La Fondation Beyeler présente la première exposition de l’artiste américain Jeff Koons (*1955) jamais montée dans un musée suisse. Cela fait plusieurs dizaines d’années que Koons, le plus connu sans doute des artistes vivants, fait sensation avec des œuvres d’art qui jettent un pont entre culture populaire et culture savante. Cette vaste exposition se consacre à trois groupes d’œuvres de première importance – The New, Banality et Celebration –, qui représentent des jalons décisifs de l’évolution artistique de Jeff Koons et nous conduisent au cœur de sa création et de sa pensée.
THE NEW Depuis le début de sa carrière, les œuvres de Jeff Koons voient le jour sous forme de groupes cohérents, auxquels l’artiste octroie systématiquement un titre précis. Le premier ensemble d’œuvres conçu d’emblée comme tel est intitulé The New. Jeff Koons l’a élaboré entre 1980 et 1982, tout en poursuivant sa réalisation jusqu’en 1987. L’exposition s’ouvre sur une œuvre à programme, The New Jeff Koons de 1980. Elle est formée d’une table lumineuse verticale sur laquelle se trouve une photographie en noir et blanc représentant l’artiste enfant, posant avec assurance à son pupitre devant un album de coloriages. Koons ne célèbre pas seulement l’enfant comme la source de la créativité, mais comme le symbole de l’intégrité, de l’innocence et de la pureté. Ces idées directrices représentent aussi, très généralement, les thèmes centraux de la création de l’artiste.
L’ensemble The New est dominé par des appareils ménagers tout droit sortis de l’usine qui, allongés ou debout sur des tubes de néon, sont mis en scène dans des vitrines cubiques de plexiglas. Du point de vue de l’histoire de l’art, les appareils ménagers de Koons se rangent dans la tradition du ready-made, introduite dans l’art par Marcel Duchamp au début du XXe siècle, érigeant au rang d’œuvres d’art des objets (quotidiens) repris tels quels. Par leur disposition rigoureuse, mais aussi par le recours aux néons, ces œuvres renvoient aussi indéniablement à la clarté réductrice du Minimal Art. En tant qu’objets, les aspirateurs, explicitement inutilisés et donc immaculés, incarnent pour Koons «le neuf idéal». Ils interviennent ainsi comme des signes de pureté éternelle, comparable au portrait d’enfant de l’artiste dans The New Jeff Koons. Bien qu’à l’origine, les aspirateurs aient été conçus comme des objets fonctionnels et commerciaux, Koons ne les met pas simplement en scène comme des articles sans vie dans des vitrines qui relèveraient du cercueil. Au contraire, il souligne la qualité biologique et vivante des aspirateurs en les décrivant comme des «machines qui respirent». Partant des propriétés formelles des tuyaux et des ouvertures, Koons met aussi en relief les caractéristiques «androgynes» des appareils ménagers qui en font l’incarnation de l’intégrité originelle.
BANALITY En 1988, Jeff Koons réalise sous le titre de Banality, une série d’œuvres qui ont fait date et ont été présentées simultanément dans des galeries de Cologne, New York et Chicago. Alors que dans la série The New, Koons se livrait à une mise en scène minimaliste de l’objet, il passe enfin définitivement à la sculpture avec Banality, s’orientant davantage vers une esthétique populaire baroque. Dans cette célèbre série, Koons n’a pas seulement défini de nouvelles bases du concept même d’art, il s’est imposé comme une vedette sur la scène artistique internationale. Banality rassemble vingt œuvres sculpturales, conçues par l’artiste jusque dans le moindre détail. Il les a fait réaliser ensuite par des artisans d’art professionnels, lesquels ont signé très lisiblement chaque œuvre de leur nom. En tant que groupe, les figures de Banality composent un panorama illustrant le programme artistique de Jeff Koons: «Banality devrait inspirer aux gens un sentiment de sécurité par rapport à leur propre passé, les aider à accepter leur passé. Il s’agit pour l’heure de ma tentative la plus directe pour affirmer que l’art ne devrait pas être cette instance séparatrice, discriminatoire entre les hommes.»
L’idée maîtresse du groupe Banality – celle de l’acceptation de soi du spectateur par le biais de la prétendue banalité – trouve une expression particulièrement puissante dans la sculpture sur bois polychrome Ushering in Banality, qui imprime une nouvelle direction à la création de Jeff Koons. Comme le donne à entendre le titre de l’œuvre, un cochon est «introduit» dans la banalité par deux putti et un petit garçon et devient en même temps le symbole du «banal» dans lequel le spectateur se voit introduit, lui aussi. Chez Koons, la notion de banalité ne se contente pas de prendre une connotation positive, elle est érigée en idéal artistique fondamental. Ce n’est pas pour rien que l’artiste lui même s’est identifié au petit garçon vêtu de rouge qui suit le cochon et qui incarne la complicité entre homme et animal, caractéristique de nombreuses œuvres de cette série. À l’image de The New Jeff Koons, dans Ushering in Banality, c’est l’artiste comme enfant qui montre la voie.
Dans de nombreuses figures de la série Banality, Koons aborde le problème du sentiment de culpabilité et de la nécessité de s’en affranchir, l’une des questions centrales de l’existence humaine. La sculpture de porcelaine intitulée Naked représente un garçon et une fille nus, qui se tiennent par les épaules sur un cœur rose, décoré de fleurs multicolores. Le garçon tend un petit bouquet à la fille, mais on aurait peine à dire si celle-ci accorde plus d’attention au pistil de forme phallique de l’anthurium ou aux parties sexuelles encore peu développées de son compagnon. Tout en faisant allusion à la représentation traditionnelle d’Adam et Eve lors du péché originel, Naked préserve l’état d’innocence paradisiaque des deux enfants. De fait, un grand nombre d’autres figures de Banality, comme notamment la séduisante Pink Panther en porcelaine, reposent sur le lien entre pureté et sexualité, déjà traité dans les travaux mettant en scène des aspirateurs anthropomorphes de l’ensemble The New.
CELEBRATION Conçu au départ comme un simple petit projet de calendrier, l’ensemble Celebration constitue à ce jour la série la plus vaste de Jeff Koons. Depuis 1994, l’artiste a consacré de longues années à ce projet colossal, qui rassemble des statues monumentales de polyéthylène ou d’acier chromé inoxydable poli, ainsi que des peintures à l’huile de grand format. La genèse de Celebration est marquée par les vicissitudes personnelles de Koons liées à la naissance de son fils, Ludwig Maximilian, en 1992.
Dans Celebration, Koons franchit le pas décisif conduisant à la peinture qui, pour la première fois, fait son apparition dans son œuvre à égalité avec la sculpture. Sur le plan esthétique, ces toiles de grand format séduisent par un effet «objectif», proprement hyperréaliste, bien que la surface de l’image, conformément au principe de la «peinture selon les chiffres», soit divisée en champs colorés strictement séparés les uns des autres. Dans Celebration, la plupart des motifs se réfèrent à des fêtes d’enfants, des anniversaires par exemple. C’est également le cas de la part de gâteau à la crème décoré de Cake (1995-97). À travers ces motifs, Jeff Koons rend globalement hommage à l’enfance. De fait, les images de Celebration apparaissent stylistiquement comme une synthèse de l’esthétique minimaliste de The New et de l’opulence baroque de Banality.
Les œuvres de la série Celebration mettent l’accent sur des objets décoratifs familiers, érigés en statues monumentales d’acier chromé inoxydable poli à l’aide de transformations du matériau et de l’échelle de l’objet initial. On trouve parmi ces objets des cadeaux de Noël ou de la Saint-Valentin, qui ont également servi de point de départ au symbolique Hanging Heart (Gold/Magenta) de 1994-2006. D’autres sujets de la série peuvent se référer à différentes dates majeures du calendrier des fêtes, par exemple Pâques, dans le cas de Cracked Egg (Blue). Par leur symbolique, ces motifs évoquent fréquemment des thèmes intemporels comme l’amour, la vie et la fugacité.
Ainsi, de nombreuses pièces de la série Celebration se rattachent à des figures réalisées en ballon, telles qu’en présentent les clowns de rues. Dans Balloon Dog (Red) l’artiste transforme un petit chien de baudruche fragile et éphémère, en un chien géant d’acier chromé archétypal rempli de promesses d’éternité, que Koons lui-même présente comme un «cheval de Troie». Dans sa transposition parfaite, Balloon Dog (Red) séduit également par l’illusionnisme matériel unique – la statue semble en effet souple et dénuée de poids, alors qu’elle est en réalité rigide et pèse plusieurs tonnes.
SPLIT-ROCKER Avec Split-Rocker, c’est une immense sculpture de fleurs, composée de plusieurs milliers de vrais végétaux, qui est présentée dans le parc de la Fondation Beyeler. Cette sculpture poursuit de façon originale le dialogue harmonieux entre art et nature, devenu l’une des caractéristiques de la Fondation Beyeler. Pour réaliser cette sculpture de fleurs, Jeff Koons est parti de deux motifs d’animaux à bascule, un poney et un dinosaure, dont il a commencé par couper les têtes en deux, avant de les recomposer. Les deux moitiés ne se recouvrant pas exactement, il reste par endroits des interstices en forme de fentes qui ouvrent la sculpture et la transforment en une architecture dans laquelle on peut s’abriter. Figure décomposée puis recomposée différemment, regardant à la fois devant elle et latéralement, Split-Rocker se réfère au cubisme d’un Pablo Picasso tout en lui imprimant une nouvelle direction. Par ailleurs, en tant que sculpture florale d’extérieur, Split-Rocker s’inscrit également dans la tradition de l’art baroque des jardins et des topiaires, qui se poursuit encore aujourd’hui dans les parcs de loisir populaires. Par l’association d’un poney et d’un dinosaure, Split-Rocker incarne l’union des contraires, qui s’exprime aussi par l’idée d’un jouet géant, «monstrueux». C’est en grande partie dans cette interaction bien particulière de prétendues oppositions que résident la tension et la force véritables de l’art de Jeff Koons.