L’œuvre est certes trop polyphonique pour être résumée. Or un geste, quelquefois discret, mais le plus souvent emporté, emphatique, éloquent autant qu’équivoque, paraît revenir chez Daumier (1808-1879) un peu comme un emblème: c’est la main qui s’ouvre, le doigt qui pointe, le bras qui se tend, le corps qui se jette en avant.
Dans son Honoré Daumier de 1954, Jean Adhémar (1908-1987), le conservateur des estampes dela Bibliothèque nationale, note à propos d’une Plaidoirie que l’artiste «a toute sa vie été frappé par ce geste oratoire si opposé à son tempérament personnel». Il y a en effet toujours de la mesure chez ce polémiste moraliste, dont Baudelaire remarquait qu’il a «souvent refusé de traiter certains motifs satiriques très beaux, et très violents, parce que cela, disait-il, dépassait les limites du comique et pouvait blesser la conscience du genre humain.»Mais dans ce dessin de Rotterdam (fig. 1), le grand geste de l’avocat qui, sans se retourner, se saisit presque de son client pour accompagner la parole qu’il jette dans le prétoire, a sans doute quelque chose d’outré. Dans une autre version, à Washington (fig. 2), le défenseur, sous le regard incrédule du prévenu interdit, est porté par un élan lyrique. Daumier recourt ici à l’écriture «fréquentative» qu’il affectionne: le crayon amplifie les possibles de la figure, développe les effets de manche qui semblent lui donner des ailes dans la lumière balayant la scène, dont deux autres variantes, dans son œuvre, attesteront encore toute l’importance.De quelle «vérité inévitable» (Paul Valéry) Daumier est-il ici en quête ? Quelle typicité recherche-t-il en décortiquant sa «mémoire merveilleuse» du Palais de Justice ? Le langage de l’artiste est celui des formes qui occupent la surface, tendent l’espace, répondent à leur logique propre. Mais ces formes, également, détaillent un spectacle, caractérisent une action, expriment une intention. Le geste déclaratif souligne-t-il dès lors que les Gens de justice restent dans la seule gesticulation et la pose qui les séparent du monde ?
Le geste est un signe, donc inséré dans un contexte, il est un paramètre parlant. Ici, le défenseur se tire des larmes à lui-même et s’accompagne d’un double mouvement: d’une main, il montre sa cliente et, de l’autre, tient le mouchoir (Washington, Corcoran Gallery of Art). Là, le procureur vocifère et de son long index crochu cloue, par delà le détroit de la salle d’audience, le coupable au pilori (Bâle, anc. coll. von Hirsch). Ici, de ses deux bras tendus en banderilles, le défenseur met le doigt sur la liasse probante des documents jetés sur la table (New York, coll. part.). Là, nez et index déployés pointent l’adversaire d’Un avocat qui évidemment est rempli de la conviction la plus intime… que son client le paiera bien (fig. 3).Bref, le geste judiciaire connaît toutes les déclinaisons et jusqu’au dépassement théâtral. Ainsi, dans Une péroraison à la Démosthène (1847), sous l’œil furieux, niais ou goguenard de ses confrères, le plaideur jaillit de son banc et fait un haut-le-corps spectaculaire comme un noyé vers une improbable bouée. Les avocats en font trop, ils jouent un rôle.Mais le geste n’est pas toujours aussi crucial chez Daumier. Feuilletons quelques lithographies. Dans La voilà ! ma maison de campagne ! il permet à un bourgeois replet de désigner, tout fier, sa baraque en rase campagne (1862). Devant la France abattue, gisant à terre sous des lointains d’incendie, avant que ne se pressent les autres candidats, les corbeaux et vautours qu’esquissera une planche voisine, une femme au bras dressé comme une hampe sans drapeau dit la verticalité de la République (1871). À la tribune de l’assemblée des Divorceuses (fig. 4), une citoyenne emportée, appuyée au pupitre comme si elle était coutumière des empoignades parlementaires, darde sa main pour faire taire la houle féminine (1848). C’est dans une chorégraphie conjointe de bras tendus qu’un amateur convaincu désigne à l’autre ce dont il se détourne: Voyons ne soyez donc pas bourgeois comme ça… admirez au moins ce Courbet ! (1865). Sous le nez du pion endormi, le moutard pressé par la colique lève la main et lance M’sieu … M’Sieu … M’siiieu (1846). Sur la sphère d’une bombe à la mèche en feu, la République aux pieds nus joue le rôle aérien de la Fortune qui cherche l’Équilibre européen en faisant de ses bras des moulinets dans l’air (1867; fig. 5).Les gestes ont une histoire, un amont qui sous-tend leurs significations particulières. Daumier connaît sans doute le salut du rhéteur, la posture romaine de l’adlocutio, quand le général harangue ses troupes, l’attitude de saint Paul prédicateur s’adressant aux Athéniens devant l’Aréopage. Mais Daumier ne fait pas de l’histoire de l’art. Il possède tout simplement le génie de l’articulation plastique des éléments qui font image et polarisent l’attention: un geste tient la page. Et individualise un être – homme, femme enfant – qui, rassemblé dans sa belle ou risible énergie s’enlève sur l’horizontalité des foules. Dans ces dispositifs anonymes, additionnant têtes, visages et crânes, Daumier sait d’ailleurs démultiplier de manière saisissante le singulier dans le collectif. Autre volet de son art.