CRUCIFIXIONS EN ROSE

Deux peintres d’origine nord-coréenne, Sun Mu et Song Byeok, ont entrepris de dénoncer les mensonges et la violence de la dictature. Comment y parviennent-ils ? Peut-on chanter quand il faudrait crier ? Et peindre l’oppresseur quand on devrait l’anéantir ? Face à la torture physique et morale, la déshumanisation, les crimes des pouvoirs totalitaires, que peut l’œuvre d’art ? Vieille question, à laquelle on est souvent tenté de répondre: rien, puisqu’il ne saurait y avoir d’esthétique de l’inhumain. Pourtant, au vingtième siècle, peste brune et terreur rouge ont trouvé leurs peintres. Un Zoran Mušič, un David Olère témoignèrent d’Auschwitz ou de Dachau; un Nicolaï Getman, du goulag soviétique. Leur art n’était pas seulement dénonciation, ou contre propagande. Secrètement fidèles à la tradition de la peinture religieuse occidentale, ils nous ont fait témoins d’une scène sacrée: la crucifixion de l’homme. Comme nous l’apprend un témoignage qui vient d’être publié en français, celui de Shin Dong Hyok, les camps de la Corée du Nord sont peut être plus atroces encore que le goulag: des enfants y naissent de parents appariés par l’arbitraire des chefs du camp; ces parents, ils les dénonceront au besoin, les condamnant à mort en toute inconscience; ils ne sauront même pas qu’il existe au monde autre chose que leur prison; ils ne connaîtront même pas le nom de leur dictateur, ayant tout juste appris, sous la férule, les rudiments nécessaires à leur travail de forçats. Aucun témoignage pictural de cet enfer ne nous est connu. Cependant, il existe...

Deux peintres d’origine nord-coréenne, Sun Mu et Song Byeok, ont entrepris de dénoncer les mensonges et la violence de la dictature. Comment y parviennent-ils ?

Peut-on chanter quand il faudrait crier ? Et peindre l’oppresseur quand on devrait l’anéantir ? Face à la torture physique et morale, la déshumanisation, les crimes des pouvoirs totalitaires, que peut l’œuvre d’art ? Vieille question, à laquelle on est souvent tenté de répondre: rien, puisqu’il ne saurait y avoir d’esthétique de l’inhumain. Pourtant, au vingtième siècle, peste brune et terreur rouge ont trouvé leurs peintres. Un Zoran Mušič, un David Olère témoignèrent d’Auschwitz ou de Dachau; un Nicolaï Getman, du goulag soviétique. Leur art n’était pas seulement dénonciation, ou contre propagande. Secrètement fidèles à la tradition de la peinture religieuse occidentale, ils nous ont fait témoins d’une scène sacrée: la crucifixion de l’homme.

Comme nous l’apprend un témoignage qui vient d’être publié en français, celui de Shin Dong Hyok, les camps de la Corée du Nord sont peut être plus atroces encore que le goulag: des enfants y naissent de parents appariés par l’arbitraire des chefs du camp; ces parents, ils les dénonceront au besoin, les condamnant à mort en toute inconscience; ils ne sauront même pas qu’il existe au monde autre chose que leur prison; ils ne connaîtront même pas le nom de leur dictateur, ayant tout juste appris, sous la férule, les rudiments nécessaires à leur travail de forçats.

Aucun témoignage pictural de cet enfer ne nous est connu. Cependant, il existe un ou deux peintres d’origine nord-coréenne qui, sans avoir subi les camps, du moins les pires d’entre eux, sont parvenus à fuir leur pays, et qui désormais cherchent à le peindre dans sa vérité. C’est le cas de Sun Mu (un pseudonyme qui signifie «sans frontières»). Né au début des années 1970, cet artiste a commencé, au cours de son service militaire, par réaliser des affiches et des peintures murales à la gloire du régime de Kim Jong-il. Il a fui la Corée du Nord en 1998.

Mais il a continué, bien sûr, à peindre. Presque la même chose qu’auparavant. À tel point qu’au moment de présenter sa première exposition, en Corée du Sud, il s’est vu dénoncer comme propagandiste du Nord. Il avait brossé des portraits de Kim Jong-il, ou des scènes de propagande classiques: des petites filles coréennes chantant leur joie de vivre sous le meilleur des régimes. Les couleurs employées, rouge communiste évidemment, mais aussi, en abondance, le rose dragée le plus nauséeux, rappelaient un peu celles d’un certain pop-art, mais plus encore l’abyssal mauvais goût de l’art officiel nord-coréen.

On a vite fait de comprendre, cependant, que Sun Mu tourne en dérision douloureuse les sujets qu’il peint. Les bouches de ses petites filles heureuses sont juste assez déformées pour que leur sourire nous inquiète. Ou bien elles sont trop ouvertes; les lèvres deviennent celles d’une blessure, et le chant de béatitude politique se transforme en cri. Parfois le sourire dégénère carrément en grimace (Victoire des scouts de Corée, 2009, huile sur toile, 91 x 194 cm).

Un pas de plus, et le visage exprime l’effroi, tandis que les yeux, atteints d’un terrible strabisme convergent, semblent chercher à voir l’intérieur même de cette bouche devenue gouffre (Oh !, 2010, huile sur toile, 72 x 60 cm).

Un autre tableau montre un bébé disgracié, à qui sa mère (dont les mains seules sont visibles) fait ingurgiter un liquide rougeâtre, contenu dans un verre beaucoup trop grand pour lui, et propre à le blesser. Le geste doux et nourricier d’une mère devient sournoise maltraitance. Dans une variante de ce tableau, le bébé se voit agressé par une terrible seringue, presque aussi grande que lui – et l’œuvre s’intitule, ironiquement, «Vaccination» (What are they feeding me ?, huile sur toile, 72 x 53 cm).

Avec la souffrance, la laideur. Voici une fillette en train de boire, à la paille, un coca-cola. Ses joues sont maladivement gonflées, son regard est fixe et mauvais: bref, une enfant vilaine et méchante (Fillette buvant un coca-cola, 2010, huile sur toile, 72 x 60 cm).

Depuis longtemps, sinon depuis toujours, les artistes ont fait sa place à l’expression du laid: de Quentin Metsys à Goya, de Léonard de Vinci à Otto Dix ou Lucian Freud, la difformité, voire la hideur, hantent la peinture occidentale, pour dire la décrépitude, la douleur ou la violence. Sous le soleil de l’art, la beauté jette son ombre, la laideur; sans cette ombre, la beauté ne serait qu’un fantôme.

Sun Mu, donc, n’a rien inventé. Ce qui peut-être est singulier dans sa peinture, c’est qu’elle ne représente pas la laideur comme le contraire de la beauté, mais comme la beauté même – entendez, bien sûr: la beauté factice que la propagande nord-coréenne tente de donner pour l’expression du bonheur politique. La grimace, dès lors, n’est pas le contraire du sourire, mais sa vérité. Rien de plus atrocement laid que le beau fabriqué; rien de plus profondément malheureux que le bonheur simulé.

Un autre peintre d’origine nord-coréenne, Song Byeok, détourne lui aussi l’imagerie de la propagande, poussant la satire jusqu’au grotesque, notamment dans un montage qui représente Marilyn Monroe rabattant ses jupes au-dessus d’une bouche d’aération, fameuse séquence du film de Billy Wilder, Sept ans de réflexion. Mais la tête de Marilyn est remplacée par celle de Kim Jong-il, dont le peintre nous affirme, pince-sans-rire, qu’il a lui aussi quelque chose à cacher (Take Off Your Clothes, 2010, acrylique sur hanji [papier coréen], 311 x 604 cm). 

Voici maintenant une œuvre plus grave malgré son humour: dans sa partie supérieure, le bas des jambes d’une statue colossale de dictateur, sur son piédestal et sur fond rouge sang, tandis qu’au registre inférieur, tournant le dos au spectateur, des hommes et des femmes, uniformément vêtus, sont si bien inclinés devant ce monstre que leurs têtes, invisibles, semblent franchement coupées. Du piédestal s’envole, ironique, une colombe de la paix (Cher leader, acrylique sur hanji, 328 x 213 cm). 

Ailleurs, cette colombe surgit sous un drapeau nord-coréen, assez gigantesque pour cacher le ciel, et survole une phalange de femmes en train de célébrer la gloire du régime, dans une de ces parades grandioses et sentimentales qui tiennent à la fois de la danse niaise et de la gymnastique militaire. La trique et la larme à l’œil: n’est-ce pas l’essence même des dictatures ? Cependant, ces femmes déploient de grands drapeaux framboise, qui font de leurs bras des ailes de colombes. On se prend à espérer leur envol (Mass Games, 2010, acrylique sur hanji, 400 x 262 cm). 

Ce tableau serait presque beau, comme ce ciel de Sun Mu, pour une fois débarrassé de toute présence humaine et inhumaine, et qui représente simplement des nuages roses, un ciel bleu, des oiseaux. La laideur, un instant, semble laisser place à la beauté; mais celle-ci garde le souvenir écœuré du mauvais goût qui règne sur la terre (Le fleuve Tumen [à la frontière chinoise], 2009, huile sur toile, 130 x 162 cm). 

Les œuvres de Song Byeok et de Sun Mu, qui dénoncent la dictature, ne peignent pas ses pires horreurs. À la différence des tableaux d’un Zoran Mušič ou d’un David Olère, elles ne représentent pas l’homme torturé, l’homme crucifié. Mais il n’empêche. En face d’elles, on songe à la formule douloureuse d’Henry Miller: «Ma vie fut une longue crucifixion en rose». Et le rose est plus atroce, peut-être, que le noir.

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