Albrecht Dürer Chasser les monstres

Entre cent chefs-d’œuvre de la gravure, Albrecht Dürer a réalisé trois cuivres qui marquent le sommet de son art. Leur beauté angoissante semble saisir l’instant, mystérieux entre tous, qui voit la Renaissance éclore du monde médiéval.Les époques tourmentées enfantent de grandes œuvres, éveillent de grandes consciences. La vie etla mort s’y combattent à mains nues. Les penseurs et les artistes sentent qu’un monde est en train de finir, ils veulent qu’un autre monde commence. Tel est Albrecht Dürer en 1514, lorsqu’il réalise trois extraordinaires gravures sur cuivre, trois chefs-d’œuvre qui à eux seuls expriment et résument un moment fondamental de l’histoire spirituelle de l’Europe:Saint Jérôme dans sa cellule, Le Chevalier, la Mort et le Diable, et Melencolia I.Il faut dire que l’œuvre tout entière de Dürer marque un moment clé de l’histoire européenne, dont l’artiste allemand réalise une puissante synthèse temporelle, spatiale et stylistique: héritier de Schongauer, donc de la plus haute tradition germanique, il entreprendra deux voyages en Italie, en 1494 et en 1505, qui lui permettront de découvrir et d’assimiler l’art d’un Giovanni Bellini, d’un Giorgione – et, àtravers eux, l’apport de l’Antiquité classique. L’Italie, il la découvrira d’ailleurs avant même de s’y rendre, en copiant à Nuremberg des gravures de Mantegna ou de Pollaiulo, dont il saisit d’emblée tout l’esprit humaniste – et ce mot possède une signification décisive, que nous mesurerons mieux tout à l’heure.Dürer ne s’est pas contenté d’enrichir le Nord par le Sud. Mieux que personne il a marqué le passage, à la fois...

Entre cent chefs-d’œuvre de la gravure, Albrecht Dürer a réalisé trois cuivres qui marquent le sommet de son art. Leur beauté angoissante semble saisir l’instant, mystérieux entre tous, qui voit la Renaissance éclore du monde médiéval.
Les époques tourmentées enfantent de grandes œuvres, éveillent de grandes consciences. La vie etla mort s’y combattent à mains nues. Les penseurs et les artistes sentent qu’un monde est en train de finir, ils veulent qu’un autre monde commence. Tel est Albrecht Dürer en 1514, lorsqu’il réalise trois extraordinaires gravures sur cuivre, trois chefs-d’œuvre qui à eux seuls expriment et résument un moment fondamental de l’histoire spirituelle de l’Europe:Saint Jérôme dans sa cellule, Le Chevalier, la Mort et le Diable, et Melencolia I.Il faut dire que l’œuvre tout entière de Dürer marque un moment clé de l’histoire européenne, dont l’artiste allemand réalise une puissante synthèse temporelle, spatiale et stylistique: héritier de Schongauer, donc de la plus haute tradition germanique, il entreprendra deux voyages en Italie, en 1494 et en 1505, qui lui permettront de découvrir et d’assimiler l’art d’un Giovanni Bellini, d’un Giorgione – et, àtravers eux, l’apport de l’Antiquité classique. L’Italie, il la découvrira d’ailleurs avant même de s’y rendre, en copiant à Nuremberg des gravures de Mantegna ou de Pollaiulo, dont il saisit d’emblée tout l’esprit humaniste – et ce mot possède une signification décisive, que nous mesurerons mieux tout à l’heure.Dürer ne s’est pas contenté d’enrichir le Nord par le Sud. Mieux que personne il a marqué le passage, à la fois impalpable et vertigineux, du Moyen-Âge à la Renaissance. Bien entendu ces mots, qui désignent deux périodes de l’histoire et de l’histoire de l’art, sont terriblement simplificateurs; ils appellent mille réserves: le moins qu’on puisse dire est que les acteurs de l’époque, par définition, n’avaient pas l’impression de fermer derrière eux la porte médiévale pour entrer dans le jardin des délices renaissantes – et cela, même si le nom de Dürer signifie «la porte»… Néanmoins, l’artiste était parfaitement conscient de vivre de grands bouleversements: peu après sa découverte de l’Italie, donc d’une nouvelle liberté esthétique, le voilà pris dans les événements de la Réforme. C’est en 1517, trois ans après la réalisation des gravures dont nous allons parler, que Martin Luther publiera ses thèses de Wittenberg. Même s’il en réprouva les excès, Dürer fut fasciné par la Réforme, par son désir de pureté et de retour aux sources. Certes, Luther n’est pas Giorgione, et la beauté italienne n’a pas grand-chose de commun avec la vertu luthérienne. Mais Dürer était pris dans le vent d’un monde neuf, que ce vent fût brise ou tempête.En outre, le peintre était un ami d’Érasme, l’humaniste par excellence, à la fois religieux, philosophe et sensible à l’art; Érasme dont il a gravé un magnifique portrait. L’auteur de la Complainte de la paix le lui a bien rendu, en décrivant Dürer comme l’«Apelle des lignes noires» – c’est-à-dire un artiste capable de rendre, sans l’aide de la couleur, un monde aussi puissant et nuancé que celui du plus grand peintre de l’Antiquité.Ce génie des «lignes noires», voilà qui nous ramène à nos trois œuvres de 1513 à 1514, que l’on connaît sous le nom de «Meisterstiche», les «cuivres magistraux». On pourrait dire que deux d’entre ces gravures (Le Chevalier et le Saint Jérôme) expriment et résument l’héritage du Moyen- Âge chrétien; au centre de ce triptyque imaginaire, la Mélancolie concentre toute l’énigme de la Renaissance et de la modernité. Et cela, avec une puissance presque effrayante. Comme l’a montré Erwin Panofsky, Dürer possède un double génie: il est à la fois réaliste et visionnaire1. Rien n’est plus précis, plus lesté de réel queses descriptions peintes ou gravées. Mais rien n’est plus habité par les puissances de l’imaginaire, du rêve et du fantastique. Si bien que les «Meisterstiche» ne sont pas des allégories froides, ni des symboles à déchiffrer, ni même des idées philosophiques illustrées: ce sont des visions irréfutables.

Erasme le décrit comme l’«Apelle des lignes noires», l’artiste capable de rendre, sans l’aide de la couleur, un monde aussi puissant et nuancé que celui du plus grand peintre de l’Antiquité.
Visions de quoi ? Pour le Saint Jérôme, c’est simple: voici une image de la vie contemplative et méditative d’un homme de foi, dans un monde clos, mais où pourtant l’on respire à l’aise. Cette gravure est sans doute la moins «visionnaire» des trois, mais elle frappe tout de même par son mélange harmonieux et étrange de rigueur géométrique et de douceur lumineuse. À l’image exacte du Dieu médiéval, dont la lumière est en même temps intelligence, comme s’il éclairait lui-même la complexité des dogmes chrétiens, se laissant percevoir et saisir aussi bien par l’intuition que par la raison. Saint Jérôme, en outre, est le patron des traducteurs: c’est lui qui symboliquement «traduit», pour ses frères humains, les mystères de la divinité, et qui peut le faire à la perfection parce qu’il est baigné d’une lumière à la fois rigoureuse et fluide. Assurément le crâne, sur le rebord de la fenêtre, la singulière disposition des coussins et des livres, la présence au premier plan du lion, peuvent étonner. Mais sans effrayer. La sérénité règne.

La Mélancolie, ici, est noble. C’est celle de la pensée face à l’angoisse d’un monde sorti de ses gonds
Une sérénité qui se crispe violemment dans la deuxième de nos gravures, Le Chevalier, la Mort et le Diable. Il faut savoir que cette œuvre est une sorte d’interprétation visuelle d’un ouvrage d’Érasme, le Manuel du soldat chrétien, en même temps qu’une illustration du «voyage du pèlerin», c’est-à-dire de la vie du croyant qui, cheminant vers le Royaume, doit affronter les assauts du péché et de la mort. Comme dans le Saint Jérôme, un animal splendide occupe le premier plan. Il donne l’impression de la force la plus décidée. Mais il ne nous empêche pas de voir des faciès abominables grimacer derrière lui. Pire, la rosse qui porte la Mort décharnée semble prête à se mettre en travers du cheval de la vie et du courage. Cette haridelle singe la noble monture, comme la piquedu Diable imite ironiquement la lance du chevalier. Quant au chevalier lui-même, il semble devenu sinistre sous le regard de ses horribles adversaires. Néanmoins, il sait où il va. Il ne se laissera pas vaincre. Après la foi contemplative du Saint Jérôme, la foi militante du combattant. Le chevalier demeure impavide. Les monstres se sont rapprochés, mais ils n’auront pas le dernier mot.Voici cependant la troisième gravure, si mystérieuse que les interprétations, à son sujet, se sont multipliées, et qu’on a même écrit tout un livre qui les rassemble et les discute2. D’emblée cette œuvre apparaît comme une énigme. D’abord, que signifie son titre ? Pourquoi Melencolia I ? La première d’une série de plusieurs mélancolies ? L’invitation faite à cette mélancolie de s’en aller (car en latin, la lettre «I» signifie «va !») ? Ce qui est sûr, c’est qu’il s’agit d’une réinterprétation radicale, dans un sens humaniste, de la mélancolie que le Moyen-Âge considérait comme un des quatre tempéraments humains, et vitupérait comme le plus calamiteux de tous. La Mélancolie, ici, est noble. C’est celle de la pensée face à l’angoisse d’un monde encombré, multiforme, contradictoire, un monde sorti de ses gonds, comme aurait dit Shakespeare.Oui, tout semble ici étrange ou monstrueux, et surtout ambigu: quels sont les êtres et les objets représentés ? Le personnage adulte est-il un ange, un homme, une femme ? Cet enfant difforme, que fait-il là, perché sur une meule ? Et cet animal efflanqué, mi-chien, mi-veau ? Ces bâtiments inachevés, ces figures géométriques égarées, cette comète qui voisine avec un arc-en-ciel, cette chauve-souris peu avenante, qui déploie le titre de l’œuvre ? Et tous ces symboles, sablier, carré magique, balance, échelle, cloche ? Et cette mer au loin ? On est jeté dans une orgie de signes équivoques, décalés, incompatibles; on est abandonné dans un paysage improbable, impossible. Une sorte de bric-à-brac dessavoirs et de leurs instruments, sur fond de phénomènes célestes contradictoires, dans un suspens presque absurde. Comme si l’on se tenait à l’intérieur d’un crâne angoissé. Et c’est là que le double génie de Dürer, réaliste et visionnaire, nous atteint le plus sûrement: tout est parfaitement précis, et tout est aberrant. Tout a une fonction, et rien ne sert à rien. Tout est réel, et tout est cauchemar.À croire que les objets et même les personnages ont été rejetés par la mer après un épouvantable naufrage – celui des certitudes médiévales. Les monstres de la Melencolia I sont sans doute moins monstrueux que ceux qu’affronte le Chevalier, et moins épouvantables. Mais plus angoissants, parce qu’ils ont toutes les formes; parce qu’ils sont toutes les formes. Un Diable hideux, une Mort décharnée sont des ennemis connus, indubitables. Mais que faire de ces objets et de ces êtres incertains, erratiques, privés de sens, ou trop lourds de sens ?Nous l’avons dit, les interprétations de cette gravure sont multiples, presque infinies. Mais toutes s’accordent à dire que nous sommes en présence d’une œuvre humaniste et «renaissante»: l’homme, perdu dans un univers désassemblé, entouré de phénomènes multiples et contradictoires, cerné par le temps, hanté par l’inachevé, pris entre magie et raison, parvient quand même à rassembler ses forces, afin de porter sur ce monde un regard intense et franc, refusant comme le chevalier, mais avec plus de courage encore, de se laisser submerger par l’angoisse. Panofsky n’avait pas tort de suggérer que cette œuvre était un autoportrait spirituel de Dürer.Beaucoup plus tard, Goya réalisera une gravure intitulée: Le sommeil de la raison engendre les monstres. Elle représente un personnage assailli de chouettes et de vampires, sous le regard effaré d’un chat. L’homme, cherchant à fuir son cauchemar, dissimule sa tête dans ses bras. Dürer ne répond-il pas à Goya, par anticipation ? Chez lui tout est monstrueux, même les objets, et sa chauve-souris vaut bien les hiboux de Goya. Mais la Mélancolie, loin de se cacher la tête dans les bras, la relève pour mesurer du regard le désastre du monde, et ses promesses: l’éveil de la raison, et de l’humanisme créateur, saura chasser les monstres.



Artpassions Articles

E-Shop

Nos Blogs

Instagram Feed