Le goût est toujours une exception. Cependant, Andrée Putman croit qu’il est en chacun de nous. Encore faut-il le savoir, le vouloir et y croire. Avec cette magie qui fait d’elle une fée du design, elle se confie à Artpassions, donnant des recettes toutes simples qui font un goût personnel.
Christophe Mory: Comment appréhendez-vous un espace à habiter ?Andrée Putman:Pour un espace privé, il faut d’abord comprendre la démarche des personnes qui viennent nous voir. Pour elles, il s’agit toujours d’un changement de vie, vécu comme un rêve; ce qui est touchant et flatteur pour moi. Il convient de se poser les bonnes questions et de parler, de causer, de comprendre.Quel type de dialogue entreprenez-vous avec vos clients ?Un dialogue courtois qui va devenir amical. Il y a une espèce de sympathie qui attire vers le beau et qui permet des moments de gaieté desquels tout semble découler. Pour un couple, par exemple, c’est une folie non pour une question de coûts mais par la flambée poétique et étrange qui n’est pas bien comprise par leur temps. Pour mes collaborateurs et moi-même, il est important que nous respections et aimions ce que nous entendons et ceux qui parlent, qui se confient, sans quoi ce serait tricher. Suis-je une psychanalyste ratée ? Je me sens un peu une psychanalyste du goût ou une maïeuticienne plutôt, car chacun l’a en soi.
Lorsque vous travaillez pour une institution, un ministère ou un aéroport, vous ne pouvez pas entreprendre ce type de relations très personnelles. Comment procédez-vous ?Il faut dans ces cas là épouser la cause qu’ils défendent. Le ministère de l’Education nationale n’est pas le ministère de la Culture ni le siège de Novartis. Un travail d’apprentissage de la culture d’entreprise et du goût du décideur est indispensable. Ce qui n’est pas évident pour un ministre qui ignore toujours combien de temps il exercera sa mission.Quelle image vient-on chercher chez vous ?L’idéal serait de n’avoir pas d’image et de partir de zéro. Créer, toujours créer. Malheureusement, j’ai une image d’avantgarde minimaliste qui me colle à la peau parce qu’elle correspond à mes débuts, à une période triste de ma vie que j’exprimais dans une austérité sincère.
Qu’est-ce qui vous motivait, alors ?J’avais tenté le stylisme populaire avec l’idée d’embellir le quotidien et je suis tombée par hasard sur des styles et des gens qui étaient complètement oubliés et qui avaient eu des intuitions géniales parfois même sans le savoir. Ainsi Mariano Fortuny qui inventa l’éclairage indirect pour illuminer des scènes de théâtre où l’on ne voyait rien. Il n’avait pas poursuivi son idée qu’il trouvait banale. De même les mushrooms pleats qu’on ne comprenaient pas et qui ont fait la fortune de Miyake. Je pense aussi au miroir-lampe satellite d’Eileen Gray qui était complètement génial.Vous vous sentez plutôt parmi les intuitifs ?Jadis, l’intuition était étouffée ou passait pour la prothèse de l’intelligence. Aujourd’hui, elle est un droit, un éclair, un jaillissement. Je l’ai compris auprès d’artistes comme Arman, Boltanski et, au plus haut point, avec Bram van Velde. Parmi les intuitifs ? Oui, je le revendique. Les intellectuels régissent leurs œuvres. D’autres ignorent ce qu’ils font et laissent aller leurs intuitions. Oui, je me sens plutôt comme cela. Notre travail à l’agence est complètement intuitif en considérant les choses, les douceurs, les contradictions, les sourires et les larmes du quotidien. Avant de dessiner nous parlons beaucoup et nous donnons des mots, des impressions. Si je dis «soyeux» ou «velouté» cela déclenche forcément des associations et ouvre des pistes de réflexion.
Il y a tout de même des règles ?Il y des contraintes d’espaces, les autorités du lieu. Il faut savoir les respecter autant que les dépasser. L’espace est d’abord pratique. Aujourd’hui des mages venus d’Asie sévissent dans la profession en imposant des règles pour instaurer le signifiant dans les coins d’une cuisine. C’est à la mode. Moi, je refais toujours, je recommence à zéro, tout le temps, par incompétence, sans doute, par goût de l’écoute. Le conformisme m’accable, même s’il se cache derrière des couleurs exotiques qui fascinent. Cette remise en cause, ce recommencement permanent participent peut- être de la réussite. Ils n’ont rien d’évident. Après l’hôtel Wasserturm à Cologne, nous étions parvenus à une telle réussite que nous étions paralysés de peur. L’idée de faire moins bien que ce que nous avonsdéjà réalisé est une douleur omniprésente. Il faut la dépasser comme accepter l’audelà des choses et des formes. Vous croyez qu’en disant que chaque espace est différent je formule une banalité ? C’est plutôt l’un des secrets du succès qui consiste à tout recommencer toujours.Et puis il y a des cas très singuliers comme la cabine du Concorde. Comment avez-vous procédé ?Au début des années 90, Air France nous consulte pour l’aménagement intérieur de la cabine. Habituée de la ligne, je connaissais parfaitement les dimensions de ce petit habitacle. Aujourd’hui que Concorde ne volera plus, on imagine mal combien le confort était relatif. Nous nous sommes dits que si l’on pouvait y gagner cinq centimètres, ce serait une victoire considérable. L’effort a porté sur les coffres à bagages qui ont été redessinés avec un effet de vague soulignée par un éclairage indirect. Concorde avait de passionnant qu’il alliait la performance de la modernité, la rigueur chic et l’austérité chaleureuse. Tout ce que j’aime en somme.Vous avez été appelée par des musées pour des scénographies. Est-ce un peu l’aboutissement de l’architecture d’intérieur ?Ce sont des lettres de noblesse qui me touchent. Après l’aménagement intérieur du CAPC de Bordeaux, les artistes sont venus à moi. J’ai senti que nous nous comprenions. Tout ce à quoi j’avais aspiré depuis ma jeunesse me parvenait enfin. Il y a eu en effet une scénographie heureuse au Guggenheim de New York en 1990. La scénographie est un outil à comprendre. Nous portons alors les lunettes du créateur qui a fait l’exposition et nous donnons la clé au visiteur. Le voisinage d’œuvres jamais rapprochées donne des éclairages singuliers et des compréhensions nouvelles. Ces confrontations forment des rendez-vous surprenants, jamais convenus. Charge au scénographe de trouver le fil conducteur, qu’il soit esthétique, enthousiaste et naturellement pédagogique. Cela participe d’une générosité respectueuse des œuvres et à transmettre au plus grand nombre.Et lorsque vous créez des objets, de quoi partez-vous ?Les objets ont une âme et des trajets d’une complexité folle. J’ai eu ainsi quelques objets qui ne m’ont jamais quittée même s’ils m’ont été étrangers pendant dix, vingt, voire quarante ans. J’aime l’objet hyper bizarre, l’étrange, l’incompréhensible. Ce que j’ai édité au début d’Ecart, la société créée en 1978, reprenait les objets que j’aimais comme la petite chaise de Rob. Mallet-Stevens.Ecart est l’anagramme de Trace. Quelle trace laissez-vous ?Des empreintes dans la vie des gens, je crois. Aussi des emprunts à des personnages qui m’ont fascinée ou à des œuvres qui m’ont marquée. Je pense à Samuel Beckett à qui je voue un culte, à Giacometti, à Bram van Velde, à Michel Guy dont l’amitié me fut un soutien puissant. J’ai passé ma jeunesse d’après-guerre à SaintGermain-des-prés. Quand j’ouvrais ma fenêtre, je me disais, ils sont tous là, en bas, dans la rue. Mais les grands artistes ne partagent pas. On croit qu’on a une relation avec eux mais ils demeurent affairés par leur chemin. Cette solitude de l’artiste s’accompagne de sauvagerie ou s’exprime par une grande timidité. Beckett ne disait rien mais quand il se sentait en confiance, il était d’une drôlerie magistrale. Je ne cherchais pas à les approcher, seulement à les regarder. La trace que je laisserai ? C’est plutôt les traces qu’ils ont imprimées en moi. Ensuite, j’espère être fidèle à cette indépendance militante qui m’anime.On est frappé aujourd’hui d’une sorte d’uniformisation des formes, des couleurs, des matériaux. Rien ne rassemble plus à un hall d’hôtel qu’un hall d’hôtel, qu’il soit à Shanghai, à Paris ou à New York.Bien sûr, tout le monde se copie. Et ce n’est pas grave. La profession s’est considérablement développée mais la concurrence est stimulante et les débats visuels des idées sont motivants. J’ai peur du local et des effets typiques. Si le goût reste exceptionnel, il en demeure universel. Il est normal qu’on le retrouve un peu partout, quelles que soient les cultures et les matériaux locaux. Le noir, le blanc et le gris ne sont pas des tendances ni des modes: ils permettent de mettre en valeur un bouquet de fleurs, une œuvre d’art et surtout, surtout les personnes !Cette uniformisation vous donne une sorte d’ubiquité. Comment travaillez-vous partout dans le monde ?Trois personnes de l’agence travaillent en permanence sur chaque chantier. A eux la relation avec les entreprises locales, les respects des délais et la bonne lecture des plans d’exécution qui sont établis ici. Quant à moi, je dois faire mes tournées régulières aussi importantes pour écouter, comprendre que pour trouver des matériaux ou des idées qui souvent jaillissent du terrain lui-même. De toute façon, il faut aller à la rencontre des gens. On ne travaille pas les intérieurs sans aimer ceux qui y habitent.Est-ce là ce qui fait la différence ?Sans aucun doute et aussi dans le détail. Il faut avoir la passion et la patience du détail: une poignée de porte, un éclairage discret ou la délicatesse d’un isolement. Ainsi, à Grimaud, j’ai reconstruit une maison qui, côté terrasse, ne comportait pas de fenêtre. C’était un détail sans doute pour le visiteur mais un détail qui compte car il permettait à la terrasse d’être une vraie pièce: on pouvait y murmurer dans le soir sans être entendu, on pouvait y lire sans être vu. Voilà le détail qui fait la différence et qui vient du respect des isolements.Le noir et le blanc participent de votre griffe. D’où cela vous est venu ?D’un coup de pot ! De l’intuition ! De ce que vous voudrez et que j’appelle la chance. On pourra y revenir car elle m’a toujours suivie.Cela se passe en 1983. Steve Rubell et Ian Schrager, après la déconfiture du Studio 54, n’ont plus le droit de diriger un établissement vendant de l’alcool et décident d’ouvrir un hôtel. Cette façon de rebondir aux Etats-Unis a quelque chose de fascinant. En France, on parlerait de «repris de justice» et on les enterrerait vivants. Là-bas, tout est possible. Ils m’appellent pour refaire le Morgans avec des délais courts et un budget incompressible. Pour les salles de bain, je me demande ce qui serait le moins cher. Ce sont des carreaux noirs et des carreaux blancs. Avec un joli lavabo en métal et des éclairages qui habitent la pièce plus que de l’habiller, ce serait merveilleux. Le miracle vient de là. Le Morgans n’a pas pris une ride. On est entré dans l’atemporel sans le vouloir. Il n’y a pas que le noir et blanc. Il y a des noirs et des blancs –nous en avons douze de chaque à proposer !Le noir semble omniprésent aujourd’hui. N’est-ce pas aussi un caractère contemporain comme celui de se protéger d’un monde instable ?Si c’est le cas, ce serait vulgaire. Le noir est constamment synonyme de luxe. La vulgarisation du noir est un contre-sens; le luxe s’opposant à la vulgarité. Pour moi, un canapé en cuir noir est insupportable, il exprime la vulgarisation du magnifique et du précieux. La mode du salon pleine peau cuir noir avec les deux clubs en face du canapé a été l’assassinat du noir.
Quels matériaux aimez-vous utiliser ?Tous. Le choix des matériaux est essentiel, c’est la clef du succès. J’aime les oppositions entre le simple et le précieux. Je suis toujours attirée par l’insolite. En ce moment, nous prisons particulièrement la pierre qu’elle soit bouchonnée, grattée, imprimée. L’ardoise aussi, bien que fragile, a une densité de matière et de couleur qui ne lasse pas. J’aime utiliser la lave. J’ai ce lien avec la région clermontoise où nous fabriquons d’immenses tables en lave émaillées sur place. Le bois offre des variantes étonnantes. Nous avons une gamme de dix chênes par exemple qui n’ont rien à voir les uns avec les autres. Et puis, j’aime l’insolite, encore une fois. J’ai été la première à utiliser des traversesde chemin de fer pour créer des sols pour Karl Lagerfeld entre autres.Et puis les mariages de matériaux contradictoires vous amusent…Ils procurent en effet une joie profonde. Il ne faut pas lier des matériaux pour le plaisir. En revanche, il faut accepter le mystère d’alliances peu évidentes et dont la magie est le fruit. Avec les mariages de matériaux, on donne moins dans l’original que dans l’originel et là, c’est toujours un étonnement. C’est le prix d’un peu d’audace.L’eau exerce aussi une fascination sur vous. L’avez-vous suffisamment exploitée pour vos réalisations ?
On n’exploite jamais assez l’eau comme matériau. J’ai réalisé pour Carita à Paris une porte en eau. C’était une porte qui renfermait plusieurs tonnes d’eau et qu’on pouvait pousser de l’index. J’ai réitéré cela au Japon. L’effet est stupéfiant.La pièce qui attire le plus votre attention, ou votre attirance, reste la salle de bain. Pourquoi cette attirance ?Parce qu’elle correspond à une histoire et à des sensations. J’imagine la jeune femme rentrant éreintée d’une journée de travail. Ses enfants jouent ou travaillent leurs leçons, elle prend sa douche, puis s’installe sur une grande natte africaine, fait du thé, réfléchit sur sa journée en écoutant une musique puis retrouvant peu à peu l’énergie nécessaire à la fin de la journée. Ce scénario a toujours suscité un frisson de joie. Autant une cuisine est une pièce à vivre, autant une salle de bain est une pièce à se ressourcer. J’y suis attirée parce que c’est ce dont on a le plus besoin aujourd’hui: soins de soi, calme, temps pour soi.Quel est le critère d’un maison réussie ?Elle doit offrir l’imagination de quatre endroits différents pour se nourrir: une table pour un brunch, un coin pour une salade, un lieu de réception, etc. Selon la lumière, le soleil, le moment, on doit pouvoir choisir. Alors, le pari est gagné.
En quelques mots
Qu’est-ce qui vous émeut……dans un objet ?La notice d’emploi.…dans un tableau ?L’existence d’un regret.…dans une sculpture ?Les marques d’une hésitation.…dans une architecture ?Qu’elle soit bancale sans le savoir.…dans un livre ?La détresse de l’écrivain.…dans une musique ?A quel point je la connais par coeur.…dans un plat cuisiné ?Que l’objectif soit de générer de l’enthousiasme.…dans un paysage ?Juste avant l’orage.Si vous deviez choisir une œuvre……dans la peinture ?Un «livre» de Anselm Kieffer.…dans la sculpture ?Une araignée de Louise Bourgeois. (photo ci-dessous)…dans la musique ?Wozzeck, Alban Berg.…dans l’architecture ?Le site d’Abou Simbel. (photo ci-dessous)…dans la littérature ?James Joyce.
Parcours
Hôtels – Restaurants Clubs – Salons2002 | RestaurantLa Bastide, Los Angeles2000 | Wolfsburg RitzCarlton Hôtel, AutostadtVolkswagen, Allemagne1994 | Hôtel Sheraton,Paris-Roissy1992 | Orchid Club House,Kobe, JapanPavillon Français (restaurant et accueil VIP) de l’Exposition Universelle de Séville, Espagne1984 | Hôtel Morgans,New YorkMagasinsBoutiques – Corners2005 | BoutiqueGuerlain, Paris2000 | Patisserie PierreHerme, Tokyo1998 | Lagerfeld Gallery, Paris1991/1992 | CacharelEnfants Boutique, Barcelone1985 | Azzedine AlaiaBoutique, Paris1978 | Thierry MuglerBoutique, Parisd’excellence en design décerné par The American Society of Interior Designers San Francisco Museum of Modern Art1991 | Grand Prix Européen d’architecture d’intérieur Récompense d’ensemble (Catégories hôtels et restaurants, bureaux, loisirs et théâtres, boutiques)Aménagement et rénovations d’appartements privés dans le monde entier…Bureaux – Collectivités Espaces Publics2002 | Ministère del’Education Nationale, Paris2000 | Fédération de la HauteCouture, Bureaux, Paris1993/1994 | Galerie desMarbres, Musée Rodin, ParisSept/Arte, chaine detélévision, Bureaux, Paris1988/1990 | Centre d’ArtsPlastiques Contemporain(C.A.P.C.), Bordeaux1985 | Ebel, siège social,Villa Turque (Le Corbusier),La Chaux de Fonds, SuisseMinistère de la Culture,bureau de Jack Lang, Paris1982 | Bureau De KarlLagerfeld, ParisImage de marque Design – Expositions2005 | 925 Collectionbijoux Christofle2003 | Préparation meublée,Collection de meublesAndrée Putman2002 | Vertigo, Collectiond’orfevrerie, ChristofleCollection de lampes, Ledspréparation parfumée,Andrée Putman Parfum1998 | Exposition « RendezVous » GuggenheimMuseum, New York1999 | Collections, Les3 Suisses Collections,Monoprix-Prisunic1987 | Hommage à Ferrari,Exposition FondationCartier, Jouy-En-Josas1986 | Ebel Stand, foire deBâlePrix reçus par Andrée Putman2006 | Gala SPA Award fürBayerischer Hof2005 | 1er Prix Veuve Cliquotde la femme d’affaires pourl’ensemble d’une carrière1998 | Honorary Doctor ofFine Arts DegreeThe School of the ArtInstitute Of ChicagoChicago, Usa1997 | «Stars Of DesignAward» pour l’œuvre detoute une vie en designd’intérieur, Pacific DesignCenter, Westweek 97Los Angeles, U.S.A.1996 | Honorary Doctor ofFine Arts Degree, ParsonsSchool of DesignNew York, Usa1995 | Grand Prix Nationalde la création industrielle1995, décerné par MonsieurPhilippe Douste-Blazy,Ministre de la Culture1992 | Prix Crystal Award