À l’occasion de la célébration des trente ans de l’ouverture de ce musée unique, il est important de réfléchir à la nature emblématique des œuvres rassemblées par Josef Mueller puis par Monique et Jean-Paul Barbier-Mueller. Tandis que la sélection des œuvres et leur qualité reflètent un itinéraire très personnel, ces pièces sont devenues, grâce aux nombreuses publications produites par le musée, un point de référence important pour les collectionneurs du monde entier.
L’une de mes sculptures préférées du musée est la statue de dimension exceptionnelleornant à l’origine la flèche faîtière d’une maison cérémonielle, provenant de l’aire Biwat, bas Sépik, rivière Yuat. Cette impressionnante sculpture représente Bilishoi, un être mythique. Le caractère exceptionnel de cette sculpture repose non seulement sur la conception abstraite du personnage, mais également sur la puissance de la sculpture, accentuée par les marques laissées par l’herminette, visibles sur tout le corps. Pour un collectionneur d’art de Nouvelle-Guinée, la question de la provenance est importante – en l’occurrence, cette sculpture faisait partie à l’origine de la prestigieuse collection d’A. Speyer à Berlin. La famille Speyer constitua, avant la Première Guerre mondiale, une collection d’art de Nouvelle-Guinée de superbe qualité, à l’époque de l’installation du protectorat allemand. Dès 1918, Speyer pratiqua de nombreux échanges avec des musées allemands, acquérant ainsi des œuvres majeures. C’est cette provenance qui permet de dater avec certitude cette sculpture d’une époque antérieure aux premiers contacts avec l’Europe.Concernant l’art polynésien, la pagaie cérémonielle de l’île de Pâques représente l’apogée de l’élégance dans l’art du Pacifique. Dans un domaine de collection où les objets simples sont généralement les plus anciens, la pagaie rapa de la collection Barbier-Mueller s’inscrit clairement dans cette ligne. Ces bâtons de danse, d’époque précontact, symbolisaient l’autorité et étaient utilisés à l’origine dans les cérémonies de jurisprudence durant lesquelles on les faisait «danser», portés au milieu de la pièce et tournoyant pendant que le «danseur» était assis. L’abstraction dans la représentation humaine anticipe sur l’œuvre des grands artistes du XXe siècle, tels que Modigliani et Brancusi, qui, nous le savons, se sont fortement inspirés de l’art africain et océanien.
La collection d’art africain trouve ses racines dans la collection du génial Josef Mueller. Comme l’écrivait Monique Barbier-Mueller en 1987, Josef Mueller avait «une véritable passion pour le fruit du génie créatif de l’homme, quel qu’en soit le mode d’expression». Cette magnifique statue féminine, à l’instar de la plupart des œuvres importantes de l’art Senufo, arriva en Europe dans les années 1950; Josef l’acquit auprès du marchand suisse Emil Storrer. Comme pour tant de sculptures africaines importantes, c’est sans aucun doute le contexte culturel qui confère au visage son expression spirituelle. L’importante patine d’usage, sur un bois très dur, atteste son utilisation répétée et prolongée. Cette statue féminine ainsi que sa partenaire masculine étaient conservées dans un bois sacré de Lataha, près de Korhogo (nord de la Côte d’Ivoire). Ces paires de statues, appelées «enfants du Poro», intervenaient en particulier lors des funérailles de membres importants de la société initiatique du Poro.
Autre chef-d’œuvre de l’art africain, le prestigieux tabouret Bamum (Cameroun) constitue une œuvre historique tout en témoignant de l’extraordinaire inventivité des maîtres sculpteurs africains. Ce tabouret royal «de voyage» était destiné à un usage privé, et non à être utilisé en tant que trône. Au début du XXe siècle, il fut donné par le Mfon (souverain) Njoya à son ami le capitaine Glauning. Cette provenance indique clairement que cette sculpture date du XIXe siècle. L’imagerie est hautement symbolique – les personnages caryatides représentent des serviteurs marchant, dont l’attitude exprime le respect. Les motifs perlés encerclant le bord évoquent la peau d’un léopard, autre symbole de la royauté. De surcroît, les perles, les cauris et le cuivre plaqué sur les visages constituent également des signes de prestige et d’opulence. À l’instar des autres objets mentionnés précédemment, ce tabouret constitue un objet emblématique de l’art africain devenu, grâce à la formidable richesse des publications du Musée Barbier-Mueller, un emblème de l’art universel.