Comme il semble loin le temps où les amateurs d’arts «premiers» – un vocable commode désignant dans un joyeux bric-à-brac les arts africains, océaniens, voire amérindiens – arpentaient les stands des marchés aux puces ou les quelques galeries spécialisées à la recherche de l’objet rare ou du masque orphelin ! Il aura sans doute fallu l’éclosion d’expositions et de publications savantes, puis la création du Pavillon des Sessions du Louvre (en avril 2000) et celle du musée du quai Branly (il y a tout juste cinq ans) pour affirmer haut et fort la dimension spirituelle et esthétique de ces peuples et de leur culture trop longtemps méprisés…
Au terme de dix années d’existence, le Parcours des Mondes – créé en 2002 par le Néerlandais Rik Gadella sous le nom tout mythologique de «Kaos» – a certainement contribué à cette petite «révolution des jugements et du regard». Pour preuve, la foule des aficionados arpentant frénétiquement ce «carré magique» que dessinent les rues de Saint-Germain des-Prés ne cesse de croître, métamorphosant pour quelques jours le quartier en gigantesque et éphémère salon d’art tribal. L’on y chuchote les prix de tel masque, de telle sculpture, l’on repère la bonne affaire, l’on compulse avec passion le catalogue, l’on s’avise de reconnaître telle figure de grand collectionneur parmi les badauds ou les jeunes «convertis». Car c’est peut-être là que réside le succès de ce rendez-vous amoureux, à nul autre pareil. Ni guindé ni snob, ouvert à toutes les curiosités et à toutes les bourses (l’on peut démarrer, dans le plaisir, une collection par un petit objet à caractère ethnographique flirtant avec les 500 euros…), le Parcours des Mondes se veut parallèlement d’une rare exigence en matière de qualité esthétique et de pedigree. Dans un marché où, comme dans tant d’autres, fleurissent des pièces d’authenticité douteuse ou de second ordre, Pierre Moos, qui préside aux destinées de ce Salon depuis 2008, affiche clairement son intention: faire de Paris l’incontestable capitale des arts premiers.
Ce sont ainsi, triées sur le volet, 63 galeries d’Europe et des États-Unis qui présenteront, du 7 au 11 septembre prochain, leurs plus belles pièces aux amateurs chevronnés comme aux simples curieux. Les connaisseurs se précipiteront sans doute dès le premier jour vers l’exposition «Réceptacles» conçue par Ana et Antonio Casanovas, car ils savent que le couple madrilène n’a pas son pareil pour créer des affinités formelles entre des pièces d’Indonésie, d’Afrique ou d’Océanie toutes choisies pour leur haut degré de raffinement et leur élégance. Autre tandem amoureux du Beau, Alain Bovis et Véronique du Lac signeront, eux aussi, un «Parcours du raffinement», jouant sur la sensualité des patines, la délicatesse d’exécution. On comptera ainsi parmi ces «bibelots précieux» un ensemble remarquable de poulies de métiers à tisser d’Afrique de l’Ouest, qui offrent souvent au regard de véritables sculptures en réduction. C’est sous le signe de la grâce longiligne que la galerie romaine Dandrieu-Giovagnoni rassemblera une vingtaine de pièces africaines déclinant toute la palette d’usages et de matériaux (le bois, l’ivoire, la terre cuite, le métal…). Le Barcelonais David Serra s’emploiera, quant à lui, à célébrer les mille et une nuances exprimées au hasard des faces humaines ou animales: rictus, surprise, effroi, terreur… Chez Yann Ferrandin, le propos sera, comme souvent, radical: une vingtaine de gardiens reliquaires des forêts gabonaises fixeront le spectateur de leurs prunelles hallucinées. Leur répondront les figures Kota datant du XIXe siècle, rassemblées par Bernard Dulon, qui n’étaient originellement visibles que par les seuls initiés. L’effet de surprise devrait atteindre des sommets dans cette sélection promise par la galerie Pascassio Manfredi, spécialisée dans les arts tribaux d’Indonésie. Une remarquable stèle Batak en pierre épousant l’apparence massive d’une effigie d’ancêtre aux yeux globuleux devrait attiser bien des convoitises, y compris de la part des musées ! Cédric Le Dauphin présentera, quant à lui, un rare ensemble de bijoux anciens d’Asie du Sud-Est, aux côtés de kriss javanais dont les poignées recouvertes d’une pellicule d’or reflètent la noblesse et le rang de leur ancien propriétaire.
C’est vers les rivages de Polynésie qu’accostera la Galerie Flak, invitant le visiteur à déambuler des îles Marquises à Tahiti en passant par la Nouvelle Zélande ou l’île de Pâques. L’on ne pourra s’empêcher de dialoguer en esprit avec Roland Flak dont le regard vif et facétieux s’est éteint il y a tout juste quelques mois… Son âme vagabonde-t-elle vers ses «chemins du rêve» si joliment mis en images par les peintres aborigènes présentés par la galerie «Arts d’Australie» de Stéphane Jacob ? Transcendant les frontières entre art «primitif» et art contemporain, ces artistes ont su transposer avec grâce leur temps cosmique sur d’immenses toiles au graphisme envoûtant…
La Galerie Dodier d’Avranches s’intéressera, quant à elle, à l’art si méconnu et si mal représenté dans les collections muséales françaises des Indiens d’Amérique. Il aura ainsi fallu une vingtaine d’années de recherche et de patience assidue à Laurent Dodier pour parvenir à rassembler quelque 36 cuillères de la côte Nord-Ouest, délicieux totems miniatures d’une prodigieuse inventivité formelle.
C’est un tout autre langage, fait de rudesse expressive et d’accumulation, que le public découvrira dans cet ensemble exceptionnel de masques Wé du Sud-Ouest de la Côte d’Ivoire mis en scène par Alain Lecomte. Avec leurs yeux protubérants, leurs forêts de clochettes, de dents d’animal, de cheveux, de cartouches de fusils et de clous, ces faces effrayantes devraient subjuguer le public par leur beauté convulsive, voire provoquer un spasme d’effroi !
On l’aura compris… Déclinant tous les possibles en matière de création, les masques, les statues, les objets de culte comme les objets du quotidien bousculeront les jugements esthétiques, ébranleront les certitudes.
Un concert festif réunissant la fine fleur des musiciens du continent noir sera donné dans la cour de l’École des Beaux-Arts, mettant un point final au voyage immobile du Parcours. Les recettes du spectacle permettront ainsi à de jeunes artistes africains d’obtenir une bourse et de découvrir à leur tour nos langages formels tout autant que nos latitudes. Juste retour des choses, selon le vœu exprimé par Pierre Moos…
Rappelons enfin qu’après le collectionneur suisse Jean Paul Barbier-Mueller, le Président français Jacques Chirac, le cheikh Saoud Al-Thani, c’est au tour du collectionneur américain James J. Ross d’être le président d’honneur de cette édition anniversaire.