Rarement exposée en public, mise en scène à Genève au travers d’une riche sélection, la collection Julius Baer centrée sur la production suisse illustre de manière exemplaire les enjeux des arts visuels récents.Art Passions fait le point en trois dimensions. Une collection, une exposition. Et la philosophie qui donne à l’une et à l’autre tous ses possibles.
L’ESPRIT D’OUVERTURE
Plus de 2500 œuvres contemporaines réunies depuis 1981, une notion de l’art suisse aussi fluide que possible, des acquisitions audacieuses opérées parmi les talents émergeants, la Collection Julius Baer ne se distingue pas seulement par son étonnante variété. Elle a la force de la clairvoyance. Elle est surtout sanscompromis.
La collection n’est pas née d’une coïncidence, ni de l’idée de produire de l’investissement avec une plus-value quantifiable,mais bien de la conviction à réunir une «corporated art collection» offerte au regard des clients et collaborateurs de la banque zurichoise. Il y a vingt-quatre ans, la cause était entendue. Les responsabilités du secteur privé ne peuvent se limiter aux aspects socioprofessionnels, mais doivent s’étendre au domaine culturel. A l’art autrement dit, et il ne pouvait en aller autrement pour la famille Baer, composée de créateurs et de collectionneurs avertis. Nelly, la femme de Werner Baer, un des fils de Julius, était elle-même sculpteur. Elle fut l’élève de Germaine Richier, toutcomme Ellen Weil, la grand-mère de Raymond qui préside aujourd’hui aux destinées de la banque zurichoise. Dans les années soixante, les trois cousins, Nicolas, Hans, Peter qui avaient grandi dans le même quartier, partageaient les mêmes intérêts artistiques, géraient la même entreprise. Quant à cette volonté de créer le dialogue entre l’art et le public, il suffit de redécouvrir la collection de sculptures offertes par Nelly et Werner Baer au Kunsthaus de Zurich il y a quarante ans, tandis que trône aux abords du même musée une sculpture d’Henri Moore, elle aussi donation familiale.Ce sont des choses qui comptent dans l’élaboration d’une collection. Elles sont même l’essentiel de cet engagement à l’esprit d’ouverture qui anime la Commission chargée des acquisitions axées sur les travaux de jeunes artistes. Une Commission libre de ses décisions, choisissant une trentaine d’œuvres chaque année, pour un montant n’excédant guère 15’000 francs par pièce, valeur limitée capable d’assurer d’emblée une sélection centrée sur les talents émergeants.Confrontés au défi de garder l’œil ouvert sur l’avant-garde pour promouvoir de nouveaux noms sur la scène artistique suisse, les experts, soutenus par des galeristes et collectionneurs avertis, ont osé des achats difficiles qui ne peuvent que confirmer la qualité de la collection. Rudolf Koella, conseiller extérieur qui avait rejoint la Commision de 1981 à 1984, se souvient des controverses suscitées par les assemblages de Daniel Spoerri ou une pièce de Dieter Roth et de l’émoi créé par l’acquisition de deux travaux du jeune John Armleder.Il a fallu la persévérance, la résistance aussi à tout ce qui a pu apparaître de l’ordre de l’esthétisme, de la décoration ou du publiquement correct.Cette stratégie qui englobe aussi une notion flexible de l’art suisse – artistes nationaux, résidents, et qu’importe que Mario Merz par exemple ne soit suisse que sur le passeport – imprègne la collection d’une grande variété, sans style favori, à l’aune exacte de notre époque provoquée par les jeux de tendances rapides, fugaces et multiples.La philosophie n’a pas changé en vingt-quatre ans. Les collaborateurs de la banque continuent à choisir dans le stock les œuvres qui seront accrochées dans leurs bureaux et à en changer quandils le veulent. Entrer dans la collection Julius Baer, pour un artiste, continue d’être un tremplin de qualité. Et comme indique Christian Zingg, membre de la Commission, «l’avenir ne peut que continuer de propulser, sans restriction, son idée d’ouverture. Une nouvelle génération se pointe parmi les experts.»L’invitation du Centre d’art contemporain de Genève fait suite à une première exposition au Helmhaus de Zurich, en 2001, la sélection genevoise, opérée par Katya Garcia-Anton, directricedu CAC étant pour sa part inédite.
Regards Croises
Fin de la tyrannie des modèles dominants. On peut passer de l’abstraction au figuratif, on finit toujours par rejoindre la polyphonie de l’art suisse actuel. Détonante, la rencontre issue de la collection Julius Baer ouvre au Centre d’art contemporain de Genève un parcours d’exception.
Acharnée, dynamique, l’opposition héritée du Modernisme entreabstraction et figuration a trouvé de nombreux échos dans l’art contemporain ces trente dernières années. Une grande époque, intense et prolifique. Certains courants artistiques ont alimenté cette polarisation, tandis que d’autres, déliés de l’obsession analytique des mécanismes de la création propre à l’abstraction, tentaient de la dépasser en se frayant une ouverture en forme de croisements. Dès la fin des années soixante-dix, on sentait que d’autres éléments de la vie pouvaient servir de matériau artistique, que l’on pouvait retourner au figuratif, qui n’avait jamais cessé d’exister en parallèle malgré les efforts faits pour l’oublier. Que l’onpouvait recentrer le désir, se réapproprier les visions personnelles. Comme Martin Disler, Luciano Castelli, tenants d’un nouveau subjectivisme. Ou encore comme Urs Lüthi, Dieter Roth, Roman Signer, Jean-Frederic Schnyder, Fischli/ Weiss, dont la diversité des pratiques, photographie, vidéo, sculpture, installation et peinture utilisées pour narrer le corps et les paysages, introduisaient de nouvelles considérations, cruciales pour la scène artistique suisse actuelle.Des conditions nécessaires à l’évolution de ce flux créatif dont nulle loi habituelle ni mouvement majuscule ne permettent aujourd’hui de calculer la trajectoire. Pour Katya Garcia-Anton, directrice du Centre d’art contemporain de Genève, saisir la dynamique issue de cette tension à l’œuvre dans l’«art concret», le «néo-géo» ou le «bad painting», entre autres mouvements, pour thématiser l’exposition marque un moment fort. Un moment, qui bouscule le regard, défait les certitudes sur une question qui, depuis un siècle, n’a cessé de conduire aux catégorisations des courants artistiques.Le sens du contresensD’où ce contresens du titre Naturellement Abstrait, indissoluble de l’art suisse pictural éloquent en matière de dépolarisation, qui s’exprime sur le fil d’un parcours en boucle, au cours duquel va s’opérer cette alchimie des genres portant vers l’hybride, le mutable, le flou. Comme l’artiste d’aujourd’hui, le spectateur n’appartient plus aux mondes tranchés. Qu’il choisisse le sens de sa visite en partant d’un art abstrait à tendance géométrique ou d’un art figuratif centré sur le paysage, qu’il soit capté par les forêts d’Ugo Rondinone ou par les géométries mauve et jaune acide de Christian Floquet, il finit toujours par se retrouver dans unmonde de l’entre monde où s’exercent, mêlés, les expressions particulières et les matériaux multiples. Un territoire transgressif fait d’appropriations, d’altérations et d’allers-retours entre des images abstraites et figuratives, injectées d’autres références à l’architecture, à la mode ou au graphisme.
Pour que nous puissions en être les explorateurs surpris, la collection Julius Baer, qui apporte depuis de nombreuses années un soutien particulier aux jeunes artistes suisses, nous livre une planète exemplaire des arts visuels récents. La sélection de plus de quatre-vingts œuvres de cinquante artistes permet de (re)découvrir sous un éclairage dessillant des œuvres marquantes, comme celles de John M. Armleder, Olaf Breuning,Andreas Dobler, Helmut Federle, Fischli/ Weiss, Sylvie Fleury, René Lévy, Richard Paul Lohse, Urs Lüthi, le groupe de femmes zurichois MIT, Claudio Moser, Pipilotti Rist, Adrian Schiess… JeanFrédéric Schnyder et ses résonances du «ready made», Roman Signer et sa pratique subversive du Land Art, Ugo Rondinone, ses représentations de la nature proche du «Op –art». Ou encore la série Colder (1996-2000) de Thomas Flechtner, ses photos de paysages réels très artificiels, qui rejoignent de manière troublante le propos du «naturellement abstrait». Dans la trajectoire aussi, les dernières acquisitions de la banque Julius Baer, faites en vue de l’exposition, révèlent deux œuvres d’artistes romands réalisées cette année, une sculpture de Pierre Vadi et une peinture de Philippe Decrauzat, dont les abstractions confirment la quête de l’expérience personnelle défendue trente ans plus tôt par Disler et Castelli.Hormis des œuvres des années cinquante et soixante rappelant l’incisive époque du Modernisme, la sélection qui court de la fin des années soixantedix jusqu’à nos jours permet d’en capter la complexe évolution. De l’isolement à l’ouverture. Du rejet de la vie au-delà de la toile qui porta l’abstraction au bord de l’abysse au besoin de participer au monde, stimulé aussi par la guerre du Vietnam et Mai 68. Sortir de la résistance à la représentation, échapper aux canons en cassant les barrières esthétiques, déstabiliser les codes, oser l’émotion. Dans le registre international, comme observe l’historien d’art Dario Gamboni, «la Suisse, espace culturel hétérogène, lieu de passages et plaque tournante par excellence, a pu et peut choisir, combiner, synthétiser les courants, tout en se soustrayant au pouvoir des modèles dominants.» Et c’est bien de ce territoire significatif de contestations et d’expérimentations et de sa contribution au courant post abstrait-figuratif international que parle l’exposition.Visibilité vitaleNaturellement Abstrait s’inscrit dans le cadre des multiples collaborations du Centre avec les divers acteurs du champ artistique, en présentant le plus souventdes petits groupes d’artistes et des artistesindividuels. «S’il est vrai que le domaineprivé a gagné en importance en matièred’art, la question du rôle qu’il peut jouerest dès lors fondamentale» souligneKatya Garcia-Anton qui, en invitant lacollection Julius Baer et en élaborant cettesélection, peut offrir un panorama dechoix qui balaie tout le paysage artistiquesuisse. «La visibilité de ces œuvres quiparticipent à constituer une mémoire del’art contemporain est vitale» dit-elle.Parallèlement à l’exposition et jusqu’au 6octobre, les visiteurs peuvent se délasser audeuxième étage dans un environnementspécial évoquant les anciens jardins desculptures. Des œuvres d’Auguste Rodin,Germaine Richier et Marino Marinitémoignent de la longue histoire de lafamille Baer en matière de collection.Elles ont été léguées depuis par la familleau Kunsthaus de Zurich, qui en fait leprêt à cette occasion.
Raymond j. BaerL’ART CONTEMPORAIN EN QUESTIONS
Quelle est votre définition de l’art contemporain?Raymond J. Baer:L’art contemporain est un univers étroit, car à l’image de notre société de changements rapides, il est l’expression fugace de créateurs et de pensées. C’est un concept limité qui a besoin d’ouverture, c’est pourquoi nous le défendons.L’art contemporain véhicule-t-ilencore des utopies?Le temps des hippies, le temps de la guerre du Vietnam, Jackson Pollock et Andy Warhol se servant des symboles del’Amérique – le drapeau et le signe du dollar – et les effigies de personnalités, Kennedy, Mao, Marilyn Monroe… Où retrouvet-on cela dans l’art actuel? Hormis dans les pays émergeants, l’art contemporain n’exprime plus des engagements politiques ou sociaux comme par le passé. Il n’est plus une expression collective, mais le miroir de notre société individualiste. Fin du dénominateur commun. Il y a autant de «trends» que d’artistes aujourd’hui, autant de regards sur le monde. C’est un monde de variabilités qui joue de toutes les possibilités techniques pour s’exprimer.
Par utopie, on peut aussi entendre la dimension essentielle, universelle de l’art…Il existe toujours des artistes qui travaillent dans cette dimension, Louise Bourgeois par exemple. Mais je ne vois guère de positions nettes, je ne vois plus l’équivalent d’artistes qui s’affirmaient contre la guerre en Irak ou qui démontraient une position en faveur d’une religion, de la nature ou des enfants.Comment se situe l’art contemporain suisse sur le plan mondial?L’art suisse est comme l’art contemporain lui-même, international. Sur cette scène, Pipilotti Rist est assurément la plus populaire parmi quelques autres, tels Helmut Federle, Olaf Breuning, Markus Raetz. Un Dieter Meier ou un John Armleder, peut-être, mais peut-on dire qu’ils jouissent d’une notoriété mondiale, comme Alberto Giacometti peu avant sa mort?Il est intéressant de remarquer que l’art individuel, non étiqueté par mouvement globalisateur, peut être international. Le phénomène est-il à l’image de notre société occidentale assoiffée de héros et de stars?L’individualisme est un phénomène de la globalisation, surtout dans l’hémisphère occidentale. On ne reconnaît plus un artiste suisse, allemand, italien, américain, canadien. C’est une sorte de bataille individuelle pour le succès.Le marché de l’art influe-t-il sur cette situation?Oui, peut-être. Il suffit de voir l’ART à Bâle. Le monde entier y afflue, mais on ne peut, il me semble, y reconnaître une ligne constante, un fil rouge.Quels créateurs correspondent le mieux à votre sensibilité artistique?J’ai grandi en famille, entouré par des œuvres de l’art moderne classique américain. J’apprécie Mark Rothko, Sam Francis, Antoni Tapiès. Aujourd’hui, l’œuvre de Botero m’intéresse tout particulièrement. N’ayant jamais vécu ni travaillé aux Etats-Unis, il a maintenu un style plutôt classique, qui a échappé au «mainstream» de l’art moderne.