Disons le d’emblée, Genève n’a plus leprivilège de montrer à son public les nombreux chefs d’œuvre qui ont enrichi son Musée d’Ethnographie depuis son inauguration, un25 septembre 1901. Il y a quelques années, un projet pour un nouveau musée a été rejeté en votation populaire: vox populi, vox dei et ce dieu fit qu’on relégua toutes nos étrangères et étranges merveilles dans les ténèbres d’un dépôt, sanctuaire dérisoire où « …tout sera oublié et rien ne sera réparé» (Milan Kundera, La Plaisanterie).
En attendant une probable revivification, que la sagesse nous recommande d’inscrire dans un tempsplutôt géologique, j’ai choisi quatre œuvres majeures auxquelles je voudrais redonner un peu de lustre et qui me pardonneront de les avoir sans doute comprises de travers, en dépit du fait que j’ai parcouru leur respective contrée d’origine.La première est une admirable cape seigneuriale de plumes des Iles Hawaii. La culture qui l’a vu naître et les oiseaux qui y ont laissé leur plumage ont disparu à jamais de cet archipel. Cet objet est entré dans les collections en 1874, mais sa présence est attestée à Genève depuis 1829 et pourrait bien dater du XVIIIe siècle, donc de l’époque des voyages de Cook. Lorsqu’un jour des années 50 j’entendis, lors d’une interview radiophonique d’Eugène Pittard, fondateur et directeur du musée, qu’à la question: «votre musée brûle, qu’emportez-vous ?» il répondait: «la cape des Iles Hawaii», je me précipitai le lendemain au musée pourregarder cet objet si extraordinaire, qui m’apparut comme une coulée volcanique de flammèches. Il n’en existe plus qu’une cinquantaine au monde, mais qu’il ait fallu quelques dizaines de milliers de petits oiseaux pour le composer me brouille l’estomac.
Une statue d’Aotearoa (Nouvelle-Zélande), le dernier archipel peuplé par les Polynésiens, fait miroiter, dans ses yeux de nacre d’Haliotis, tous les reflets moirés d’une mémoire et d’un savoir que cet ancêtre de haut rang devait transmettre. Cette mémoire et ce savoir peuvent se lire dans la lente progression des tatouages «moko» gravés sur sa peau et se déroulant comme les crosses des fougères arborescentes dont on s’émerveille en chemin, dans les forêts du nord de l’archipel. Cette figure, parmi d’autres, accueillait la communauté, dans la grande maison de bois «Whare Whakairo», centre de perpétuation de son histoire, haut lieu du «tapu» et de la présence du pouvoir des dieux. Le tatouage était une pratique dangereuse sur le plan spirituel et qui ne pouvait se dérouler sans l’observance de «tapu» très stricts comme l’interdiction pour l’homme en train de subir cette opération, de toucher à toute nourriture cuite, ce qui aurait pour effet de neutraliser le pouvoir des dieux en lui. Il existait donc, afin de le nourrir, des entonnoirs de bois au décor le plus raffiné. Figure déracinée, elle semble pourtant s’adresser encore à l’amateur en l’invitant sans équivoque à partager son savoir ou au détracteur-dumusée à tourner les talons.
Cette superbe statuette, d’une facture et d’une expression parfaitement maîtrisées, représente un ancêtre, un «adu siraha salawa». Il est assis sur un siège circulaire caractéristique, porte un bracelet au poignet droit et une double boucle au lobe de son oreille droite, signe masculin – les femmes en portent aux deux oreilles – ainsi qu’un torque d’or fin (un «nifatofato ?»). Il tient un récipient dans ses mains et sa tête est surmontée d’une coiffe en forme d’arbre cosmique somptueuse. Elle a été acquise pour les collections le 17 novembre 1891, mais mystérieusement «oubliée» depuis plus d’un siècle et n’a refait surface qu’il y a peu pour une exposition temporaire et c’est ici je crois sa première publication. Elle provient de l’île de Nias, au sud de Sumatra, célèbre pour ses extraordinaires monuments funéraires mégalithiques, produits d’une société très hiérarchisée et dont l’appartenance à telle ou telle caste s’illustrait par une joaillerie très élaborée comme autant d’insignes de statut social. Ces statuettes étaient dédiées à des personnages importants, fondateurs de clan ou chefs de village pour en perpétuer la mémoire.Un chien à deux têtes ne se déplace pas. Où irait-il ? On ne l’appelle pas, on l’interpelle. Il est à l’affût et on ne le surprend pas, il a vu le danger avant d’être vu, cette figure janus est un « nkonde », surchargée en son milieu d’une puissante masse magique, le «bilongo», et de lames, de clous et de clochettes de métal insérés dans son corps comme autant d’«armes» qui lui confèrent, quand on l’invoque, un pouvoir de protection, de guérison, d’exaucement. C’est une figure positive, car elle peut aussi servir à circonvenir un «ndoki», un sorcier malfaisant. Pour le «nourrir», afin de renforcer ses pouvoirs, on lui donne rituellement, en l’enfonçant dans son corps, à l’exception des gueules et des pattes, une pièce métallique à l’occasion d’un sacrifice. Plus il en a, plus il est efficace, donc beau, de cette «beauté explosante-fixe» si chère à Breton. Il y a quatre siècles un roi Kongo fut très séduit par le christianisme et l’on se prend à rêver d’un Christ en croix criblé de clous après chaque invocation, pour accroître son pouvoir. Si besoin était.