les tableaux à fond d’or du Moyen Age sont si abîmés ou, le plus souvent, si restaurés qu’on s’y prend à deux ou trois fois avant de sortir son portefeuille. Rien d’étonnant à cela cependant puisque ces œuvres fort anciennes sont plus que rares, et que la plupart se trouvent d’ores et déjà dans les musées. Ce qui circule encore en mains privées et sur le marché est la portion congrue. Celui qui achètera le Gerini de Los Angeles n’aurait peut-être pas fait une bonne affaire il y a encore soixante ans. En 2017, c’est un coup. Tant pis pour les Californiens.
Lieferinxe
Notons, aux murs de la même galerie, une dernière peinture, qui se démarque nettement parmi des tableaux autrement rébarbatifs (les sempiternelles natures mortes hollandaises et scènes de genre flamandes) : une Vierge à l’enfant hiératique aux formes angulaires, au regard triste, perdue dans ses pensées attire l’œil par la finesse de ses traits. Elle possède une belle présence plastique. Le réalisme de son long visage aux yeux en amandes trahit son origine nordique. Mais le volume simple, presque géométrique, l’air imposant et monumental qui se dégage de cette figure grave éclairée par une lumière franche fait signe vers le sud, vers l’Italie. L’enfant, comme toujours à cette époque, est raté : on ne savait toujours pas peindre les bébés à la Renaissance. La mère du Christ prend place sur un fond de tenture ourlé aux motifs repris en gros fil d’or ou de rouge sur la base d’une trame alternativement vert et or. Cet élément décoratif est l’indice décisif pour se rapprocher de l’identité de l’homme qui a probablement exécuté l’œuvre. On retrouve parfois ces bandes de tentures ornées qui remplissent l’arrière-plan dans l’art de Josse Lieferinxe.
Comme beaucoup de peintres français du XVe siècle, Lieferinxe est en fait un étranger. Né dans les Pays-Bas bourguignons, quelque part dans l’actuelle province de Hainaut, il travaille cependant sous le soleil, entre Marseille, Aix et Avignon, ex-cour papale où se rencontrent encore beaucoup de cardinaux. Ces gens-là, qui ont été en Italie et sont souvent eux-mêmes italiens, aiment la peinture. On rattache Lieferinxe à cette admirable École d’Avignon du XVe siècle, peuplée de Flamands et de Picards mâtinés d’influences d’Italie. Il n’est pas son plus célèbre représentant, mais son œuvre est assez remarquable. Il a quelque chose de la densité d’Antonello da Messina dans le traitement de ses figures qu’il accorde efficacement au réalisme anecdotique, au sens du détail un peu sec typique des Flamands.
Voilà pour la peinture ancienne, deux tableaux rares qu’il n’était pas difficile d’identifier au sein d’une moisson assez maigre, on le répète.