Jean-Michel Basquiat nous attend à la Fondation Beyeler jusqu’au 5 septembre 2010. Mort d’une overdose en 1988, l’artiste aurait eu cinquante ans cette année. Voyage dans l’espace et le temps vers la Grosse Pomme, un rien pourrie, des années 70-80.
Les toiles aux couleurs vives, les visages grimaçants, disproportionnés, s’étalent sur les cimaises blanchissimes de la Fondation. On ressent uncertain paradoxe à voir cet art de rue exposé dans ce lieu, emblématique, à tous points de vue du monde de l’art. Paradoxe d’ailleurs au cœur du phénomène Basquiat, et dont on peut penser qu’il ne fut pas pour rien dans la trajectoire funeste de l’artiste.La culture du tag et du graff qui émerge dans le métro new yorkais au début des années 70 est bien éloignée de la culture des musées. En 1972, une première tentative d’annexer les plus talentueux des graffeurs au monde artistique se conclut par un échec, s’étant heurtée à une communauté que ses codes et son mode de fonctionnement rendaient presque hermétique. La seconde tentative, en 1980, se fait dans un milieu du tag considérablement fragilisé. Le harcèlement policier et les efforts constants de nettoyage des voitures ont amené la disparition des writer’s corners, ces nœuds ferroviaires du réseau souterrain où les graffeurs des différents quartiers pouvaient échanger et confronter leurs styles.
Jean-Michel Basquiat n’a pas vraiment le même profil que les graffeurs du métro. Il est issu d’une famille relativement aisée; son goût précoce pour l’art est soutenu et encouragé notamment par sa mère qui l’emmène régulièrement au Met et au Moma. Pourtant le jeune homme, qui suit une scolarité chaotique entrecoupée de fugues, est attiré par la contre-culture des graffiti.En 1976, étudiant à City-as-School High School (un établissement pour surdoués), il élabore avec son ami Al Diaz un comic dont le personnage principal, en quête de sens, se voit proposer en guise de réponse SAMO©, «Same Old Shit», une sorte de religion-panacée qui s’exprime par des slogans parodiant la rhétorique publicitaire.Rapidement, ce private joke va prendre de l’ampleur, et s’afficher sur les murs de la ville. Diaz est un boss, une figure de la scène originelle du graffiti, celle du tout début des années 70, où il a tagué sous le nom de Bomb I. On peut supposer que c’est lui, selon le mécanisme classique de la micro-société des graffeurs, qui a réellement initié Basquiat au graffiti. Toutefois, par l’élaboration des messages diffusés, par son style à la fois poétique et ironique, SAMO© se distingue à la fois des simples taggeurs, dont l’objectif est de diffuser leur «marque» le plus largement possible, et des graffeurs dont le but est de démontrer une supériorité stylistique.
Jean-Michel Basquiat, qui en 1978 s’est fait renvoyer de la City-as-School et a quitté le domicile familial de Brooklyn pour vivre à Manhattan, est clairement à la recherche de notoriété et commence à la trouver. Il vend, pour vivre, des cartes postales et des t-shirts qu’il peint tout en continuant avec Diaz à diffuser les aphorismes de SAMO© dans East Village, aux alentours des galeries de Soho et autour de l’École des Arts Visuels, où il rencontre brièvement une première fois Keith Haring. 90% des graffiti de SAMO© se trouvent dans le cœur artistique de New York, qui fascine Basquiat. Ces créations finissent par intriguer et en décembre 1978, un article du Village Voice publie une interview de Basquiat et Diaz. Peu après, ils se brouillent, Diaz accusant son ami de rechercher la publicité: les murs se couvrent alors de «SAMO© is dead». Basquiat participe également régulièrement à TV Party, l’émission de Glenn O’Brien sur le câble public. Il monte un groupe musical, «Gray», dans lequel il joue du synthétiseur et de la clarinette, et grâce auquel il fréquente les boîtes branchées comme le Mudd, y rencontrant ceux qui lui ouvriront les portes du monde des galeries. Bientôt c’est l’exposition Time Square Show, puis un an plus tard, en 1981, New York New Wave aux côtés de Keith Haring, Andy Warhol et Robert Mapplethorpe. La suite, jusqu’à la chute finale, appartient à l’histoire de l’art.Cette histoire, comme toute histoire, est écrite par les vainqueurs, et si l’homme que fut JeanMichel Basquiat, miné de longue date par la drogue, pris en tenaille entre son désir de gloire et son attirance pour l’underground, s’est brûlé les ailes, l’artiste Basquiat mérite en revanche incontestablement de se trouver au panthéon de l’art du XXe siècle. Il reste en fin de compte avec Keith Haring l’un des rares témoins de cette incursion de la Street culture et du hip hop dans le monde de l’art. Or, il est intéressant deconstater, au-delà de la rhétorique hagiographique du génie aux pieds nus, mâtiné de James Dean fauché en pleine gloire, que si Basquiat et Haring sont imprégnés de cette culture, ils n’en sont pas issus. L’un comme l’autre ont reçu, en plus du talent, un héritage culturel plus proche de celui du monde des galeries et des musées que de celui de la rue. Le premier, plus ou moins consciemment, met d’ailleurs en œuvre une véritable stratégie d’infiltration dudit milieu que l’on n’imagine guère possible chez les tagueurs du métro. Plus tard, cette culture picturale et artistique se retrouvera dans son œuvre: c’est elle qui lui donne forme et cohérence.Pour cette raison, il n’est pas inintéressant d’aller un peu au-delà de la légende bâtie autour de la «personnalité scintillante» (sic) vantée dans les textes d’accompagnement; car derrière l’hagiographie, on découvre une parabole: celle du retour du fils prodigue.