Le védutisme est cette spécialité que la peinture développe dès la fin du XVIIe siècle pour rendre compte de la réalité des villes et des sites, parce que des amateurs venus de loin, souvent d’Angleterre, à la faveur du Grand Tour – tour d’Europe, et le plus évidemment d’Italie – suscitent un marché fervent et intarissable.
Parmi toutes les étapes italiennes, Venise fascine, et sans doute davantage encore que Rome, Naples ouFlorence. Au XVIIIe siècle, le prince des védutistes est, sur la Lagune où il passe sa vie, Giovanni Antonio Canal (1697-1768). Canaletto – c’est son nom usuel – séjournera encore à Rome, en 1719-1720, et à Londres, siège d’une importante clientèle, entre 1746 et 1755 (avec deux retour au pays en 1750- 1751 et 1753). Mais va-t-il une fois à Split ?Cette question sera volontiers tenue pour impertinente. Or un petit groupe de dessins de Canaletto s’attache précisément à Pula (ou Pola), en Istrie aujourd’hui croate et naguère vénitienne. On y reconnaît par exemple, identifiés par André Corboz, l’Arco dei Sergi et l’amphithéâtre. Une eau-forte de Canaletto, le caprice au Portique à la lanterne (fig. 1), qu’on datera entre 1744 et 1751, porte à y discerner une situation topographique et architecturale inspirée de Pula. Au-delà du retrait ombragé des arcades du loggiato du municipio, le temple d’Auguste définit la coulisse de droite, alors qu’un arc de triomphe, plus au centre, fait écho à la porte dorée de la cité, l’Arco dei Sergi. La redistribution dans l’espace des trois édifices romains et leursensible relooking pourraient plaider pour une expérience directe des lieux et dès lors donner du crédit à un voyage de Canaletto sur la côte adriatique faisant quasiment face à Venise. Et si le peintre-graveur s’est rendu à Pula, pourquoi exclure qu’il ait poussé un jour jusqu’à Split (Spalato) ?Car un dessin magnifique et unique de Canaletto (fig. 2) «s’arrête» précisément dans cette cité, célèbre pour le palais et le mausolée de l’empereur romain Dioclétien (245-313). La page de beau format élabore à la plume bistre étoffée au pinceau trempé de lavis gris à inflexions subtiles, avec une singulière autorité dans la composition et une altière aisance dans l’écriture vive et soignée, un bâtiment qu’un regard rapide pourrait prendre pour le chevet d’une église ceint d’une curieuse colonnade ouverte.On se trouve en fait devant le mausolée de Dioclétien. Et à peu de choses près tel qu’il se présente sous le titre (erroné) de Side View of the Temple of Jupiter à la planche XXVII (fig. 3) – gravée par Francesco Bartolozzi (1727-1815) – d’un gros in-folio publié en 1764 à Londres par l’architecte Robert Adam (1728-1792): The Ruins of the Palace of the Emperor Diocletian at Spalatro in Dalmatia. D’où l’inéluctable interrogation: à quel document précis remonte cette vue du flanc sud du mausolée de Dioclétien ? Adam aurait-il d’aventure fait graver le dessin de Canaletto (fig. 2) ou ce dernier a-t-il «reproduit» à la main la gravure londonienne (fig. 3) ?Les réponses semblent simples. Robert Adam, dans son voyage de l’été 1757 vers Split, se fait accompagner par deux ou trois dessinateurs: le premier d’entre eux est leFrançais Charles-Louis Clérisseau (1721- 1820). C’est lui qui pourrait avoir exécuté le dessin interprété par Francesco Bartolozzi à la planche XXVII des «Ruines du palais de Dioclétien».Or, le seul reportage de Clérisseau qui nous soit parvenu sur l’extérieur du mausolée de Dioclétien (Saint-Pétersbourg, Musée de l’Hermitage) montre certes la veduta presque pareillement cadrée, mais ne comptant pas la colonne tronquée (en bas à droite sur le muret) ni la végétation qui l’entoure ni le dégagement paysager derrière le péristyle (au centre droit) ni les mêmes figurine (à gauche). Ce petit feuillet à la gouache (297 x 260 mm) doit être écarté comme source de l’image qui nous retient.L’admirable dessin de Canaletto (fig. 2) et la planche XXVII (fig. 3) plus sagement gravée pour Robert Adam attestent en revanche de véritables similitudes – et à tout le moins deux disparités significatives. Dans les grands traits du relevé «archéologique», les deux images sont pour peu congruentes – jusque dans l’élargissement du péristyle aux trois cyprès qu’il laisse apercevoir et dans les diverses touffes de végétation folle entre les pierres, dont on s’étonne que Canaletto les fasse siennes, puisque c’est bien lui le copiste, un démarqueur qui n’hésite pas cependant à régulariser la corniche basse, plus édentée dans le «modèle» gravé. Les macchiete, les figures animant le bas de la composition, affichent tout à la fois affinités certaines et variations notables. Le panier à côté du personnage assis par terre est répété, tout comme le chien, pourtant assis chez Canaletto, qui en même temps ouvre davantage le large geste emphatique de l’enturbanné «principal». L’orientalisme des figurants (Split est possession vénitienne dans l’orbite ottomane) est d’essence analogue, mais peut-être légèrement accentué chez l’artiste vénitien qui déploie à l’évidence une liberté de notation incomparable. La femme, à gauche, reposant comme dans un triclinium pivote de 180° et se transforme chez Canaletto en une étrange figure de «pêcheur» appuyé à une lionne (?) certes banalement vénitienne, mais bien réelle non loin in situ.Toutefois, à suggérer que c’est Canaletto (fig. 2) qui «rebondit» par son dessin sur l’illustration gravée pour Robert Adam (fig. 3),on pointera deux corrections importantes, distanciations majeures par delà l’épure fidèle et le format identique des deux images. Canal efface l’ombre du portique qui peint sur le mur aveugle de l’édifice comme l’encadrement d’une porte. Cette ombre portée, très exactement notée aussi dans la petite gouache de Clérisseau à l’Hermitage, est en effet incompatible avec la régie lumineuse des lieux qui assombrit le flanc de la double maison à droite. Et Canaletto «revient» aussi sur la vision commode, parce qu’elle élude la complication perspective, adoptée tant par le dessin russe de Clérisseau que par la gravure de l’ouvrage londonien reproduisant sans doute un feuillet aujourd’hui perdu du même dessinateur français. Le peintre-graveur vénitien décide de restituer au mausolée de Dioclétien son caractère polygonal en indiquant en haut à gauche du mur aveugle l’ombre triangulaire d’une première facette et, à droite, en «gommant» l’arête nette par un étroit pan coupé
Canaletto va-t-il une fois à Split ? Question impertinente…
Ce sont là des interventions d’artiste, de grand artiste. Nathalie Strasser a raison de supposer que Canaletto «ajoute cela de son propre gré» – afin de restituer la perception juste du mausolée. Le fait-il parce qu’il connaît la construction octogonale par le plan et l’élévation que Robert Adam publie aux planches XXVI et XXIX de son livre, par assimilation spontanée, même par ouï-dire, d’une architecture jouissant d’une notoriété pas seulement régionale – ou par connaissance directe, à la faveur d’un voyage sur le terrain ?Ce qui est sûr, à nos yeux, est que Canaletto, contrairement à ce qu’avance J. G.Links, n’est pas allé copier un autre dessin encore de Clérisseau que celui de l’Hermitage, à relevé polyédrique correct, aujourd’hui donc perdu et qui, alors en attente de gravure au retour du voyage de Robert Adam en Dalmatie, se serait trouvé à Venise dans les années 1757 à 1760, à disposition de ce groupe d’intellectuels éclairés que furent Joseph Smith (1682- 1770), consul britannique auprès des Doges, le comte Francesco Algarotti (1712-1764), écrivain et amateur d’art, ou Anton Maria Zanetti le Vieux (1680-1767), graveur et collectionneur raffiné – tous amis de Canaletto.Non, ce dernier (fig. 2) s’est bien servi de la gravure de Bartolozzi exécutée d’après Clérisseau vraisemblablement (fig. 3). Et non le contraire: on voit mal en effet un graveur d’interprétation corrigeant un modèle – canalettien – de façon si décisive. Ce type de dérivation n’est nullement unique dans l’œuvre de Canaletto. D’autant que celui-ci accomplit, à son habitude, un travail sur l’image «originelle» (et donc la réalité), afin d’aboutir à un «topos plausible».Ces manipulations conduisent justement à rappeler ici que Giovanni Antonio Canal n’est pas un facteur de cartes postales, tel qu’on le croit facilement. Comme André Corboz l’a définitivement établi dès 1974, la prétendue objectivité de l’art canalettien ne délivre pas de constat mécanique. Il convient de ne pas confondre «la précision (de la peinture) avec l’exactitude (de ‘l’observation’)», car l’œuvre d’art vise au premier chef à «l’effet de réalité». Dans cette optique, la veduta, vue réputée exacte, n’est qu’un caslimite de la (re)création a capriccio, ou du caprice, dans quoi on lira un projet de scénographie, d’architecture ou d’urbanisme. «La manière dont Canaletto, à certaines époques, travaille simultanément la vue et le caprice indique déjà qu’à ses yeux il ne s’agit pas de genres distincts, mais de deux aspects équivalent d’un même champs d’activité», insiste Corboz. Ainsi l’exceptionnel dessin splitien de Canaletto offre l’exemple même du réel possible que capte ou engendre la création artistique. L’exercice auquel se livre le maître védutiste vénitien en choisissant «capricieusement» d’accentuer dans son modèle l’information (octogonale) déduite «dal vero» passera à tout le moins pour un acte critique de haut vol.