Comment parvenir à cette royauté intérieure qui répondrait à l’injonction antique: «Deviens ce que tu es» (Pindare, avant Nietzsche, et Pindare ajoutait: «en apprenant», mathôn, 2e Pythique, v. 131) ? Comment au-delà des puissances trompeuses du moi, sous l’emprise impérieuse des pulsions et la sollicitation toujours identique à elle-même des fantasmes, atteindre ce point central de l’harmonie et de l’équilibre entre l’individu et le monde où l’on adviendrait à Soi en intégrant et en réconciliant dans la lumière de l’esprit ce fond obscur dont le moi n’a pas ni ne veut avoir conscience et qui pourtant détient la vérité de mes conduites ? Le Soi serait ainsi la prise en compte de l’inconscient comme du conscient, et dans l’inconscient, plus largement encore, de ce par quoi l’individu participe aussi d’un savoir immémorial. Ces questions cruciales qui concernaient la psychè et remettaient en jeu la destinée humaine, se posaient dans les premières années du XXe siècle et se cristallisèrent autour des deux figures de Freud – l’aîné (1856-1939) – et de Jung, son fils spirituel (1875-1961), dans le drame qui sépara leurs chemins, celui de la psychanalyse et celui de la psychologie analytique. Elles ouvraient la voie à une autre histoire, archaïque ou secrète ou encore comparative, de la culture, elles créaient de nouvelles conditions de la pensée, de nouvelles pratiques sociales et elles allaient marquer un siècle qui mérite d’être appelé le siècle de la psychanalyse.
Le 3 janvier 1913, une lettre de Jung à Freud signifiait la rupture. Jung n’admettait pas le caractère exclusif de la théorie sexuelle, un dogme, disait-il, qui jouait pour Freud le rôle sacralisé, non analysé, d’un dieu caché, mais Freud insistait: «c’est un bastion ! – contre quoi ?, demandait son disciple, – contre le flot de boue noire de l’occultisme !» En 1912, déjà, la publication du livre de Jung, Métamorphoses et symboles de la libido, avait refroidi leurs relations. Mais il ne faut pas trop vite emboîter le pas aux écoles qui jettent les anathèmes. Le débat était passionnant. Jung au fond tenait à l’âme, à une spiritualité qui ne serait pas simplement de la «sexualité refoulée», ce qui réduisait, à ses yeux, la civilisation à «une simple farce, une conséquence morbide du refoulement» (mais la théorie de la sublimation n’en serait-elle pas la réponse ?). Freud cédait, à son avis, à cette volonté de puissance affirmée par un Nietzsche qu’il n’avait pas lu. Et Jung mettait alors «Freud face à Nietzsche», concevant ainsi une polarité de l’âme entre l’Eros et l’instinct de puissance, qui se raient comme deux frères ennemis, fils d’une seule force psychique, à charge positive ou négative, qui les motivait. Rien n’est simple pourtant: Freud devait plus tard postuler le dualisme des pulsions, entre pulsions de vie et pulsions de mort, Eros et Thanatos, et reprocher à Jung d’évoluer vers un monisme.
Une relation d’intense affectivité avait lié jusque-là les deux hommes. En 1909, à Brême, au départ de leur voyage commun vers les USA, Freud eut une syncope après que Jung se fut intéressé «aux cadavres des marais», persuadé que Jung avait ainsi souhaité sa mort. Pendant les semaines de leur voyage où ils avaient le temps d’analyser ensemble leurs rêves, quand Jung fit le rêve de la maison à deux étages avec deux crânes humains sous la dalle de la cave, Freud soupçonna encore un vœu de mort. Une nouvelle syncope de Freud survint au Congrès de Munich en 1912, alors qu’ils s’opposaient sur le sens de l’action d’Aménophis IV, à l’encontre de son père. Jung prit Freud dans ses bras, qui revint à lui et lui jeta «du fond de sa détresse» un regard qu’il ne devait jamais oublier. Jung avait eu (avant de le détruire en rêve en décembre 1913) le fantasme de Siegfried, héros incestueux, fruit lui-même de l’inceste entre «Siegmund» et sa sœur, ce qui répondait à son souhait de fusionner avec Freud et de porter plus loin encore sa théorie. Ce fut vers l’automne 1913 qu’il fut assailli par la vision d’un flot immense qui submergeait tous les pays de plaine septentrionaux jusqu’aux Alpes et la mer se transforma en flots de sang. Rêve prémonitoire à ses yeux de la Guerre mondiale qui éclata le 1er août 1914.
Le professeur Jung venait d’atteindre une quarantaine comblée par la vie. C’est alors qu’il fut agité et envahi de fantasmes et qu’il lui sembla devenir une proie de l’inconscient. Il décida de s’y consacrer, de se mettre à l’écoute de ses images intérieures afin d’en prendre la mesure et d’en saisir le sens et la portée. Il se prit à la fois pour sujet et objet d’expérience et il écrivit les fantasmes qui lui venaient dans les carnets noirs, les Livres noirs, qu’il reporta plus tard dans l’énigmatique Livre rouge, qu’il enlumina d’images et dont il poursuivit la copie calligraphiée jusqu’en 1930, puis l’interrompit pour la reprendre en 1959. Ce livre est resté longtemps à l’abri des regards profanes et fut gardé jalousement secret. Rien en effet n’était plus intime. Sa retranscription est celle d’un voyage au centre de l’âme humaine, dans la passion de la vérité. La forme en est complexe, romanesque, théâtrale, initiatique, dialogique, prophétique, dans une mise en scène de figures multiples et mythiques, images et symboles, avec lesquels l’auteur se confronte comme avec autant de personnages et d’aventures: le héros, le désert, l’âme, le magicien, le gourou, Salomé la mère terrible, Elie, le Serpent, le monstre des mers, la mort, le diable, le Dieu voué à l’incubation et la renaissance, l’arbre de vie. Le tout, soigneusement calligraphié, avec une étrange minutie, et accompagné de visions oniriques, à couper le souffle, dans les grandes initiales ou en pleine page, a des allures de vieux grimoire. Le vieux Sage, Philémon, n’aurait-il pas les traits d’un Freud immortalisé et idéalisé ? Et que penser de cette voix féminine, «psychopathe très douée», où certains ont affabulé la présence de Sabina Spielrein (alors qu’il s’agissait de Maria Moltzer), identifiée à l’anima, «la femme en moi», la médiatrice, qui lui suggère que ce qu’il fait là est de l’art ?
Mais il s’insurge et en rejette l’idée: il fait œuvre de science. Il va rechercher désormais systématiquement les fondements historiques qui préfigurent ses expériences intérieures. Il les trouve dans la Gnose alexandrine et le néoplatonisme qu’il étudie de 1918 à 1926, puis il découvre l’alchimie, du Moyen Âge au XVIIe siècle, mais aussi chinoise en 1928. Désormais il tient le fil de cette autre histoire de la culture, qui borde de son ombre la civilisation chrétienne et qui, par la Gnose et l’Alchimie, annonce la découverte freudienne de l’inconscient. C’est un autre travail de dix années, pour lequel il interrompt en 1930 la calligraphie du Livre Rouge. L’exploration de son propre imaginaire fait le lien avec l’expression culturelle de mythes, images et symboles communs à l’espèce humaine; il élargit encore le champ aux pratiques de méditation des sagesses orientales, brahmanisme de l’Inde, bouddhisme tibétain, mandalas du bouddhisme ésotérique, bouddhisme zen, taoïsme, Yi-King. Ainsi se dégage, au fil des siècles, un arrière-plan ou un fond symbolique qui prend la valeur d’un inconscient collectif à l’œuvre dans la psychè individuelle. Cet inconscient originaire se présente comme la face obscure de la conscience, dont celle-ci est appelée à se dissocier pour acquérir son autonomie et voir le jour dans un processus d’individuation, au long duquel la personne entre en dialogue avec ses images intérieures et les intègre en réconciliant les forces antagonistes qui l’animent. De cette expérience intime sortiront une nouvelle discipline théorique et une nouvelle forme de psychothérapie, la psychologie analytique qui a fait école.