Échanges d’écrivains

La réputation de la collection de Jean Bonna n’est plus à faire. Mais à chacune des expositions qui rendent accessible une partie de ses trésors, notre émerveillement est à son comble. Passages d’encre propose un voyage à travers la partie de sa bibliothèque que constituent les livres offerts par les auteurs à d’autres auteurs, dans la deuxièmemoitié du XIXe siècle. Un dialogue secret s’établit à travers envois, dédicaces, lettres d’accompagnement; le visiteur est invité à pénétrer dans les arcanes de la république des lettres à son apogée certes, mais qui parfois pressent sa fin. Un moment d’une intensité rare, car chaque exemplaire est à la fois objet d’art et témoin d’une histoire passionnante. Refusant de quémander les suffrages d’un public dont il méprisait l’hypocrisie et la vulgarité, Stendhalne s’adressait qu’aux «happy few», prenant ainsi ses distances avec une littérature qui, au lendemain du Romantisme, était devenue une industrie. En effet, le romanfeuilleton et le théâtre de boulevard avaient relégué à la périphérie les œuvres dont le but n’était pas seulement d’amuser. La création en 1852 par Louis Hachette de la «Bibliothèque des chemins de fer», préfiguration de nos collections de poche, n’est d’ailleurs qu’un signe parmi d’autres de cette évolution.Toutefois, à l’époque même où le livre devient un objet de consommation courante et bientôt de masse, certains auteurs, parmi les meilleurs, lui vouent un véritable culte. Ils en font l’objet d’une religion nouvelle. Le Livre – mot que Mallarmé écrivait avec une majuscule pour souligner son caractère sacré – ne...

La réputation de la collection de Jean Bonna n’est plus à faire. Mais à chacune des expositions qui rendent accessible une partie de ses trésors, notre émerveillement est à son comble. Passages d’encre propose un voyage à travers la partie de sa bibliothèque que constituent les livres offerts par les auteurs à d’autres auteurs, dans la deuxièmemoitié du XIXe siècle. Un dialogue secret s’établit à travers envois, dédicaces, lettres d’accompagnement; le visiteur est invité à pénétrer dans les arcanes de la république des lettres à son apogée certes, mais qui parfois pressent sa fin. Un moment d’une intensité rare, car chaque exemplaire est à la fois objet d’art et témoin d’une histoire passionnante.

Refusant de quémander les suffrages d’un public dont il méprisait l’hypocrisie et la vulgarité, Stendhalne s’adressait qu’aux «happy few», prenant ainsi ses distances avec une littérature qui, au lendemain du Romantisme, était devenue une industrie. En effet, le romanfeuilleton et le théâtre de boulevard avaient relégué à la périphérie les œuvres dont le but n’était pas seulement d’amuser. La création en 1852 par Louis Hachette de la «Bibliothèque des chemins de fer», préfiguration de nos collections de poche, n’est d’ailleurs qu’un signe parmi d’autres de cette évolution.Toutefois, à l’époque même où le livre devient un objet de consommation courante et bientôt de masse, certains auteurs, parmi les meilleurs, lui vouent un véritable culte. Ils en font l’objet d’une religion nouvelle. Le Livre – mot que Mallarmé écrivait avec une majuscule pour souligner son caractère sacré – ne devait s’adresser qu’à des initiés. Reproduit à peu d’exemplaires, imprimé sur un papier de luxe, protégé par une somptueuse reliure, il était devenu une œuvre d’art en soi, dont les matériaux choisis ayant servi à sa confection signalaient la rareté et le prix. Ainsi, plus lelivre se répand et se vulgarise, plus le livreobjet devient le refuge des «vrais» auteurs, ceux qui par leurs œuvres lancent un défi au temps. C’est aussi le cas de certains collectionneurs et ce n’est pas un hasard si le mot «bibliophilie» apparaît à la même époque (le Grand Robert le date de 1845).Au nombre des «happy few» constituant le public dont rêvent nombre d’auteurs, il faut évidemment compter les écrivains eux-mêmes. Ce qui compte aux yeux de Baudelaire, c’est le jugement de Barbey d’Aurevilly, de Flaubert ou de Sainte-Beuve et non pas celui des lecteurs anonymes pouvant éventuellement assurer le succès de son livre. C’est pour ses confrères (et pour de rares amis choisis) qu’il fait imprimer les exemplaires sur papier de Chine ou de Hollande et parfois relier chez Lortic Les Fleurs du Mal ou Les Paradis artificiels, qu’il orne d’une dédicace et accompagne parfois d’une lettre. Envois auxquels répondent des envois analogues.Ce sont ces conversations au sommet qu’a essayé de restituer, avec un bonheur inégalé, Jean Bonna. Au fil des années, il a réuni un nombre impressionnant de livres rares et précieux offerts par leurs auteurs à d’autres auteurs. Parmi les quelque 1200 ouvrages de sa collection qui concernent le XIXe siècle, Édouard Graham en a choisi une bonne centaine couvrant le Second Empire et la Belle Époque, de Victor Hugo, Alfred de Vigny et George Sand jusqu’à Zola, Mallarmé et Jarry, en passant par Nerval, Gautier, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Huysmans et Oscar Wilde. Une trentaine d’auteurs auxquels il a joint le plus exigeant de leurs éditeurs, PouletMalassis.Intelligemment regroupés autour de quelques grandes figures, les objets non seulement dialoguent entre eux, mais nous racontent de la manière la plus vivante et la plus inattendue la vie littéraire durant la deuxième moitié du XIXe siècle, une vie palpitante, amusante et émouvante à la fois. Ces échanges de dédicaces, ces lettres de remerciements, ces demandes de comptes rendus, ces articles de critiques nous en apprennent bien plus sur la vraie vie dans les coulisses de la république des lettres que la plupart des histoires littéraires. Ainsi Flaubert n’était pas encore très familier de Baudelaire lorsqu’en avril 1857, il lui adressa un exemplaire de Madame Bovary avec cette dédicace: «au poëte Beaudelaire, hommage d’une profonde sympathie littéraire». Formule moins chaleureuse que celle qui orne l’exemplaire envoyé aux Goncourt, connaissances de fraîche date, mais plus connus dans le monde des lettres que Baudelaire. Flaubert ne devait rencontrer ce dernier que quelques semaines plus tard chez Mme Sabatier. Ce sont leurs procès respectifs qui les rapprocheront. Si Baudelaire a biffé le «e» superfétatoire, il n’a pas moins fait relier le volume par Lortic, un des plus grands relieurs de l’époque (qui travaillait également pour l’Impératrice). Au lendemain de son procès, Baudelaire consacrait un grand article à Madame Bovary, bien plus pénétrant que celui de Sainte-Beuve, paru quelques semaines plus tôt. Flaubert l’en remercia par une lettre aussi convenue que celle par laquelle il l’avait remercié de l’envoi des Fleurs du Mal, alors qu’il avait envoyé une missive débordante de reconnaissance à Sainte-Beuve. Pourtant, les échanges se poursuivirent: envoi des Paradis artificiels, de la brochure sur Wagner. Toutefois, Flaubert était gêné par le «levain de catholicisme» qu’il sentait dans les œuvres de Baudelaire. Remarque qui lui valut cet aveu: «étant descendu très sincèrement dans le souvenir de mes rêveries, je me suis aperçu que de tout temps j’ai été obsédé par l’impossibilité de me rendre compte de certaines actions ou pensées soudaines de l’homme sans l’hypothèse de l’intervention d’une force méchante extérieure à lui». C’est que Baudelaire croit au diable, ce qui n’est pas le cas de Flaubert. Une croyance qu’il partage avec Barbey d’Aurevilly, un des critiques les plus lucides des Fleurs du Mal, avec Édouard Thierry.Barbey fut un des lecteurs les plus avisés de Baudelaire. Il avait non seulement rendu compte des Fleurs du Mal dès 1857, mais aussi des traductions d’Edgar Poe, un auteur que Baudelaire a légué à Mallarmé. Le Corbeau,illustré par Manet, leur ami commun, compte parmi les premières grandes collaborations entre un poète et un peintre, genre qu’allaient illustrer symbolistes et surréalistes.Ainsi, chaque visiteur, chaque lecteur du somptueux catalogue publié par les éditions Gallimard, circule à sa guise dans ces multiples réseaux créés par l’amitié, l’admiration, parfois l’envie entre les écrivains et les artistes de cette dernière survivance d’une république des lettres où des tempéraments aussi opposés que Mallarmé et Zola peuvent témoigner de leur estime mutuelle. Une société d’esprits curieux et exigeants, partageant une même foi en l’art et assaillis par les mêmes doutes concernant sa pertinence. En effet, toutes les valeurs philosophiques, esthétiques, religieuses, donc humaines, allaient sombrer corps et biens dans le cataclysme de la Grande Guerre. En participant à ces échanges d’écrivains d’un autre temps, nous aimerions croire que Valéry se trompe en disant que nos civilisations sont mortelles.


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