À Athènes, les peintres sur vases aimaient représenter la vie quotidienne, notamment l’exercice desmétiers manuels, à commencer par le leur. Ils nous introduisent ainsi dans l’atelier des céramistes et aussi des bronziers, des sculpteurs, des menuisiers, des cordonniers. Bien entendu, ces scènes de métier ont été depuis longtemps recensées et commentées par les archéologues. Lesquels auraient dû s’étonner pourtant de l’absence dans ce répertoire d’une activité bien attestée par ailleurs: la frappe de la monnaie. Lacune d’autant plus incompréhensible de prime abord que les anciens Grecs pouvaient s’enorgueillir d’avoir conféré à la monnaie sa forme définitive, dont ils créèrent une multitude de types, d’une beauté sans égale.Pour ma part, en qualité de spécialiste de la céramique grecque, j’ai buté sur ce problème pendant longtemps, jusqu’au jour où j’ai trouvé ce qui, selon moi, constituait le document manquant. Il s’agit d’une coupe attique à figures rouges, réduite à deux fragments. Ceux-ci, non jointifs, conservent heureusement la plus grande partie du médaillon décorant le fond.La bordure du médaillon se compose d’un méandre entrecoupé de croix sur fond noir. Remarquons que le cercle interne a été tracé après la scène figurée, sur laquelle elle empiète nettement.
L’image, délimitée en bas par un exergue, représente un homme accroupi, le genou droit à terre, la jambe gauche repliée à angle droit. La position du personnage paraît malgré tout assez stable pour qu’on n’ait pas besoin de l’imaginer assis sur le bord d’un escabeau.L’homme lève bien haut un marteau pour assener un coup violent sur un objet qu’il maintient fermement de la main gauche. L’objet qui va recevoir le choc est un cylindre prolongé par une forme triangulaire, disposée la pointe en haut. Le tout repose sur une masse plutôt irrégulière, formée d’un plateau porté par trois pieds.L’homme, complètement nu, le sexe bien apparent, a une musculature puissante, mais on lui voit les côtes, comme s’il portait les stigmates d’une besogne trop rude. Il est aussi à moitié chauve et présente un profil dépourvu de noblesse: nous sommes en présence d’un homme du commun, qui porte néanmoins un fin bandeau autour du crâne, signe qu’il occupe une fonction pas tout à fait subalterne (et qu’il n’est pas un esclave ?). L’artisan, car c’en est un, se livre à sa tâche avec une grande concentration, exprimée par le regard fixe et le sourcil légèrement froncé.En face de l’artisan, mais debout, se tient un second personnage, appuyé à un bâton noueux (l’extrémité inférieure masquée par le troisième pied de la table de travail) et tenant dans la main gauche tendue, une bourse. Le petit fragment contient le haut de cette figure, soit une partie de la tête barbue et l’épaule droite couverte d’un manteau (dont le bas se voit sur le fragment principal). La direction de la tête montre que le personnage debout contemple l’artisan. Dans le champ du grand fragment pend un objet en forme de tige coudée deux fois. J’y reconnais une clé, dans le genre de celle qu’on voit habituellement dans la main des gardiennes de temples.
La scène du médaillon se passe donc dans un atelier, un local fermé où il fait si chaud que l’ouvrier ne supporte même pas la simple pièce d’étoffe enroulée autour des hanches que les peintres prêtent généralement aux travailleurs manuels. Il est donc raisonnable de supposer que, dans cette officine, on traite le métal et qu’un foyer ouvert se trouve à proximité immédiate.Un atelier monétaire répond parfaitement à cette description. Et l’instrument que l’artisan tient de la main gauche serait le poinçon mobile (enfilé dans un manchon en bois), portant à la base le coin, lequel sert à imprimer le revers de la monnaie. Le coin d’avers se trouverait incrusté dans ce qui tient lieu d’enclume. Entre les deux coins, il faudrait imaginer la pastille de métal coulé et malléable, le flan. Sous l’effet du coup de marteau, le flan recevra l’empreinte des deux coins, devenant ainsi pièce de monnaie.Certes, la représentation de cet outillage manque de précision, à cause de la petitesse de l’image. Et l’on est en droit de mettre en doute l’interprétation que j’en donne, d’autant plus qu’aucun coin de cette époque n’a survécu, qui permettrait une comparaison. Mais il y a un argument péremptoire: laprésence de la clé, signifiant que le local où œuvre l’artisan se trouve verrouillé. Or, dans le cas d’un travail manuel quelconque, pourquoi s’enfermer, au lieu de profiter de la lumière du jour et du bon air? Seul le caractère précieux de la monnaie justifie pareille précaution.Si donc il s’agit bien d’un atelier monétaire, l’homme qui contemple l’artisan ne saurait être un client, encore moins un curieux, un badaud. Il faut reconnaître en lui le magistrat, l’archonte, qui préside à l’émission monétaire. Cete fonction officielle est symbolisée dans l’image par la grosse bourse qu’il exhibe à bras tendu.Il reste la question de savoir pour quelle raison les peintres sur vases, auxquels la fabrication de la monnaie offrait un si beau sujet, l’ont quasiment ignorée. Réponse: parce qu’elle se pratiquait à leur insu, à l’abri des regards, au contraire des autres productions artisanales, offertes à la vue de tous. À la rigueur, quand la porte de l’atelier monétaire s’entrouvrait pour laisser passer les préposés, pouvaientils jeter un coup d’œil à l’intérieur. Mais en tout cas pas se planter devant le monnayeur, pour le regarder faire. D’où la nécessité pour les peintres de se tourner vers d’autres sources d’inspiration.