Charlot… Qui ne connaît ce personnage pourvu d’un chapeau melon et d’une canne de jonc, d’un frac étriqué et d’un pantalon trop grand, chaussé de grandes godasses fatiguées qui lui font cette démarche inimitable ? «The Tramp», comme l’appellent les Anglo-Saxons – c’est-à-dire le clochard ou le vagabond – devient dès sa création en 1914 un véritable succès populaire et va faire de son créateur, l’acteur britannique Charles Chaplin, la première superstar hollywoodienne.
C’est ce succès rapide et massif qui permet à l’acteur de s’approprier véritablement son personnage: alors que Charlot fait sa première apparition au tout début de l’année 1914, Chaplin commence à prendre en main la réalisation dès juin 1914 ! Au total, il réalisera une petite vingtaine des trente-six courts métrages produits cette année-là par les studios Keystone. Passé chez Essanay en 1915, puis Mutual Films au cours de l’année 1916, au gré de cachets de plus en plus faramineux, jusqu’au pont d’or offert par la First National en 1918 qui lui permet de faire bâtir ses propres studios, Chaplin réalise, scénarise, produit et bien sûr… joue.
Début 2011, le musée de l’Élysée a annoncé avoir reçu en dépôt à long terme le fonds photographique Chaplin, soit plus de dix mille clichés, tirages et négatifs retraçant la carrière et l’œuvre du créateur de Charlot. C’est une très bonne nouvelle pour l’institution lausannoise, qui s’était vue récemment dépossédée du magnifique fonds européen Polaroïd qu’elle conservait depuis une vingtaine d’année, faute d’argent pour pouvoir l’acheter. Avec le dépôt du fonds Chaplin, plus que d’argent – même s’il en est aussi question – c’est plutôt de confiance et de travail qu’il s’agit, et d’une politique muséale qui cherche à pallier la faiblesse de ses budgets d’acquisition, rédhibitoire face à l’inflation du marché de la photo, par l’excellence de ses savoir-faire en matière de conservation préventive et de travail pédagogique.
Le fonds Chaplin retrace l’entier de la carrière de celui qui fut l’une des plus grandes figures du cinéma de la première moitié du XXe siècle. Même à l’époque, les photographes de plateau ne sont pas rares, pas plus que l’utilisation de la photographie pour faire des repérages ou travailler sur la lumière; néanmoins il s’agit de documents de travail et la plupart sont perdus ou dispersés. Chaplin ayant très tôt eu la maîtrise complète de son travail, l’ensemble a pu être conservé entier et intact, ce qui est parfaitement exceptionnel. En outre, il s’y trouve quelques clichés plus particuliers, comme les portraits de Chaplin par des grands noms de la photographie comme Edward Steichen ou James Abbe. Avant de se faire une renommée personnelle, ce dernier avait travaillé comme photographe de plateau, notamment pour Mack Sennett, fondateur des Studios Keystone qui produisirent en 1914 les premiers courts-métrages de Charlot. Le fameux album Keystone, sorte de story-board photographique des premiers films de Charlot, est peut-être, au moins en partie, le fruit du travail de James Abbe…
En outre, avec les archives personnelles de Chaplin, conservées à Montreux et en voie de numérisation à la cinémathèque de Bologne, en Italie, le manoir de Ban à Corsier-sur-Vevey, bientôt transformé en musée Chaplin et où il passa les vingt-cinq dernières années de sa vie après que le maccarthysme l’eut chassé d’Amérique, et maintenant le fonds photographique du musée de l’Élysée, l’ensemble des ressources se trouve rassemblé dans un périmètre géographique limité; le Pays de Vaud devient véritablement un pôle Chaplin – pour utiliser un mot à la mode – ce qui laisse augurer dans les années qui viennent de belles collaborations, de belles expositions et de belles publications. Pour des raisons de programmation, c’est toutefois au Palais Lumière à Évian qu’aura lieu, dès le 16 décembre prochain, l’exposition Charlie Chaplin – Images d’un mythe, élaborée par le musée de l’Élysée en partenariat avec l’association Chaplin, le musée Charlie Chaplin à Corsier-sur-Vevey, les archives communales de Montreux et la Cineteca del Comune di Bologna.
Si les premiers courts-métrages font largement appel à un comique burlesque un peu grossier, dans lequel la chute quatre fers en l’air et le coup de pied au cul prennent une place de choix, il va rapidement évoluer vers des scénarios plus subtils, et la psychologie du personnage va insensiblement se modifier, laissant progressivement apparaître, derrière le personnage souvent vindicatif et parfois antipathique des premiers temps, le redresseur de torts sensible et maladroit que l’on a en mémoire. Plus tard, les longs métrages viendront parachever cette évolution, introduisant une narrativité qui contribue encore à étoffer la psychologie du personnage.
Ainsi Chaplin a mis tout son talent au service de la création de Charlot, et jamais dans l’histoire du cinéma un acteur n’aura à ce point été lié à un personnage. L’inverse est vrai aussi, et en 1925 la justice américaine condamnera d’ailleurs pour plagiat un certain Charles Amador, officiant sous le pseudonyme de… Charlie Aplin! À cette occasion, une description circonstanciée du rôle est réalisée par les avocats de Chaplin, et trois photographies de l’acteur en Charlot sont produites en guise de pièces à conviction.
Le public, mais aussi les critiques et, pour son malheur, les autorités, n’auront d’ailleurs de cesse de se demander dans quelle mesure Chaplin met de lui-même dans ses films et ses personnages. Au fil du temps, la conscience politique et sociale du cinéaste s’affirme en effet, lui attirant des critiques de la part des milieux conservateurs. Sans véritablement encore signer de films «engagés», Chaplin accentue le caractère humaniste de son personnage et renforce la dimension critique sous-jacente de ses films.
À partir de 1920, on peut véritablement commencer à lire sa filmographie comme une tentative de s’émanciper du personnage qui a fait sa gloire mais le tient un peu prisonnier, au point que s’extirper du costume de Charlot aura peut-être été la plus grande affaire de Charles Chaplin. Cela ne va pas sans difficultés. A Woman of Paris (L’Opinion Publique, 1923) est un drame dont le burlesque est totalement absent et dans lequel Chaplin ne joue pas: le public boude le film et l’échec commercial est tel que la United Artists (c’est-à-dire Chaplin lui-même, puisqu’il en est l’un des cofondateurs) retire rapidement le film de l’affiche.
Avec cet échec, Chaplin prend en quelque sorte acte du fait que les gens sont très attachés à Charlot, et que de ce fait, lui-même l’est également: les films suivants vont donc être pour lui l’occasion d’une retraite beaucoup plus subtile.
En 1925, The Gold Rush (La Ruée vers l’or) marquera un retour en force de Charlot, tel qu’en lui-même. Les ingrédients et le scénario sont des plus traditionnels, et, l’action se déroulant en 1896, Charlot le vagabond se rapproche du contexte temporel qui, fondamentalement, est le sien. The Circus (Le Cirque, 1928) est également un film où Charlot tient toute sa place, grâce au burlesque cette fois, car le scénario réintroduit une bonne dose d’humanisme. Charlot apparaît comme un homme bon et sensible, prêt à se sacrifier pour le bonheur d’autrui. City Lights (Les Lumières de la Ville, 1931) accentue fortement cette évolution, y ajoutant une dimension critique assez marquée. Le film introduit également malgré lui une nouvelle problématique, celle de la transition entre cinéma muet et cinéma parlant. En effet, le film est muet alors qu’à cette date, la quasi-totalité des films tournés à Hollywood sont parlants…
En 1936, Chaplin vient résoudre l’ensemble de ces tensions avec un chef-d’œuvre absolu, triplement métaphorique, Modern Times (Les Temps Modernes). Charlot fait ici sa dernière apparition, clairement transposé dans un monde moderne qui le broie et dans lequel il n’a pas sa place. La scène finale, où l’on voit Charlot et la gamine s’éloignant sur une route, a souvent donné lieu à contresens: c’est bel et bien le spectateur qui s’éloigne, laissant Charlot dans le passé auquel il appartient.
L’ensemble du film, bien que sonorisé, est quasiment muet, jusqu’à cette autre scène-clé qui prend Charlot veut se faire photographier place à la fin du film. Charlot doit chanter dans un cabaret. Pour lutter contre le trac qui lui fait oublier les paroles, la gamine les lui inscrit sur ses manchettes. Entré en scène, Charlot prêt à passer au parlant se lance dans une pantomime et a tôt fait d’envoyer valser ses manchettes, gag burlesque s’il en est… Qu’importe, il improvise alors une chanson dans un incompréhensible galimatias aux sonorités franco-italiennes, remportant un véritable triomphe. C’est ainsi que Chaplin libéré passe au parlant, dans un magistral pied de nez à ses détracteurs.
En 1940, avec The Great Dictator (Le Dictateur), Chaplin réalise son premier film de l’après-Charlot, qui montre à la fois l’étendue de son talent et la lucidité de son engagement. Pourtant, longtemps après, il rendra encore hommage au petit vagabond, dans Limelight (Les Feux de la Rampe, 1952), qui raconte l’histoire d’un très vieux clown sur le point de mourir. Symbole ajouté à la métaphore, il y partage l’affiche avec Buster Keaton. C’est aussi à cette époque que le sénateur McCarthy profite d’un voyage de Chaplin à l’étranger pour lui supprimer son visa, le condamnant à l’exil. Lors de l’hiver 1954, alors qu’il offre une forte somme à Emmaüs, il aura cette phrase: «Je ne […] donne pas [ces mil lions], je les rends. Ils appartiennent au vagabond que j’ai été et que j’ai incarné. Ce n’est que le juste retour des choses.»