A Berne, une villa cossue, d’esprit Art nouveau, domine la vieille ville, sur une rive de l’Aare. C’est la résidence d’un couple discret, héritier d’une incroyable collection d’art moderne et contemporain, dont l’essentiel est à Winterthour. Cette collection jouit d’un grand prestige parmi tous les gens de musée, en Suisse et à l’étranger. Artpassions vous en fait découvrir une partie significative et moins connue.
Nous garons notre voiture dans la cour, entre une fontaine monumentale d’OscarWiggli et le pouce géant de César, pointé vers le ciel. Sur le mur de clôture, un tube de néon rougeoyant serpente parmi les plantes grimpantes: c’est la ligne de cœur, une œuvre de Muriel Olesen, dédiée à la maîtresse des lieux. Nous pénétrons dans la grande demeure, où dès le seuil, les œuvres d’art s’imposent.Des tableaux, il y en a partout, qui couvrent les parois presque de haut en bas, au coude à coude. Des sculptures et des céramiques sont aussi disposées ça et là, dressées sur des socles ou alignées sur des meubles. On ne sait d’abord où poser le regard, puis le charme opère et la logique de la présentation s’impose.Le jour de notre visite, un superbe tableau post-impressionniste revenait d’une grande exposition organisée à Paris et nous avons assisté à sa remise en place. Deux convoyeurs spécialisés soulevaient le cadre massif, tandis que le propriétaire, un mètre pliable à la main, vérifiait l’emplacement exact sur le mur. L’opération terminée, nous fûmes conviés au petit salon, où la conversation s’engagea aussitôt. Monsieur et Madame s’exprimaient en français, attentifs aux questions et y répondant avec gentillesse et spontanéité.Comment vos grands-parents, qui sont à l’origine du patrimoine artistique de votre famille, ont-ils commencé à collectionner ?Mes grands-parents, dès la fin du XIXe siècle, se sont occupés d’artistes comme Bonnard, Vuillard ou Vallotton. Dans leur clinique d’ophtalmologie, la seule de la région, ils travaillaient beaucoup, mais trouvaient le temps d’accrocher des tableaux aux murs. Lorsqu’une nouvelle clinique s’est ouverte à Winterthour, ils ont transféré progressivement les patients pour donner plus de place à leur collection. Ils s’intéressaient aux post-impressionnistes français, qui, à cette époque, étaient ignorés des Français eux-mêmes. Il faut dire que les Suisses furent parmi les premiers à croire dans ces artistes, ce qui explique qu’un petit pays comme le nôtre recèle aujourd’hui des trésors. Ainsi, vous ne pouvez pas faire une exposition sur l’impressionnisme et ses prolongements, sans les tableaux appartenant à des collectionneurs suisses.Au sein de cette grande famille de collectionneurs, comment se distinguer ? Quelle voie avez-vous choisie ?Ma femme et moi avons commencé par acheter des lithographies de peintres appartenant à l’Ecole de Paris. Nous avons vécu longtemps avec ces œuvres. Puis nous les avons vendues, car nous voulions retourner à la source de la collection familiale: le symbolisme. Et du symbolisme, nous sommes passés tout naturellement au surréalisme. A propos du symbolisme, il faut se rappeler que, sans rejeter la leçon des impressionnistes, les peintres regroupés sous le nom de «Nabis», inspirés directement par Gauguin, ont voulu redonner du sens à la peinture, y introduire des idées. Or, les Nabis se sentaient orphelins depuis le départ de Gauguin pour Tahiti en 1891. Ils se tournèrent donc vers Odilon Redon, son contemporain, que ma grand-mère a d’ailleurs rencontré (il est mort en 1916). Notre maison abrite uneœuvre majeure de ce peintre. Et dans une pièce voisine, un tableau de Magritte lui répond, qui résume à lui seul les recherches du surréalisme. Je considère que ce Redon et ce Magritte sont emblématiques de notre collection.Nous commençons la visite et notre hôte commente les œuvres qu’il a choisies à notre attention.Oannès d’Odilon Redon. Oannès est une déesse iranienne, présente lors de la création du monde. Moitié femme, moitié serpent, elle a les yeux mi-clos, comme plongée dans ses pensées, un peu absente. Elle flotte entre deux eaux, dans un univers indéfini, typiquement symboliste.
L’agent secret de René Magritte. Curieuse définition pour ce tableau. Il faut savoir que chez Magritte, les titres ne veulent pas forcément dire quelque chose. Il peignait d’abord et ensuite présentait le tableau à ses amis. Au fil des discussions, chacun faisant part de ses impressions et critiques, naissait un titre. Au fond, la démarche est assez typique des surréalistes, un peu comme l’écriture ou le dessin automatiques. On laisse filer ses idées et, tout à coup, il en ressort ce qui deviendra le titre de l’œuvre en question.Lorsqu’on observe le tableau de Magritte, on s’aperçoit que chaque détail est réel. Une tête de cheval se présente de profil, comme un portrait. Ses oreilles sont celles d’un cheval, mais la crinière se trouve remplacée par des cheveux de femme et les yeux sont ceux d’une biche. Le mur sur lequel la tête se détache est en ruine. Ce renvoi à l’Antiquité contraste avec l’aspect contemporain du rideau de théâtre, ouvrant sur un paysage. Un paysage qui fait très Renaissance, avec ses arrière-plans éloignés, qui, par contraste, rendent encore plus proche le personnage à tête de cheval. Donc des détails bien réels, combinés de cette façon, forment un ensemble irréel. Voici le véritable surréalisme. On y sent la pensée très présente. Et ce n’est pas un hasard si Magritte a laissé des écrits philosophiques, où il réfléchit sur la réalité. Sommes-nous ce que nous croyons être ? Magritte correspondait avec Heidegger et Jung, ne l’oublions pas. Cette profondeur philosophique fait que l’œuvre de cet artiste est fondamentale pour le XXe siècle, auquel il a montré la voie.Mais j’aimerais ajouter, car le fait est révélateur, que Magritte peignait d’une façon ennuyeuse, cubiste, jusqu’au jour où il découvrit De Chirico. Alors son style changea d’un coup ! Et vous avez le résultat sous les yeux.Ceci est l’image d’un pinceau de Martin Schwarz. Il s’agit dans ce cas du surréalisme discuté, Magritte remis en question. Schwarz utilise une reproduction de Magritte, qui est la thèse, thèse vraie et fausse à la fois. S’il a écrit «Ceci n’est pas une pipe», c’est juste, car on ne peut pas la fumer, s’agissant d’un simple dessin. C’est faux en même temps, car pour tout le monde, il s’agit d’une pipe ! Et quand je dis tout le monde, je pense aux Occidentaux. Des gens appartenant à une autre culture pourraient ne pas reconnaître une pipe…Et maintenant, au-dessous, nous découvrons l’antithèse. Schwarz a remplacé la pipe par un pinceau, avec cette affirmation, sur le mode positif : «Ceci est l’image d’un pinceau».
Coquetier entouré d’œufs de Marcel Broodthaers. Ce tableau présente des objets tout à fait réels, un coquetier avec un œuf à l’intérieur, posé dans un environnement irréel, soit des oeufs cassés, collés ensemble sur la toile et peints à l’huile. Nous n’avons pas là une copie de Magritte, mais le développement de ses idées. J’y vois une certaine continuation du surréalisme, lequel date des années vingt à quarante. Je n’ai pas connu l’artiste personnellement, car il est mort très jeune, mais j’ai rencontré sa fille, avec laquelle j’ai organisé une exposition à Berne.Bosse de nage de Max Ernst. Ce très beau tableau, de petit format, est partiellement composé d’un frottage (technique de son invention); dans une sorte de rocher, on y reconnait le profil de l’artiste. Le tableau contient aussi des éléments typiques pour Max Ernst comme le fantôme et, en-bas,le «Lop-Lop» sorte d’oiseau mystique. L’œuvre a été conçue comme un hommage à Alexandre Iolas, le célèbre marchand et collectionneur, mort assassiné dans sa résidence grecque.Agitation céleste de Serge Brignoni. J’avoue que je n’ai pas encore pu déchiffrer ce tableau, dont le sujet semble hors de la réalité. Ou faut-il comprendre qu’il a sa propre réalité ?L’après-midi d’une ombre de Otto Tschumi. Cet autre peintre est resté peu connu, car il n’a fait que de petits formats, ce qui est un inconvénient lorsqu’il s’agit de monter une exposition. Mais quel plaisir de posséder chez soi des œuvres si raffinées ! Voyez, dans le tableau, cette ombre d’un homme au bras squelettique, qui se projette sur une piste de bowling. Typiquement surréaliste !
Dessin pour la télévision de André Thomkins. On avait demandé à l’artiste de fournir le matériel pour un film dédié à sa vie, qui devait durer quarante-cinq minutes. Il a refusé, en disant: donnez-moi plutôt les quarante-cinq minutes et je vous ferai un dessin. Il a commencé sans savoir ce qu’il allait faire, dans un angle, petit à petit. Le résultat est surprenant. Le dessin représente quelqu’un avec un long cou, la tête très haute, donc quelqu’un qui voit loin (télévision). Thomkins aimait le double sens, le jeux des mots !Les Entre-Lacs, du même artiste, est une aquarelle d’une grande qualité, qui représente Interlaken, où il n’est jamais allé, mais qu’il imagine à sa manière.Gros et petit de Markus Raetz. Cet artiste qui appartient au mouvement Nouvelles Réalités, me plaît particulièrement et j’entretiens avec lui des relations étroites. L’œuvre que nous avons sous les yeux est conçue selon le principe de l’anagramme et de l’anamorphose, que seuls des «initiés» peuvent comprendre. Ainsi, devant cette sculpture, suivant l’angle de votreobservation, vous voyez un verre plus petit que la bouteille qui est à côté et, lorsque vous vous déplacez de 90°, vous voyez le contraire, c’est-à-dire une bouteille plus petite et un verre plus grand. Le petit verre est devenu la grande bouteille et la grande bouteille le petit verre. Pour arriver à un tel résultat, Markus Raetz fait appel à son frère, qui est mathématicien et ce travail commun peut prendre beaucoup de temps.Donc, une fois encore, nous sommes confrontés à deux réalités différentes. Mon interprétation est la suivante: si moi, de cette position, j’observe un grand verre et une petite bouteille, j’ai raison. Mais vous, placé à 90°, vous aurez l’autre vision et vous aurez aussi raison. Ainsi, si vous adoptez le point de vue de l’autre, vous voyez la réalité qui est la sienne et commencez à le comprendre. Pour ma part, je considère cette œuvre comme un traité sur la tolérance, laquelle exige curiosité et ouverture d’esprit. Au fond, si l’humanité mettait à profit cette règle de conduite, il n’y aurait ni dispute ni guerre. L’art nous offre là un message humaniste par excellence.
Second exemple: Ceci cela. Au mur, des lettres en métal. A l’équerre, sur l’autre paroi, un miroir, où elles se réfléchissent. Or, si l’on se déplace, ce n’est plus le même mot que renvoie le miroir. L’artiste nous pose donc une énigme. Et pour matérialiser son idée, il lui a fallu procéder à de nombreux essais, des dessins et des maquettes, en cire ou en bois. Je l’ai vutravailler dans son atelier et j’ai attendu cette œuvre pendant huit ans ! De Markus Raetz, on peut encore admirer Fleur de lotus, un nu féminin qui, au gré de l’observation, se mue en une plante (ou est-ce l’inverse ?). Cette œuvre trahit une grande maîtrise du dessin. Et, selon moi, un artiste doit savoir dessiner pour pouvoir transcrire fidèlement son idée.
Après cette visite commentée, nous retournons au salon, pour reprendre notre conversation.Vous êtes un collectionneur reconnu et chevronné. A quelqu’un qui voudrait commencer une nouvelle collection aujourd’hui, quel conseil donneriez-vous ?Je dirais: faites comme nous, achetez des œuvres pas trop chères ! Des lithographies, des dessins, voire des reproductions ou des affiches. Entourez-vous de tout cela, vivez avec, afin de voir où vont vos préférences. Dans tous les cas, n’achetez jamais quelque chose qui ne vous plaise pas ! Ça, c’est la règle fondamentale. Si vous avez vu un objet et que vous y pensez jour et nuit, en regrettant de ne pas l’avoir acheté, c’est bon signe ! Ma grand-mère a souvent acquis des tableaux après les avoir pris à l’essai pendant quelques mois. Cela se faisait à l’époque.Dépositaire de tant de chefs-d’œuvre, vous sentez-vous des obligations envers le public ? prêtez-vous volontiers des œuvres ?Oui, d’une certaine façon, je ressens ce besoin de partager. Lorsqu’il s’agit d’artistes disparus, que les expositions qui leur sont consacrées paraîssent de grande qualité et qu’un tableau manque pour parfaire la démonstration, je prête volontiers. J’y vois même une obligation. En revanche, si le sujet de l’exposition manque de sérieux (par exemple, un thème passepartout comme Les fleurs dans l’art), je refuse catégoriquement. En ce qui concerne les artistes vivants, je les laisse décider euxmêmes. Si l’un d’eux dit qu’il a besoin de cette toile de lui que je possède, je m’exécute, même si j’ai un avis contraire.L’entretien se termine, alors que la lumière pénètre encore à flots dans cette vaste maison, où l’art n’est pas un cadre de vie, mais une raison d’être.