Le Musée Rietberg de Zurich, dans la suite de ses prestigieuses expositions, s’apprête à montrer un ensemble de plus de 150 chefs d’œuvre issus des royaumes camerounais du Grassland, réunis pour la première fois et provenant aussi bien du Musée du Palais des Rois Bamoun à Foumban que d’une quinzaine de musées prestigieux, tant européens qu’américains, et de quelques notablescollections privées.
Cette manifestation n’aura lieuqu’à Zurich, du 3 février au 25mai 2008. On ne saurait la manquer, d’autant plus qu’elle sera accompagnée d’une exceptionnelle présentation consacrée au peintre, photographe et sculpteur Ernst Ludwig Kirchner (1880-1938), dans sa relation passionnée avec les arts traditionnels de l’Afrique noire qui furent, au tout début du XXe siècle les catalyseurs de si nombreuses démarches d’artistes européens.En Allemagne c’est au groupe d’artistes expressionnistes «Die Brücke», après leurs visites aux musées d’ethnographie de Berlin et de Dresde, qu’on doit ces formes «sauvages» qui devaient revitaliser l’expression du corps humain. Kirchner, très sensible à ces influences «premières» intégra dans sa production artistique mais aussi dans sa vie quotidienne, à Davos en particulier, ces éléments du «primitivisme», en phase avec son sentiment fortement ancré dans la Nature.
Si l’on considère que la partie la plus impressionnante chez l’homme – et la plus photogénique – est son masque, on saisira peut-être mieux ce que Rimbaud entendait lorsqu’il écrivait «la vraie vie est ailleurs».Je regarde souvent cette photo du poète debout dans une redingote trop grande pour lui et s’appuyant d’un bras gauche démesuré, à une barrière. Ce cliché est tellement grêlé de taches, autour et sur son visage, que cette face ne lui appartient plus mais qu’elle semble implantée dans le champ d’un ailleurs qui estsa vie, réelle ou imaginaire, ici et maintenant. «Je est un autre» comme il l’affirmait aussi.Picasso, dans sa formule à l’emportepièce: «l’art nègre connais pas» ne disait pas autre chose. Si connaître c’est naître avec, on est évidemment tous loin du compte.Alors regardons – et dévisageons – ces figures et ces masques qu’on ne saurait démasquer sans les voir de l’intérieur. Ils sont des projections du projet si humain dans cette tentative, plus que tentation, de comprendre le monde comme un tout, toujours en équilibre instable, et dont nous savons, nous, les plus vulnérables d’entre les vulnérables, que nous en sommes les maillons faibles.À l’homme, il a toujours manqué tant de pouvoirs qu’il lui a fallu installer des génies et des dieux, qui en disposaient, dans le Ciel, les Eaux et la Terre. Et il lui faut toujours et encore les invoquer, les convier, les amadouer, les célébrer et les incarner. Mais on n’incarne qu’en disparaissant d’abord soi-même. On ne devient pas un génie ou un dieu, on lui laissela place et cette place devient une place forte: le corps du porteur de masque est SAISI et devient, ni plus ni moins cet autre qui est le MASQUE.La figure du roi est aussi cet autre en permanence, moyeu, axe et roue du monde, garant du plein, garant du vide. Il ne fait pas l’un sans l’autre, sachant que chaque décision rituelle l’engage dans un jeu de ricochets, de réactions en chaînes et qu’on attend de lui qu’il soit souverainement à même de maîtriser, en lâchant les masques dans le réel, ces jeux de miroirs infinis qui, s’ils ne se brisent pas, étayent les vertus de toute société.J’oserais même avancer que ce sont ces vertus qui déterminent, dans la dynamique d’une société, le langage et l’esprit des formes qui vont en définir le style.Ce n’est pas un hasard si, à ce moment de l’histoire d’une société très sophistiquée comme l’est celle des Bamoum, un homme hors du commun, le roi Ibrahima Njoya (1889-1933), (dix-septième souverain d’une dynastie qui remonte à la fin du XIVe siècle),décida, au tournant du vingtième siècle, de créer de toutes pièces un alphabet original de 83 signes. Il souhaitait électriser en quelque sorte la langue de son peuple afin d’en graver l’histoire, pour le présent et pour l’avenir. Cette écriture, enseignée dans l’école du Palais de Foumban, remplaça désormais toutes les autres.Les Grassland, au nord-ouest du pays, s’étendent sur un territoire de collines verdoyantes, au climat sain et propice à l’agriculture. Très homogène culturellement il est peuplé de trois grands groupes: les Bamoum, les Bamileke et les Tikar, avec un grand nombre de petits royaumes qui reconnaissent la suzeraineté du roi des Bamouns en sa capitale de Foumban.Tous ces royaumes suscitèrent un art de cour où les sculpteurs, céramistes, architectes et musiciens, tisserands et couturiers de perles de verre, fondeurs et forgerons développèrent leurs talents avec une maestria sans pareille. Ils créent des masques, souvent perlés et/ou recouverts de cauris – la volonté d’exprimer la richesse ne recourt jamais à l’or ou aux pierres précieuses – parfois recouverts de feuilles decuivre ou d’étain, des figures d’ancêtres, des colonnes en cariatides superposées, des tambours puissants et des trompes d’ivoire, des trônes, non seulement royaux, mais des réceptacles où se concentrent et d’où irradient tous les pouvoirs en même temps, renforcés par les rituels qui y convergent, et dont le plus fameux est le trône arrivé il y a un siècle à Berlin, rien de moins que celui du sultan Njoya. Ce trône quittera le musée qui l’abrite pour la première fois pour être présenté à Zurich.