Agrandi et rénové, le musée Baur, à Genève, vient de rouvrir ses portes. C’est l’occasion de s’arrêter sur quelques-unes des plus belles pièces de sa collection japonaise, qui va bénéficier d’une présentation nouvelle.
Aucun de ces chefs-d’œuvre ne s’exhibe. Presque toujours, ils se contentent de dimensions modestes, voire minuscules; et leurs supports ne sont ni la toile ni le bloc de marbre, mais des objets banals, utilitaires: ainsi l’inrô, boîte miniature, ou le tsuba, garde de sabre. Aux sévères contraintes de ces supports qui nous paraissent à la fois incommodes et dépourvus de «visibilité», le génie de l’artiste se soumet avec une aisance parfaite. La matière est toujours son amie.Mais approchons-nous d’un de ces tsuba, dont le musée Baur possède une très riche collection: l’Aigle perché sur une branche de pin remonte au XVIIe siècle. La posture de l’animal est si naturelle qu’elle paraît avoir déterminé le contour du support, même si c’est bien sûr l’inverse qui est vrai. Quant aux deux trous, ils devaient laisser passage à la lame du sabreet à celle du kogatana, poignard d’appoint. Cependant, vides ou pleins, ces espaces ne font absolument pas obstacle au déploiement de l’œuvre, qui atteint son équilibre avec eux, et non pas malgré eux.
Ce jeu fraternel de l’artiste avec le matériau, et singulièrement avec les «trous dans la toile», est encore plus saisissant si l’on considère ce tsuba du XIXe siècle, qui représente le mont Fuji couvert d’arbres en fleurs: le flanc de la montagne est interrompu par le nakago hana (l’orifice réservé à la lame). Mais cet orifice lui-même est surmonté d’une arche bombée, réplique subtile, reflet estompé du mont Fuji. Et notre œil réconcilie le vide et le plein; il les fond sans les confondre.Une boîte en laque du début du XXe siècle, représentant la poétesse Ono no Komachi, célèbre pour ses vers amoureux, nous montre une fois encore à quel point la distinction occidentale entre l’œuvre et son support, entre la forme et la matière, tend à perdre son tranchant dans l’art japonais: non seulement le dessin du corps féminin répond harmonieusement au contour de la boîte, mais l’humanité de la jeune femme ne fait qu’un avec la matérialité de la laque: la chevelure ténébreuse qu’elle répand généreusement, n’est-elle pas identique au fond noir sur lequel son corps se détache? Comme si la forme de ce corps voulait et pouvait retourner à la matière dont elle est née. Et dès lors, le visage de la poétesse (qui, paraît-il, était fort belle) ne brille guère d’une beauté humaine, mais de la splendeur étrange de la lune, dont les rayons se mêlent à la nuit, et glissent sous la nuit, comme une étoffe d’or sous une chevelure…Dire que l’être humain, dans l’art japonais, semble se confondre avec le monde naturel, ce n’est pas dire que cet art soit «inhumain».Simplement, le visage d’une femme ou d’un homme, aux yeux de l’artiste, n’est qu’un des visages du monde. Et l’artiste lui-même, à l’exemple des personnages qu’il représente, se fond discrètement dans la lumière de son œuvre.Si l’homme est proche du monde naturel au point de s’y confondre, l’univers végétal et l’univers animal, en échange, ne cessent d’adresser à l’homme des signes fraternels. Comme dans cet inrô, boîte à compartiments que l’on portait à la ceinture du kimono: des lièvres humanisés (incrustations de nacre sur une laque d’or) pilent les ingrédients d’un élixir d’immortalité. Des lièvres debout comme des hommes, et vêtus comme eux.Pour faire contrepoids à la boîte, et pour fixer la cordelette qui la maintient, les Japonais conçurent le netsuke, d’abord un simple bouton, qui peu à peu devint une sculpture miniature, une œuvre d’art à part entière. Le netsuke d’ivoire, solidaire de l’inrô qu’on vient de décrire, est en forme de lièvre lui aussi. Quant à l’ojime, petite bille, également d’ivoire, qui permet d’ouvrir et de fermer le couvercle de l’inrô, un oiseau et une libellule y sont gravés. Toujours le monde naturel. Et l’on n’aura garde d’oublier les végétaux d’or, d’une extrême élégance, qui décorent, ouplutôt dessinent le «fond» de ce tableau convexe. Des végétaux stylisés, sans doute. Mais cette stylisation, loin de les dématérialiser, rend leur présence plus réelle et plus palpable encore : ces lièvres et ces touffes d’herbes sont aussi concrets, aussi intensément vivants que le fameux Lièvre et la non moins fameuse Touffe d’herbe de Dürer.
Mais ce qui frappe surtout, dans les représentations animales japonaises, c’est l’humour. Qualité qui se retrouve dans presque tous les netsuke (dont le musée Baur possède également une très riche collection). Cet humour est singulier: il réside tout entier, sans doute, dans la perception aiguë et fine, par les artistes, de la parenté qui nous unit aux animaux. C’est l’humanité des bêtes qui nous fait sourire, donc l’animalité des hommes: ce singe qui s’épouille, ce bœuf couché, n’ont-ils pas l’air de penser avec gravité, de méditer avec profondeur ? Et nous nous reconnaissons en eux, sans pour autant que cela nous rabaisse. Nous participons, eux et nous (et la nature inanimée), du même phénomène, passablement étrange, qui s’appelle la vie.« Le sage ne rit qu’en tremblant », disait Baudelaire, pour qui le rire était satanique. Mais il est un rire, ou du moins un sourire qui signifie l’accord de l’homme avec le monde, et le tranquille étonnement devant le simple fait de respirer sous le soleil ou sous la lune.Cet accord singulier de l’homme avec le monde, cette complicité rieuse, on les retrouve dans les productions d’un art bien différent, celui de l’estampe, dont les techniques et les formats sont beaucoup plus proches de la peinture occidentale, mais dont le génie lui demeure décidément irréductible. Regardons cette Courtisane lisant une lettre, d’Utamaro: sa manche droite est ornée d’une petite feuille d’érable qu’on dirait tombée d’un arbre invisible, au-dessus d’elle. Quoi de plus humain que cette femme en quête de rendez-vous ? Mais sous nos yeux, la petite feuille d’érable existe avec autant d’intensité que le feuillet d’amour. La courtisane, absorbée par sa lecture, est toute à son destin d’humaine. Elle n’en appartient pas moins au monde naturel, qui lui prodigue sa caresse, et la marque de son sceau délicat.