En exposant près de deux cents bijoux venus de Chine, de Mongolie, du Népal, du Tibet et des régions de l’Asie centrale, la Fondation Baur dévoile aussi la passion d’une famille pour ces parures d’un autre temps. Amoureux des formes et des usages, les collectionneurs belges Colette et Jean-Pierre Ghysels ont élevé le Beau au rang de religion. Admirer quelques-uns des joyaux qu’ils ont collectés au fil de leurs pérégrinations et de leurs coups de cœur, c’est pénétrer dans un univers où la coquetterie est souveraine, où l’imaginaire flirte avec le divin.
Il est des rencontres singulières… Lorsque l’on croise pour la première fois Colette et Jean-Pierre Ghysels au hasard d’un vernissage ou dans une galerie d’arts primitifs, l’on ne peut qu’être frappé par la complicité qui lie ce couple de collectionneurs. Une même flamme se devine dans leur regard: la passion du bel objet. De ses origines arméniennes, Colette confesse avoir hérité l’amour des textures et des matières, l’inclination pour la sensualité et le soyeux. En tant que sculpteur, Jean-Pierre a, très tôt, été attiré par la pureté des formes, la virtuosité technique que l’on devine derrière un bijou comme derrière un outil ou une arme. Il n’en fallait pas plus pour que ces deux êtres pétris de sensibilité et de curiosité se rencontrent à la toute fin des années cinquante et unissent leurs destinées lors d’un mariage mémorable dans la vallée de Katmandou. La suite ne manque pas de piquant ! Trois fils dotés du même appétit intellectuel allaient naître… mais aussi d’autres «bébés», de jade, d’or, d’argent, de plumes, de turquoise, de corail, de cornaline ou d’ambre. De l’Afrique à l’Asie en passant par les Amériques et l’Océanie, Colette et Jean-Pierre Ghysels n’ont eu alors de cesse de traquer la «parure parfaite», celle qui scelle à jamais les noces du beau et du fonctionnel, qui abolit la frontière entre colifichet et talisman. Et qu’importait leur valeur marchande ! Seuls les guidaient leur intuition et ce respect indéfectible pour le travail bien fait, la maestria du geste, l’harmonie de la palette…
En choisissant d’exposer les joyaux de ces «toits du Monde» – pour reprendre l’expression poétique forgée par Colette Ghysels – la Fondation Baur ne jette qu’un infime éclairage sur cette collection d’exception… Mais quel éclairage ! Des confins de l’Afghanistan aux Monts Célestes de Chine en passant par les royaumes himalayens et la Mongolie, l’homme semble avoir repoussé ses limites pour ciseler dans le métal de puissants torques torsadés, sertir de pierres précieuses des pectoraux ou des coiffes d’une taille phénoménale ou bien encore marier avec une délicatesse rare l’argent à la cornaline, l’or à la turquoise.
Il est vrai que dans ces contrées où le destin se montre souvent cruel, la parure est avant tout amulette voire talisman: c’est elle qui favorise chez la jeune épousée les futures naissances, protège le fier cavalier des chutes de cheval et des blessures, ou bien encore éloigne le mauvais œil par le doux cliquetis de ses pendeloques. Ainsi nulle gratuité ne préside au choix des matériaux, ni du répertoire. Parfait résumé des superstitions et des croyances, le bijou dit, sur une toute petite surface, le désir des peuples de maîtriser les forces invisibles, leur propension à renouer sans cesse le dialogue avec le monde des dieux et des esprits. Échappées des tombes, ces amulettes chinoises taillées dans le jade épousent ainsi la silhouette parfaite d’un disque bi ou celle d’un dragon protecteur, puissance chthonienne avant d’être l’incarnation même de l’empereur. Bien des parures d’Asie centrale ressuscitent, au détour de leurs volutes ou de leurs arabesques, la mémoire du vieux fonds steppique, bien antérieur aux séductions de l’Islam. Ici l’on devine la silhouette d’un phénix ou d’un disque solaire; là semblent fleurir des arbres de vie…
Au-delà de leur séduction chromatique, les pierres sont, elles aussi, parées de vertus prophylactiques. Chez les peuples himalayens, la turquoise et le corail règnent en majesté et passent pour guérir bien des infections. Les nomades d’Asie centrale leur préfèrent la cornaline, censée stopper les écoulements de sang. Depuis des millénaires, les Chinois ont associé le jade aux valeurs d’éternité, n’hésitant pas à couvrir leurs défunts d’une kyrielle de plaquettes taillées dans la pierre sacrée.
En outre, les peuples n’ont jamais économisé leurs efforts pour acheminer depuis les régions les plus lointaines les gemmes précieuses. Dès l’époque des pharaons égyptiens, l’on faisait venir des rudes montagnes afghanes le lapis-lazuli d’un bleu profond. L’ambre, quant à lui, était importé des rivages de la mer Baltique. Si prisé par les Tibétains pour sa chaude couleur, le corail provenait des rives de la mer Noire voire de l’Italie.
Mais c’est peut-être devant le splendide éventail de formes et de décors que notre œil s’étourdit davantage encore. Combien de bijoux de la collection Ghysels semblent ainsi nés des mains expertes d’un joaillier contemporain ! Qui dira ainsi le génie de ces créateurs anonymes qui surent dompter le métal, le bois ou la pierre pour en extraire de tels sommets d’élégance, de tels concentrés de poésie ? Tel bracelet d’un archer népalais épouse ainsi la forme stylisée d’une selle de cheval et évoque à s’y méprendre la sculpture d’un maître contemporain. Telles épingles à cheveux chinoises taillées dans le verre ou le jade sont des modèles de sobriété et de grâce. Agrémentées d’une foule de pendeloques et de grelots, les boucles d’oreilles ou les coiffes de mariage d’Asie centrale parlent volontiers un langage plus baroque: à leur séduction visuelle s’ajoute leur dimension sonore. N’est-ce pas là le moyen idéal pour repousser le mauvais œil ? Quant aux ceintures des cavaliers du Caucase, elles respirent la rudesse virile de ces montagnardes contrées…
Gageons qu’à la sortie de cette flamboyante exposition aucun de nous ne regardera plus de la même façon ses propres bijoux. Car que l’on soit homme ou femme, jeune ou vieux, sédentaire ou nomade, citadin ou rural, chrétien, bouddhiste ou musulman, nous arborons tous des parures, aussi modestes soient-elles. Elles sont les témoins fidèles de nos aspirations les plus avouables comme les plus secrètes, scandent les différents moments de nos vies, et, pour certaines d’entre elles, nous accompagneront sans doute jusqu’à la mort. Plus que tout discours, elles nous révèlent aux autres comme à nous-mêmes. Elles sont notre prolongement et notre mémoire. Des «parcelles d’éternité» en quelque sorte…