Dans la jungle touffue de l’abstraction, il est quelques arbres qui cachent d’autant mieux la forêt qu’ils servent de points de repère aux amateurs inconscients qui s’y seraient aventurés sans une sérieuse boussole. Pour de multiples raisons, le peintre américain Jackson Pollock est de ceuxlà. C’est à partir de cette figure majeure, incarnation de ce que la critique nomma «Action Painting», que la Fondation Beyeler entend nous faire explorer le vaste paysage de la peinture gestuelle abstraite.
C’est en effet le grand mérite de la Fondation Beyeler que de rassembler ceux que réunissent,par delà les expérimentations de forme et de couleur, une même praxis, et un même héritage. En préambule à cette exposition, il n’est sans doute pas inutile de rappeler sur quel terreau historique crût l’arbre Pollock tant paraît saisissant le paradoxe de cette exposition qui s’intitule Action Painting – Jackson Pollock tout en montrant précisément à quel point Pollock et l’Action Painting ne furent que des avatars – talentueux – d’un mouvement aux ramifications incomparablement plus vastes et plus profondes que ce que la critique et l’histoire de l’art en ont longtemps fait.Tant le contenu même de l’exposition – qui rassemble des artistes américains, européens et même japonais avec Kazuo Shiraga, en représentant du Gutaï – que l’analyse des sources intellectuelles de l’expressionnisme abstrait, questionnent ce qui fut retenu par l’histoire comme le triomphe de la peinture américaine, et le transfert du centre de gravité artistique mondial de l’Europe aux États-Unis et plus particulièrement de Paris à New-York.La démarche intellectuelle de la peinture gestuelle restait largement tributaire du triple héritage européen de l’expressionnisme, del’abstraction et du surréalisme. L’exposition Beyeler fait d’ailleurs leur part à des artistes précurseurs tels que Hans Hartung ou Wols. On se souviendra également qu’entre 1948 et 1960, l’Américain Sam Francis vit de façon quasi-permanente… à Paris ! Quant à Joan Mitchell, bien qu’elle appartienne au «second cercle» de l’Ecole de New York, à partir de 1955, c’est en France qu’elle vit, avec son compagnon Jean-Paul Riopelle.Toutefois les formes et les techniques, telles que le dripping de Pollock, pouvaient apparaître en effet dans leur caractère novateur, voire révolutionnaire, comme symptomatiques d’une peinture pleinement américaine, dont la critique de l’époque ne manqua pas de saluer l’avènement. L’attente en effet était forte, dans les cercles artistiques américains, d’un art qui soit à la fois enfin émancipé de la tutelle européenne et dégagé des pesanteurs perçues comme provinciales de la peinture américaine traditionnelle.
D’autre part, cette démarche intellectuelle, qui conduisait la toile à devenir par l’intermédiaire aléatoire/inconscient du geste et de la matière le témoin sensible de la personnalité de l’artiste, faisait ipso facto de la peinture un acte dépolitisé, dénationalisé, et donc dans cette mesure, largement universel en même temps qu’américain de fait.Ces caractéristiques firent ainsi de l’expressionnisme abstrait américain, malgré lui d’ailleurs, le représentant parfait en matière culturelle du projet politique de la nouvelle Amérique, porté par le courant libéral qui, à la faveur de la guerre, avait pour la première fois pris l’ascendant sur le courant conservateur traditionnellement isolationniste.L’importance de ce choix politique de neutralité bienveillante (voire de soutien) vis-à-vis de cette avant-garde, pas si évident qu’il n’y paraît – on songe à Harry Truman lui-même, rangé par pragmatisme au rang des libéraux, mais bien plus proche du courant conservateur dans son appréciation personnelle de l’expressionnisme abstrait américain – se laisse deviner dans la virulence dont fit preuve envers elle le courant conservateur, notamment dans sa composante maccarthyste. Nul doute que celui-ci au pouvoir, le triomphe de la peinture américaine ne fût prestement passé aux oubliettes.C’est donc à la lumière de ce contexte politique, nous semble-t-il, qu’il faut lire ce fort ascendant américain sur une topique artistique, qui, comme l’exposition Beyeler le montre de belle manière, constitue l’une des grandes lignes de force de l’art moderne et contemporain, aussi prégnante qu’a pu l’être en son temps l’opposition entre baroque et classique.
Dans sa dimension spectaculaire également, la peinture gestuelle peut être vue comme une référence majeure de l’art contemporain. Le concept de performance, en particulier, doit manifestement beaucoup à ce courant liant par vocation et évidence la manière de peindre et le résultat final.On songe évidemment à l’Action Painting, et à Hans Namuth dont les photos célèbres de Pollock en train de projeter la peinture à l’aide d’un bâton sur une grande toile placée au sol ont fait le tour du monde. On pourrait également citer Georges Mathieu, dont la technique consistait en un «combat» contre la toile, mené au moyen de pinceaux démesurément longs, maniés un peu comme des épées d’escrime, mais ce sont sans doute les artistes japonais du mouvement Gutaï qui innovèrentle plus en la matière. En 1955, Kazuo Shiraga présenta Doro ni idomu (Lutter dans la boue), performance pendant laquelle il se mit à lutter presque nu, au corps à corps avec un bloc d’argile. À la suite de cette expérience, il développa une manière de peindre bien particulière, déversant de la peinture à l’huile sur une toile posée au sol avant de la fouler aux pieds, suspendu à une corde. Beaucoup de ces peintures/ performances furent réalisées en public.Dans le cadre de son exposition, la Fondation Beyeler a choisi de montrer un certain nombre de films d’époque, montrant les artistes dans leur travail de création. On y verra non seulement Jackson Pollock, filmé par Hans Namuth en 1950, mais aussi – entre autres –un documentaire réalisé en 1946-47 par Alain Resnais, Visite à Hans Hartung.