On ne dira jamais assez l’extraordinaire richesse de la vie intellectuelle et artistique de tous les pays d’Europe dans les années précédant immédiatement la Première Guerre. Mais une des civilisations les plus raffinées avait brutalement mis fin à ses jours et parmi les innombrables victimes figurent beaucoup de musiciens, d’écrivains, de peintres, qui avaient à peine eu le temps de donner la mesure de leur talent: Franz Marc, August Macke, Boccioni, Sant’Elia, Péguy, Alain-Fournier. Ils avaient pourtant tous la conviction de vivre une nouvelle Renaissance qui allait leur permettre de réinventer les fondements même de l’art, et ceci dans tous les domaines, littérature, peinture, musique. Sans parler des sciences et des sciences humaines.
Or, si les noms de Matisse, Picasso et Braque représentent depuis longtemps pour nous la révolution picturale de l’avant-guerre,si nous savons tous à quel point Apollinaire, Proust et Claudel ont transformé la littérature, Stravinsky et Schoenberg réinventé la musique, nous sommes beaucoup moins familiers des mouvements d’avant-garde allemands, dont les plus importants sont «Die Brücke» (le pont) et «Der Blaue Reiter» (le cavalier bleu), sans parler de la poésie expressionniste, si difficile à traduire.Cette ignorance n’est pas seulement due à notre manque de curiosité; ces mouvements n’ont guère eu le temps de s’épanouir. Dès la fin des années 1920, les noms de Kandinsky, de Franz Marc, d’August Macke et de bien d’autres avaient été rayés de l’histoire de l’art par les nazis, et leurs œuvres dispersées ou détruites comme «art dégénéré», tout commeMalevitch ou Lissitzky avaient été condamnés par les Soviétiques comme «artistes bourgeois». D’où un certain retard dans la réception – notamment en France – de l’expressionisme et des autres mouvements d’avant-garde qui, de Dresde à Munich et de Cologne à Berlin, ont pour le moins autant révolutionné l’art et la littérature du XXe siècle que ne le firent le cubisme ou le surréalisme.Après « Die Brücke », admirablement présentée cette année à la Neue Galerie à New York (voir Artpassions, n°18, juin 2009), c’est le «Blaue Reiter» qui bénéficie d’une remarquable présentation au Musée Frieder Burda à Baden-Baden. Il s’agit essentiellement des collections du Lenbachhaus de Munich – fermé pour travaux –, prêtées exceptionnellement jusqu’en octobre 2009. Au-delà de cette date, le catalogue édité par les commissaires Helmut Friedel et Annegret Hoberg restera un ouvrage de référence.
Le Lenbachhaus, musée de la ville de Munich (et non pas du Land de Bavière) abrite depuis un demisiècle l’ensemble le plus important qui soit d’œuvres des artistes du «Blaue Reiter» et ceci grâce à une donation exceptionnelle de l’un d’entre eux, Gabriele Münter, la compagne de Kandinsky avant-guerre.C’est en 1896 que Kandinsky, après des études de droit et d’économie à Moscou, était venu à Munich avec sa jeune femme, afin de se consacrer entièrement à la peinture et de suivre l’enseignement alors très réputé d’Anton Ažbe, tout comme ses compatriotes Alexej von Jawlensky, Marianne de Werefkin et Dmitri Kardovsky. C’est au tout début du XXe siècle qu’il fonde son propre groupe artistique, «La Phalange», qui devait organiser une série d’expositions remarquées à Munich, et dont faisait partie Gabriele Münter, devenue rapidement sa nouvelle compagne. Mais en été 1914, Kandinsky, toujours citoyen russe, – comme Alexej von Jawlensky et Marianne de Werefkin – dut quitter l’Allemagne du jour au lendemain, laissant entre les mains de Gabriele Münter tous les tableaux, tous les dessins et manuscrits se trouvant dans son atelier. Le couple ne s’étant retrouvé qu’épisodiquement après la guerre, ces trésors restèrent cachés dans la maison de Gabriele Münter à Murnau. Ils ont ainsi miraculeusement échappé à la destruction par les nazis et c’est ainsi que, peu avant sa mort en 1962, Gabriele Münter les a légués au Lenbachhaus; elle y a joint un grand nombre de ses propres œuvres. Ce legs fut complété par une donation de la famille Koehler, qui comptait parmi ses membres les premiers collectionneurs d’August Macke et de Franz Marc, tous deux morts au front en 1914 et 1916. C’est pourquoi le Lenbachhaus abrite aujourd’hui une collection unique d’œuvres et de documents du « Blaue Reiter».
Car parmi les sources d’inspiration du «Blaue Reiter», on chercherait vainement les modèles antiques ou ceux de la Renaissance. Le groupe s’intéressait, au contraire, aux artistes «naïfs», peintres du dimanche, artistes populaires (la peinture sous verre), dessins d’enfants, statues d’Afrique et d’Océanie. C’est ainsi que, dans l’Almanach du «Blaue Reiter», publié en 1912, August Macke juxtapose des masques primitifs et des tableaux modernes, et Franz Marc une gravure populaire illustrant les contes de Grimm et un tableau de Kandinsky. Ce qui compte, cen’est ni la tradition ni l’environnement culturel auquel appartiennent ces objets mais l’émotion que le spectateur ressent, par delà le temps et l’espace, quand il est face à eux. C’est donc une peinture «première» que pratiquent les artistes du «Blaue Reiter»; elle ne tient pas compte de la hiérarchie des genres ou des sujets, elle s’adresse à tous, quel que soit leur degré de culture, elle vise à l’émotion. D’où la force de ces tableaux, leur fraîcheur, leur poésie. Chaque fois que le spectateur les regarde, il a l’impression de les voir pour la première fois.