Bram van Velde Une année à Fox-Amphoux

La biographie de Bram van Velde sonne sèchement aux années qui nous intéressent. 1958. Mai:Franz Meyer organise la toute première exposition de Bram dans un musée, sa rétrospective à la Kunsthalle de Berne. Juin: Bram s’isole à Fox-Amphoux, ne supportant plus le climat de violence provoqué à Paris par la guerre d’Algérie. 1959. Juillet: Marthe, la compagne de Bram, quitte Fox-Amphoux (où le peintre reste encore), passe quelques semaines à Aix-en-Provence et rentre à Paris, où elle meurt le 11 août, renversée par une voiture. A l’automne, Bram occupe la maison de Jacques Putman à Tardais1, pour préparer la rétrospective qui s’ouvre en décembre au Stedelijk Museum d’Amsterdam.Bientôt, lentement, suivra une reconnaissance mesurée. Bram atteint à cette époque la plénitude de ses moyens picturaux (il a soixante-quatre ans). Mais l’actualité qui s’apprête à découvrir la peinture américaine et le pop art ne sait encore que faire de cet artiste qui délivre dans sa maturité des œuvres inclassables, quoique spontanément caractéristiques et pourtant difficiles à décrire: on parlera de plages gorgées de couleur souvent ravinée par une liquidité significative pour un homme venant de la mer.Qui est Bram van Velde – plus simplement Bram (abréviation d’Abraham), comme on l’appelle familièrement ? Où se trouve Fox-Amphoux ? Que s’y passe-il ? Peut-être pas grand-chose. Et pourtant.Bram van Velde, né à Zoeterwoude, près de Leyde, en 1895 et mort à Grimaud (Var), en 1981, vit des naissances tardives, renouvelées. A plus de vingt-sept ans, entre 1922 et 1924, à Worpswede, dans la colonie...

La biographie de Bram van Velde sonne sèchement aux années qui nous intéressent. 1958. Mai:Franz Meyer organise la toute première exposition de Bram dans un musée, sa rétrospective à la Kunsthalle de Berne. Juin: Bram s’isole à Fox-Amphoux, ne supportant plus le climat de violence provoqué à Paris par la guerre d’Algérie. 1959. Juillet: Marthe, la compagne de Bram, quitte Fox-Amphoux (où le peintre reste encore), passe quelques semaines à Aix-en-Provence et rentre à Paris, où elle meurt le 11 août, renversée par une voiture. A l’automne, Bram occupe la maison de Jacques Putman à Tardais1, pour préparer la rétrospective qui s’ouvre en décembre au Stedelijk Museum d’Amsterdam.Bientôt, lentement, suivra une reconnaissance mesurée. Bram atteint à cette époque la plénitude de ses moyens picturaux (il a soixante-quatre ans). Mais l’actualité qui s’apprête à découvrir la peinture américaine et le pop art ne sait encore que faire de cet artiste qui délivre dans sa maturité des œuvres inclassables, quoique spontanément caractéristiques et pourtant difficiles à décrire: on parlera de plages gorgées de couleur souvent ravinée par une liquidité significative pour un homme venant de la mer.Qui est Bram van Velde – plus simplement Bram (abréviation d’Abraham), comme on l’appelle familièrement ? Où se trouve Fox-Amphoux ? Que s’y passe-il ? Peut-être pas grand-chose. Et pourtant.Bram van Velde, né à Zoeterwoude, près de Leyde, en 1895 et mort à Grimaud (Var), en 1981, vit des naissances tardives, renouvelées. A plus de vingt-sept ans, entre 1922 et 1924, à Worpswede, dans la colonie d’artiste près de Brême rendue célèbre par la monographie de Rainer Maria Rilke (1903), il se détourne du pompiérisme rembranesque à la mode du XIXe siècle et passe au langage coloré et fiévreux d’une modernité expressionniste. Désormais, il sera engagé dans une quête qui va durer deux décennies, toujours dans la misère: à Paris, où il arrive en septembre 1924, puis en Corse (1930), à Majorque (1932-1936) et de nouveau à Paris.L’abstraction croissante qui organise l’espace chez Bram s’appuie sur les genres du paysage, du bouquet généreux, de la figure simplifiée, de la nature morte à la fenêtre, toutes peintures qui traduiront la découverte fascinée du fait plastique autonome, chez Matisse, alliée au refus de la reconstruction de la réalité par l’invention des formes, chez Picasso. Bram traverse des moments de post-impressionnisme naïf, des processus de véritable décantation formelle, des modalités postcubistes, d’art déco; il voit des masques nègres, pratique une sinuosité calligraphique proche de Mirò. Pendant ces années, la marche est loin d’être rectiligne, mais il n’y a ni emprunt ni fabrication chez le peintre hollandais, qui est toujours luimême dans ces tentatives sans impatience.

Au seuil de la deuxième Guerre mondiale, pendant laquelle il cessera tout travail créateur, il accède à une peinture sans objet, malgré quelques signes allusifs rémanents, et qui tire son mouvement du réel qui surgit, se dessine, dans le même temps où il reste inenvisageable, occulté dans et par la peinture qui se déploie. Dès 1945, l’artiste développe ses structures désormais typiques, aux V et B récurrents, dans lesquelles la matière colorée, sévère et violente, se surcharge et triomphe. Avec pour toute réponse un insuccès commercial tenace. Bram van Velde ne s’intéresse pas au débat abstraction / figuration, au rapport à l’histoire de l’art et autres jalons extérieurs. Pour lui, écrira Samuel Beckett, le plus proche de ses amis parmi les écrivains et les artistes, «le tableau, c’est la trappe qui s’ouvre», quelque chose qui se passe avant qu’on ne puisse se rattraper. Voilà esquissée en quelques lignes la situation du peintre qui arrive en Provence: il est aussi pauvre qu’il est encore le grand inconnu dans le champ de la création européenne.Fox-Amphoux, au nord-ouest d’Aixen-Provence, lieu de naissance du Conventionnel Barras en 1755, est un petit village du Haut-Var, presque en ruine, émergeant des bois au sommet d’une haute colline où de temps à autre un épicier monte avec sa camionnette. Bram occupela maison de Françoise Porte, la première femme de Jacques Putman (1926-1994). Tous les matins, il part seul, se promener. Est-ce au retour d’une ballade que le photographe suédois Christer Strömholm (1918- 2002) l’a saisi, cigarette aux lèvres, dans la ruelle centrale que traversent les chats ? Ces portraits sur le vif laissent deviner l’intense clarté du regard de Bram. «Sa présence était bouleversante», se souvient Alex Steiger, un artiste qui vivait làbas, et qui ajoute: «je lui faisais la cuisine et il payait la nourriture, Marthe n’était pas très habile».Or, comme Bram l’écrit le 3 juin 1958 à Jacques Putman, le fidèle de toujours, «Nous sommes à Fox sans argent». Ce manque cruel restera la basse continue, malgré les versements supplémentaires de Michel Guy (1927-1990), le futur ministre de la culture, d’Andrée Aynard (1925), bientôt Andrée Putman, et les visites d’amis convaincus de l’importance de l’homme et du peintre. Bram lance parfois une lettre, où il est certes question du manque d’argent, mais aussi d’autres sujets: «Un petit mot pour te dire que je tourne autour d’un travail à commencer, mais c’est pas facile à commencer.» (…) La vie est assez bizarre ici (bizarre, c’est le mot qu’on prononce le plus souvent, et mouche). Une vue énorme [depuis ici], d’une manière qu’on se sent devenir mouche. Aucune nouvelle sur l’exposition [de Berne] ne m’est parvenue hors les deux mots de toi. Ce qui est un peu minime (encore un mot d’ici)». Au vrai, dans cette retraite et ce retrait en Provence, Bram se maintient juste, minimement (c’est l’attitude de toute sa vie). Et peint aussi, en définitive.

Selon Pierre Humbert, un autre artiste résidant à Fox-Amphoux, Bram n’en est pas moins «très amusant. Il aimait rigoler. Marthe dansait. C’était En attendant Godot». Bram évite semble-t-il de parler peinture avec ses «collègues» et quand PH lui montre une de ses productions, il s’en tire en lâchant un simple «Tout est dit». Bram, lui, «peint quand il est à bout», auxdires encore de PH; «j’attends que cela vienne», fait-il souvent. Il travaille alors au premier étage de la maison, n’ayant qu’une assiette pour mélanger les gouaches, quelques mauvais pinceaux, un rouleau de papier Canson et une planche avec quelques punaises (sur une photographie de Strömholm, la feuille est encore vierge: elle accueillera la gouache ci contre).«Quand il attaque une gouache, ça peut durer trois jours. On ne sait pas comment il décide que c’est fini». En quelque quinze mois, Bram peindra dix-neuf gouaches («l’huile du pauvre»), une grande huile sur toile (130 x 195 cm), un lavis et une encre de Chine. C’est énorme dans la vie d’un homme qui n’a guère laissé qu’un millier d’œuvres en tout. Et dont les musées d’Amsterdam (Stedelijk Museum: 8 pièces), de Genève (Musée d’art et d’histoire: 16 pièces), Paris (MNAM, Centre Pompidou: 9 pièces) et Saint-Paul-de-Vence (Fondation Maeght: 7 pièces) conservent les témoignages rares et poignants.En 1961, le peintre Pierre Alechinsky (1927) retiendra en des termes presque beckettiens La leçon de Fox: «Ce village, haut navire fossilisé et qui règne sur l’eau à jamais disparue, c’est Fin de Partie. Quelques vieillards à petites cannes, ils sont maintenant très courbés, s’y accrochent. Très longs cheveux, très longue mort. Parfois une phrase: il y en avait, il n’y en a plus. Pas un enfant ne court, Bram est le septième et le dernier habitant, le premier. Le vent nettoie les rues, on y marche en pantoufles. Bonjour, bonjour tout le monde. C’est l’exil. De la maison de pierre, je me souviendrai, et des quatre peintures. Bram: ‘C’est peut-être parce qu’il y a quelque part la honte !’ Par la fenêtre, les oliviers gelés, des ruines dans le lierre, les Alpes. ‘Tout cela ne sert à rien. Mon œil connaît tout cela, je ne peux rien en faire. La peinture, c’est autre chose, c’est une autre image, c’est faire une autre image.’»Bram pense bien sûr au tableau offert au regardeur. Mais il ne se trompe pas en termes d’histoire de l’art, qui a fait de lui un Einzelgänger, ou un outsider, un marginal. Pour l’historien justement, en mal de références, il serait peut-être commode, dans cette «bizarre» période vécue à FoxAmphoux, de mettre les lavis, encre et petites gouaches aux éclats vifs dans leur gangue noire en relation avec la mort de Marthe Arnaud, la compagne de Bram, ancienne missionnaire en Afrique. Il est toutefois vraisemblable que ces œuvres précèdent l’événement.Parmi ces dernières, le serein lavis et gouache à fond jaune assez pâle (ill. p. 35) – soleil dans la brume, plus que lune chaude, lumière égale qui résonne aussi dans la fameuse gouache jaune de la collection B. (ill. p. 37) – correspond probablement, cas unique chez Bram, à ce qu’on appelle dessin. La prise en compte du monde extérieur s’organise comme une vue par une fenêtre cadrée d’ombre, présentant à gauche une typique bande qui s’élargit vers le bas: par delà un double étagement horizontal, se dessinent deux arcs, une indication ogivale, une tour peut-être ou une meurtrière, qui restituent selon la tradition ayant cours parmi les proches de l’artiste quelque chose des ruelles du village provençal de Tourtour, à 15 km deFox-Amphoux, visité en compagnie de Pierre Alechinsky et de Jacques Putman.Alex Steiger s’insurge – et peut-être à juste titre – contre ce type de légendes (il en est d’autres encore dans l’existence du peintre): «Bram ne savait pas où il allait. Il ne pouvait pas faire cela [entendre: dessiner]. C’est un non sens. Il vivait le paysage, il n’allait pas le peindre, crayon en main». Un autre lavis d’encre de Chine, aujourd’hui au Stedelijk Museum d’Amsterdam, donne raison à AS. Si tant est qu’elle ait pu jouer le moindre rôle, Bram transpose sa perception des ouvertures et décrochements villageois en les déplaçant vers la simplicité abstraite de la ligne picturale et d’un clair-obscur marqué, à respiration de claire-voie. Même parfois d’apparence plus dilatée et/ou «composée» (ill. p. 40), la peinture de Fox-Amphoux montrera une empoignade sauvage, sans garde-fou ni repères (ill. p. 39). Toujours «la lutte de Jacob avec l’Ange», selon l’expression de Pierre Schneider.Il n’est pas nécessaire de connaître le détail biographique pour apprécier d’emblée cette manière désormais distinctive de faire avancer le pinceau, d’en épuiser le liquide pigmenté qu’il transporte, de trembler, de revenir en insistant, de laisser à nu l’attaque ou la trace qui meurt. Toute la charpente des images à venir est présente, même quand demain tout confluera dans un geste attaché à sa seule réalité, un geste-ligne sous-jacent à la peinture qui prolonge celui-ci et le recouvre parfois.Avec un extraordinaire tempérament de peintre, une vérité artistique qui n’a d’égale que chez Alberto Giacometti, Bram ramène à la nudité de l’être. Et dans la terrible somptuosité de son art, nous l’entendons dire: «Van Gogh était une flambée, moi je suis tout en tâtonnements, mais je tâtonne bien». La peinture est une expérience pressante et démunie, une voie nécessairement de traverse. FoxAmphoux en est un point d’inflexion.

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