Vajtojca. En Albanie, une pleureuse professionnelle se lamente sur un corps recouvert d’un linceul. Son chant rauque, en partie improvisé, parle de l’homme qui est couché là, de sa veuve et de ses enfants, avec les accents de douleur d’une mère. La caméra se promène dans la pièce, s’arrêtant un instant sur un miroir qui reflète la forme du visage sous le drap funéraire. Brusquement le chant cesse. L’homme se débarrasse du linceul, se lève. Il paye la femme, lui serre la main et s’en va, vers une nouvelle vie.
Adrian Paci est né à Shkodër en Albanie, en 1969. Aujourd’hui, il vit et travaille en Italie, à Milan. L’expérience de l’exil alimente son travail, lui inspirant des œuvres dont la lecture immédiate se double toujours d’une seconde approche, plus universelle, plus profonde et propre à toucher personnellement chacun de nous.Dans Turn On, une vidéo de 2004, la caméra montre les visages d’hommes que l’on devine sur un large escalier, dans une semi-pénombre. Ce sont des Albanais, des chômeurs que l’on peut souvent voir assis, désœuvrés, sur les marches de béton du stade de Shkodër, attendant une hypothétique journée de travail. L’un après l’autre, ils mettent en marche un petit générateur à leurs côtés, illuminant la grosse ampoule qu’ils tiennent devant eux, tandis que la caméra recule pour laisser le spectateur contempler cette métaphore filmée de l’état chaotique d’un pays, non dénuée d’ironie par sa référence implicite à la célèbre formule de Lénine sur le communisme – les soviets plus l’électricité.Une autre de ses vidéos, Centro di Permanenza Temporanea, dont le titre fait référence aux centres d’accueil pour immigrés en Italie, s’ouvre sur la vue d’une passerelle d’embarquement, sur un tarmac d’aéroport surchauffé par un soleil ardent. Un groupe d’hommes et de femmes silencieux arrivent et gravissent la passerelle. Arrivés en haut de l’escalier, ils s’arrêtent. La caméra s’attarde un instant sur les visages à la peau sombre et aux traits fatigués, passifs, puis recule. Mais il n’y a pas d’appareil au bout de la passerelle, et ils restent là, figés dans une attente absurde, tandis qu’au loin, on aperçoit des avions se poser ou décoller.Comme dans la plupart des travaux d’Adrian Paci, l’attention est portée, par un moyen ouun autre, sur un instant crucial, sur un plan symbolique mais aussi tout à fait concret. Dans tout exil il y a nécessairement un avant et un après. Peut-être est-ce cela, cette expérience du temps plus prégnante, qui explique pourquoi, distendu, suspendu, il est souvent évoqué dans les travaux de Paci, comme s’il y cherchait ces décalages microscopiques où le sens de la vie s’engouffre parfois bien plus qu’on ne le voudrait.La formation initiale de Paci, reçue à l’Académie des Beaux-Arts de Tirana, est celle d’un peintre; ses vidéos sont nourries de peinture, dans leur mise en scène, leur décor et leur esthétique. Vidéo et peinture tendent parfois à se confondre, voire à se croiser dans la recherche obsessionnelle de l’artiste pour isoler l’instant révélateur.Britma, qui signifie cri, est composée de quelques secondes d’une vidéo de qualité passable, ralentie à l’extrême. Deux enfants sont en train de courir en criant, vers la caméra. S’agit-il d’un jeu, on ne saurait dire, mais au gré du ralenti et du flou qui s’empare des visages, le cri semble s’éterniser dans le silence, évoquant irrésistiblement la célèbre toile de Munch, plus encore par la force expressive que par la ressemblance plastique.Maniant cette fois le pinceau, Paci couvre le bois rugueux d’un énorme touret de câble, de scènes de congratulations ou de condoléances, comme il s’en voit dans les mariages ou les enterrements (Passages, 2010). Les peintures prennent place le long du support dont la forme circulaire ajoutée au caractère répétitif des scènes donne à la pièce une évidence cinématographique, comme si l’artiste souhaitait, après l’avoir isolé, remettre l’instant en mouvement, dans le flot de la vie, dans son incessante répétition du même.