Fare Mondi – Construire des mondes, la nouvelle édition vénitienne de l’art international, offre peu de surprises ou d’émotions, du moins dans sa partie officielle. Le thème, aussi vaste qu’imprécis, peine à convaincre.
La manifestation convie plus de quatre-vingt-dix artistes originaires du monde entier à illustrer leconcept proposé par son directeur, le Suédois Daniel Birnbaum, à savoir, exalter le processus de création: «Une œuvre d’art […] représente une vision du monde et, si on la prend au sérieux, elle peut être vue comme un moyen de créer un monde. […] Fare Mondi est une exposition suscitée par l’aspiration à explorer les mondes alentour et ceux à venir.» Toutefois, si l’ancien pavillon italien des Giardini (pompeusement rebaptisé «Palazzo delle Esposizioni») ne propose que des travaux pour la plupart formels – hormis le baroque vénéneux des plantes en cire présentées par la Suédoise Nathalie Djurberg –, certaines contributions nationales retiennent l’attention. C’est le cas des trois vidéos sur le thème de l’altérité de Fiona Tan, artiste d’origine indonésienne invitée par les Pays-Bas. C’est le cas également de la Suisse, qui oppose, dans les Giardini, le travail de dessin tout en finesse dans la pluralité des techniques de Silvia Bächli, à l’installation provocante proposée par Fabrice Gygi dans l’église San Stae. L’impression la plus forte est indéniablement suscitée par le Français Claude Lévêque et son Grand Soir, une noire allégorie de la mort, certes largement débattue, qui eût été digne du prix de la Biennale, pourtant attribué par le jury au grand artiste américain Bruce Nauman, pour Topological Gardens, un ensemble d’œuvres datant de plusieurs décennies et tout aussi morbides.
À l’Arsenale, sous le titre Collaudi, les commissaires italiens, Beatrice Buscaroli et Luca Beatrice, ont élaboré un hommage à Marinetti. S’il n’est pas évident de retrouver la philosophie du Manifeste de 1909 dans leur sélection d’artistes, elle provoque toutefois des rencontres intéressantes. Ainsi, la confrontation du «matissien» See Thru Trombone de Sandro Chia avec Hic et Nunc de Daniele Galliano, qui place en perspective la peinture alpestre de la fin du XIXe siècle, ou avec The Death of James Dean, from a Drawing of Andy Warhol de Nicola Verlato, lequel, dans une critique acerbe des valeurs contemporaines, transpose les mythologies du vedettariat et de la consommation dans des retables baroques.On peut cependant mettre au crédit de Daniel Birnbaum le fait d’avoir inclus dans sa sélection des pays jusqu’alors peu présents ou absents. Ainsi les Émirats arabes unis côtoient la Thaïlande, les Comores, la principauté de Monaco, l’Arménie, Singapour, les Républiques d’Asie centrale et d’Afrique noire. Certains artistes nouveaux venus sont montrés à l’Arsenale ou à la lisière des Giardini, d’autres «squattent» églises et palais, voire, telles les interventions de l’artiste palestinienne Emily Jacir, posent leur marque sur les quais, en l’occurrence sur les débarcadères du «vaporetto».
Ce sont d’ailleurs les évènements marginaux qui réservent les plus heureuses surprises. Deux halles de l’Arsenale Novissimo sont consacrées au Belge Jan Fabre; ses «tableaux sculpturaux» From the Feet to the Brain, créés en 2008 pour le Kunsthaus Bregenz, se focalisent sur le corps, scruté au travers de la vie et de la mort, de l’agonie et de l’apaisement, en une sorte d’hommage à la force de l’imagination héritée des peintres flamands. Bernard Venet investit la halle suivante avec de gigantesques arcs de cercle en métal couleur rouille, dont la disposition sur la tranche et l’imbrication suscitent le sentiment d’un équilibre improbable, d’une étonnante légèreté.Cette séquence aboutit à Unconditional Love, une manifestation organisée par le Musée d’art moderne et le Centre d’art contemporain de Moscou. Parmi les nombreux artistes convoqués – Marina Abramovic, Samuel Adams, Angelo Bucarelli ou encore Wim Delvoye –, un collectif d’artistes russes, AES+F (Tatiana Arsamasova, Lev Evzovich, Evgeny Svyatsky et Vladimir Fridkes), déjà officiellement présent au pavillon russe des Giardini en 2007, s’impose avec Le Festin de Trimalcion, une vidéo circulaire projetée en trois fois trois écrans. Extraite du Satiricon de Pétrone, l’œuvre répond au thème de la Biennale par le mélange des races et des conditions sociales des acteurs. Mais, au-delà du respect du thème, sa force expressive tient non seulement à son érotisme raffiné, à une composition sans faille dans un rythme scandé par des fondus enchaînés, mais surtout à la critique d’un état de société décadent où tout vice, toute corruption, toute prévarication sont absous.
Plusieurs autres expositions en marge de l’officialité méritent un arrêt. L’Anima della Pietra de Fabrizio Plessi à l’Istituto Veneto di Scienze, Lettere ed Arti, sis au palais Loredan, réinterprète le «Panthéon vénitien», une collection de bustes en marbre constituée en 1847 pour immortaliser les plus célèbres représentants de l’histoire de l’art de la Sérénissime. Le mélange des genres permet à Plessi de confirmer la théorie de Michel-Ange: tout matériau brut contient dans son noyau l’œuvre achevée. C’est d’ailleurs en usant de la même confrontation entre histoire et modernité, que Plessi installe des télévisions dans les gondoles du garage de la Ca’ d’Oro, pour L’Anima dell’ Acqua – Contemporary Art, qui offre, parmi d’autres interventions moins convaincantes, le rare plaisir de voir d’anciennes vidéos de Bill Viola consacrées au parcours de la vie, dans de subtils allers-retours de la naissance à la mort.Mona Hatoum occupe la Fondazione Querini Stampalia selon un double itinéraire : une succession de sculptures et d’installations de grande dimension dans les salles supérieures, et d’infimes modifications dans la présentation des collections d’objets usuels et d’objets de vertu1 et dans les salles de peinture. Le spectateur se trouve contraint de «modifier la focale» de son regard et son appréhension de l’art.Hors Biennale, mais inaugurée à cette occasion, la Punta della Dogana, restaurée avec sensibilité par Tadao Ando: le sauvetage de ce monument historique, totalement en ruine, permet à François Pinault d’y abriter une partie des acquisitions récentes de ses collections, et de vouer résolument Venise au tout-puissant marché de l’art.