Dans la rivière Verzasca, et dans son lit de pierres, Francis Hoffmann voit surgirdes formes pures, silencieuses, immémoriales, d’autant plus belles que nulle volonté ne les a créées. Nicolas Bouvier, lui, raconte le chemin qui le reconduit, dans un moment noir de sa vie adulte, sur les bords de cette même rivière où il avait passé, enfant, des vacances heureuses. Il raconte les êtres qu’il croise, les paysages qu’il traverse, les pensées qui le hantent sur le chemin de ce retour aux sources. Il raconte enfin comment la rivière Verzasca le ramène à cette Chine qu’il vient de quitter, mais qui pourtant ne le quitte pas.Au photographe, donc, le temps immobile et l’expression des choses. À l’écrivain, le temps qui passe et le portrait des hommes. Mais on a tôt fait de sentir et de comprendre que ces deux approches, en vérité, n’en font qu’une. D’abord parce que les deux artistes ont en partage la même capacité d’attention, la même passion précise du réel, le même pouvoir de faire surgir, du chaos des pierres ou de la vie, des significations, des évidences, des fulgurances.Mais leur ressemblance fraternelle est plus profonde encore: le photographe etl’écrivain pratiquent ensemble un seul et même art, celui de la calligraphie. Dans les pierres de la rivière, dans les cristaux de sa glace, dans le glissement immobile de ses eaux, dans les ombres et les lumières qui s’y reflètent, les images de Francis Hoffmann ne font rien d’autre que déchiffrer – c’est-à-dire créer – une écriture. L’œil du photographe compose les pierres comme on trace les idéogrammes d’une langue humaine. Quant à la plume de Nicolas Bouvier, que fait-elle sinon dessiner d’un trait noir, terriblement sensible, les contours exacts de la vie, de sa souffrance, de sa magie ? Que fait-elle, sinon peindre, au-delà des anecdotes ou des récits, l’image pure des êtres et des choses ? Ce n’est pas pour rien que la Verzasca finit par s’identifier à la Chine de la peinture Song – dont les œuvres si souvent comportaient, outre l’image, un texte calligraphié.Ici, photographie et peinture se rejoignent et se fondent, à la pointe aiguë d’une attention à la fois réceptive et créatrice. La beauté du dessin et l’exactitude du sens ne font plus qu’un, comme ne font plus qu’un le temps des hommes et celui des pierres. Les deux auteurs se complètent ? Non, ils accomplissent un seul et même geste artistique. Ce sont deux amis calligraphes.Nicolas Bouvier évoque dans son texte les Jésuites de Chine. Le plus fameux d’entre eux, Matteo Ricci, écrivit en chinois un Traité de l’amitié dans lequel il observe que les signes désignant l’ami et le compagnon dessinent deux mains serrées et les deux ailes d’un oiseau. Le livre de Nicolas Bouvier et de Francis Hoffmann est un livre à deux mains, à deux ailes.