Ernst Beyeler

La discrétion d’Ernst Beyeler ressemble à un secret, celui de la réussite d’une vie, d’un équilibre intérieur, d’une sagesse aussi. A plus de quatre-vingts ans, cet infatigable marchand d’art, fait venir le monde entier à Bâle, sa ville natale, à travers la Foire ART, les expositions de sa fondation et les tableaux à vendre dans sa galerie. Véritable metteur en scène des toiles qu’on lui confie, il a le goût et la science de l’accrochage, une discipline qu’il poursuit intuitivement comme un jeu; méthodiquement et rigoureusement, comme un homme qui aurait un troisième œil.Art passions:Quelles émotions doivent éveiller en vous, une œuvre d’art?Ernst Beyeler:Comme je vous l’ai déjà dit dans un autre cadre1, je dois être fasciné. Forcément, cela commence par le regard mais cela marque l’esprit et le corps, tout le corps. Il faut trouver cette sensation-là peut-être par une sorte d’instinct qu’on aiguise avec le temps à force de regarder et de scruter les toiles: l’harmonie, les jeux de couleurs… Il y a aussi quelque chose de l’intérieur qui dicte et qui guide ce qu’on sent. L’œuvre fait écho en vous et vous pouvez vous projeter en elle.La réputation de la galerie puis de la Fondation Beyeler vient d’une exigence de qualité dans les œuvres exposées mais aussi dans leur présentation. C’est une exigence Beyeler?Nous devons rendre hommage aux artistes et à leur travail en soignant le plus possible la présentation des œuvres. Au-delà de ce souci constant, l’accrochage relève pour moi de la passion. Il faut jouer...

La discrétion d’Ernst Beyeler ressemble à un secret, celui de la réussite d’une vie, d’un équilibre intérieur, d’une sagesse aussi. A plus de quatre-vingts ans, cet infatigable marchand d’art, fait venir le monde entier à Bâle, sa ville natale, à travers la Foire ART, les expositions de sa fondation et les tableaux à vendre dans sa galerie. Véritable metteur en scène des toiles qu’on lui confie, il a le goût et la science de l’accrochage, une discipline qu’il poursuit intuitivement comme un jeu; méthodiquement et rigoureusement, comme un homme qui aurait un troisième œil.
Art passions:Quelles émotions doivent éveiller en vous, une œuvre d’art?Ernst Beyeler:Comme je vous l’ai déjà dit dans un autre cadre1, je dois être fasciné. Forcément, cela commence par le regard mais cela marque l’esprit et le corps, tout le corps. Il faut trouver cette sensation-là peut-être par une sorte d’instinct qu’on aiguise avec le temps à force de regarder et de scruter les toiles: l’harmonie, les jeux de couleurs… Il y a aussi quelque chose de l’intérieur qui dicte et qui guide ce qu’on sent. L’œuvre fait écho en vous et vous pouvez vous projeter en elle.La réputation de la galerie puis de la Fondation Beyeler vient d’une exigence de qualité dans les œuvres exposées mais aussi dans leur présentation. C’est une exigence Beyeler?Nous devons rendre hommage aux artistes et à leur travail en soignant le plus possible la présentation des œuvres. Au-delà de ce souci constant, l’accrochage relève pour moi de la passion. Il faut jouer sur l’espace, la lumière et la proximité d’œuvres avec d’autres, qu’elles soient d’un même artiste ou non. Dès les premières expositions à la Galerie, j’ai cherché des oppositions ou des compléments pour qu’un tableau supporte un autre. On parvient ainsi à une harmonie subordonnée. De ces oppositions peut naître un ordre supérieur; surtout quand la fraîcheur demeure et domine. On assiste ainsi à des confrontations surprenantes.

Cela vient d’une science ou d’une expérience?Cela vient surtout du hasard. Regardez, nous sommes aujourd’hui dans cette salle de la Galerie que j’ai fait creuser il y a quelques années pour installer des grands formats. Nous sommes entourés par quatre œuvres accrochées ici en attendant: un Monet tardif, presque abstrait (le reflet des nymphéas dans l’eau), deux Kiefer (fleurs dans l’eau) et ce grand Matisse. De ces quatre pièces naît une poésie supérieure à chacune d’elle. Les Kiefer sont vendus. Regardez bien, vous ne les verrez jamais plus en face de Matisse ni à côté de Monet. Voilà un miracle de poésie éphémère.Il en est de même pour toutes les expositions, dont celles que vous montez…A la Galerie d’abord puis à la Fondation depuis 1997, j’ai tenu à faire une œuvre d’art à partir des œuvres exposées. Dans un musée, tout est figé, souvent. Ici, on assiste à ce qu’on ne verra jamais plus, c’est le principe de toute exposition mais peut-être avons-nous marqué plus d’audace dans le respect des œuvres et des artistes eux-mêmes. En tous cas, cette proximité voulue et établie de peintures et de sculptures n’a pas échappé à Picasso qui recevait nos catalogues et me proposa de choisir dans son atelier ce qui me plaisait. A la Galerie, nous pouvons accrocher quatre-vingts œuvres et près de deux cent cinquante à la Fondation. C’est donc pour moi une excitation permanente.

Vous jouez sur les œuvres mais aussi sur les lieux.L’accrochage est au musée ce que la mise en scène est à l’opéra: on ne joue pas contre l’œuvre mais à son service et on transmet au public le maximum de clarté. La lumière naturelle est très importante. Renzo Piano, l’architecte de la Fondation l’a admirablement compris. Les pièces bougent avec la lumière et les œuvres exposées révèlent toujours de nouveaux éclats. Ce fut très sensible pour l’exposition Calder-Miro car les mobiles oscillaient doucement.Et puis, vous aimez jouer avec l’encadrement des portes, les recoins et les fenêtres…Pourquoi ne pas en profiter? L’architecture doit mettre en valeur les œuvres. On peut inscrire ainsi une œuvre dans un lieu pour un temps donné. Actuellement à la Galerie, nous exposons Rothko. Quand vous êtes dans la seconde salle, vous voyez une toile exactement encadrée par la porte. Retournez-vous, vous ne voyez rien, avancez! Quand vous vous approchez, vous en découvrez deux. L’accrochage conditionne aussi le rythme de la visite, la paix qui y règne ou l’émotion qui va vous surprendre.Et puis, vous aimez mélanger peinture et sculpture…Quand elles se répondent, oui. L’art primitif a considérablement inspiré les modernes: l’Afrique pour Picasso et l’Océanie pour Matisse. Rapprocher une sculpture d’art nègre d’un Picasso de 1907 est tout à fait cohérent, Picasso ayant découvert cet art majeur au Musée de l’Homme de Paris dès 1905.Quelle sculpture pourrait-on placer devant l’abstraction d’un Kandinsky?On peut faire des essais avec Edouardo Chillida ou Jacques Lipchitz voire Alexandre Calder mais cela ne sera pas très convainquant, on risquerait de faire de la décoration –ce qui est préjudiciable à l’œuvre. Kandinsky vient de paysages européens, de Murnau ou de France et aussi d’Afrique du Nord. Il n’a eu aucun contact avec l’art primitif. Il faut être attentif à ne pas tomber dans le décoratif. Dès avant le cubisme, Picasso a voulu échapper au décor. Les impressionnistes s’en étaient écartés déjà. Mais le risque d’y revenir reste constant. Il y a toujours ce danger qu’une découverte devienne décadence, que les formes deviennent immobiles et que se perde la vivacité.

Vous avez de l’admiration pour Le Douanier Rousseau, n’est-on pas là dans le décoratif ?Il peignait de beaux tableaux et avec un caractère obstiné et ferme, il a réussi à créer des tableaux aussi frais que forts, admirés par Picasso et les siens. L’originalité du Douanier Rousseau est d’avoir donné de la force et de la poésie en créant des valeurs avec des éléments stables et solides. Le tableau que nous avons dans la collection permanente a été isolé parce qu’il ne se mêle pas facilement à d’autres. Mais je ne condamne pas le décoratif, notez-le. Matisse ou Picasso s’y sont donnés mais toujours avec une spiritualité extraordinaire.N’est-ce pas ce qu’on reproche parfois à Rothko?Ses détracteurs le disent. Lui-même s’en offusqua. On lui avait commandé un jour des toiles pour une salle à manger. Quand il a réalisé que son travail serait perçu comme de la décoration, il se froissa et interrompit le contrat. C’est très significatif: il accepte d’abord, puis se rétracte quand il réalise que le regard des autres va à l’encontre de son message spirituel. Car la peinture de Rothko est exigeante. Il faut laisser pénétrer les plans colorés par les yeux, les sens, tout le corps. Je conçois qu’on puisse passer devant sans émotion parce que l’esprit ne s’y prête pas. Je connais des personnes totalement hermétiques à cette peinture. Et c’est normal! Je ne les juge pas. Chaque message artistique est là pour qu’on l’accepte, pour qu’il émeuve ou laisse indifférent. Autant que pour les messages religieux: ça prend ou ça ne prend pas. On ne va tout de même pas se placer en juge! Rothko, c’est la lumière intérieure qui se fait matière au cœur même de la couleur.Vous êtes l’un des fondateurs de ART, la foire internationale de l’art contemporain à Bâle. Ce rendez-vous annuel est désormais incontournable pour le marché de l’art, pour les galeristes, les collectionneurs et les artistes. Comment ressentez-vous l’évolution de l’art?On ne peut pas dire que la qualité n’est pas au rendez-vous, mais je garde l’impression qu’elle se raréfie. A croire que le grand art classique se raréfie à un rythme rapide. Tout devient rare comme les vieux maîtres… Alors, on se console avec de jeunes artistes victimes de la vitesse des événements et de la production. On a le sentiment de trop parce qu’il y a trop de mauvaises choses, d’œuvres pressées, trop rapides, sans maturité. Dès qu’on trouve de la qualité, le trop s’estompe et le meilleur règne pour donner la nouvelle direction. Parmi les jeunes, le décoratif tend à dominer, et l’on s’y perd. Car il est bien évident que le décoratif plaît ou séduit. Mais il ne dure pas…Vous n’avez jamais été un défricheur d’artistes. Pourtant, aujourd’hui, vous en trouvez pour la Fondation Art for tropical forests. Quel est votre critère de choix?Art for tropical forests est une belle aventure née d’une exposition de Christo au moment de l’ouverture de la Fondation. Il avait emballé les arbres du jardin et en avait fait une exposition sous le nom de «la magie des arbres». Des fonds qu’il en avait tirés, il eut la possibilité de faire des dons pour le WWF et autres associations marquées par l’urgence de sauver la planète. Nous avons créé Art for tropical forests pour demander à des artistes de nous rejoindre contre la déforestation de l’Amazonie. On sait que 4,5 millions de km2 ont été détruits alors que la forêt représente l’un des poumons de la terre. L’art doit beaucoup à la nature. Il est peut-être temps que l’art le lui rende un peu, vous ne trouvez pas? C’est dans la forêt tropicale que la nature est encore intacte et où la nécessité est la plus grande. Alors, nous récoltons des fonds provenant de la vente d’œuvres d’art, des entrées de musées et d’autres actions. Avec cet argent, nous entravons la destruction d’espaces boisés et de prairies; une façon de préserver de façon durable le milieu de vie des populations indigènes, de la faune et de la flore locales. Le choix des artistes vient d’une conviction partagée.

N’est-ce pas une dérive de l’art vers la politique?«L’art est une harmonie parallèle à la nature», disait Paul Cézanne qui, en matière d’art, a tout réinventé, pour ne pas dire «réenchanté». Hommes d’art, nous avons un devoir devant notre source. Nous avons pu acheter des milliers d’hectares qui ne seront pas détruits. Il en va de la beauté primitive et de l’équilibre de notre planète. Vous savez, lorsque je vois des visiteurs quittant la Fondation, tout réjouis de ce qu’ils ont vu, je me dis que si nous parvenons avec le maximum de ce minimum à sensibiliser les êtres, d’une part, à empêcher la destruction, d’autre part, nous aurons fait notre devoir; celui de chercher à préserver la source de l’inspiration. Et peut-être à éviter la lente descente vers un monde où l’art n’existerait plus, celui d’une humanité déshumanisée, d’une nature dénaturée. Tant que nous y croyons, nous le voudrons et alors, peut- être aurons-nous réussi, un tant soit peu, à transmettre ce qui nous a inspiré et qui a si bien réussi. Quoi? La beauté? Non. L’harmonie? Non. La fraîcheur? Peut- être.

En quelques mots
Qu’est-ce qui vous émeut……dans un objet?Sa simplicité.…dans un tableau?L’intensité des formes, des couleurs, du message. La structure provoque l’être. Chez Picasso, on trouvera un maximum de richesses dans un seul tableau. C’est unique.…dans une sculpture?Tout d’abord la forme puis l’espace qu’elle provoque. Plus elle crée de l’espace autour d’elle, plus elle est émouvante. Dans chaque sculpture, il y a une âme. C’est elle qu’on cherche sans quoi c’est juste décoratif.…dans une architecture?La forme en général, le résultat final dont les proportions donnent une belle apparition. Aussi, le traitement de la lumière; comment elle joue avec les matériaux pour renouveler le regard toujours. Enfin, l’insertion dans le paysage. Renzo Piano a évité à la Fondation de faire un décor. Ce sont les noces de la pierre ancestrale et de la nature qui ne se démoderont sans doute jamais.…dans un livre?Les faits. On dit ici les «Tatsachenberichte». Ce qui se fonde sur du réel.…dans une musique?Qu’elle me transporte sur un autre plan par la fantaisie et l’harmonie.…dans un plat cuisiné?Tout ce qui laisse les saveurs originales. J’aime le goût des choses. De même pour le vin, j’aime sentir le goût du raisin et non des années et de la fermentation excessive.…dans un paysage?Il faut de l’eau et surtout la verdure qui s’élève dans la montagne qui s’achève dans les neiges. Pas loin d’ici, on voit les lignes vertes et au fond les Alpes comme une apparition lointaine. C’est le maximum.Si vous deviez choisir une œuvre……dans la peinture?Picasso, Guernica.…dans la sculpture?Picasso, toujours, la Mandoline de 1931, la première qui est aujourd’hui au Moma.…dans la musique?Bach, les concertos brandebourgeois etMahler, les Symphonies.…dans l’architecture?Un temple grec, celui de Segeste en Sicile.…dans la littérature?Tolstoï mais aussi les lettres à Théo de Vincent Van Gogh.

Parcours…
1921Naissance à Bâle.1943Entre à la librairie Schloss auprès d’Oskar Schloss.1945Rachète la librairie d’Oskar Schloss.1947Première exposition: estampes japonaises1953Choc en voyant Guernica exposé à Milan.1988Chevalier de la Légion d’honneur.1997Inauguration de la Fondation Beyeler à Riehen.2003Publication de la Passion de l’Art (éditions Gallimard).1954Rencontre Pablo Picasso à Mougins. Première exposition Picasso.1959Rencontre David Thompson qui lui vend cent œuvres de Paul Klee.1960David Thompson lui vend toute sa collection (340 pièces) après les 90 œuvres de Giacometti.197115 février: rencontre dePicasso à Mougins avecWilliam Rubin.1985Chevalier des arts et des lettres.1987Exposition de toute la collection au Centro de Arte Reina Sofia de Madrid. Ernst Beyeler devient Doctor Honoris Causa de l’Université de Bâle.

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