«L’art n’est jamais chaste», disait Picasso: suggestivités, impulsions, désirs, voyeurismes, la veine érotique est une des plus fortes de l’art. La Fondation Beyeler présente en ce moment le second volet de son ambitieuse exposition Eros. La première partie croisait Rodin et Picasso dans une de ces confrontations qu’enthousiasme tant Ernst Beyeler
Cette nouvelle exposition donne une vision chronologique d’Eros dans l’art moderne depuis Degas jusqu’à Pipilotti Rist: peintures, sculptures (Dali, Arp, Louise Bourgeois…), photos (Man Ray, Helmutt Newton), art vidéo… Près de deux cents œuvres mêlent arts suggestifs, regards subjectifs, folies des corps, puissances des peaux quand les sexes se mélangent. Pénis et vagins ne sont plus des cibles à atteindre mais des moteurs d’énergies essentielles. Quand le désir se met en scène, l’anatomie est dépassée.Mais qu’est-ce qui fascine les artistes dans Eros ? Le dialogue le plus intime avec le spectateur qui le renvoie à ses propres pulsions et développe en lui les tensions de l’imaginaire. Comme l’art sacré, l’art érotique touche l’intimité la plus secrète.Pierre Bonnard, L’homme et la femme donne une scène silencieuse et calme d’un couple séparé venant de faire l’amour. L’homme se rhabille, la femme joue avec ses chats. Matin blême. Les deux acteurs sont séparés par un pan de bois, de matière en tous cas, comme le chambranle d’une porte qu’on aurait arraché pour voir. Désir éteint au moment du réveil ou plaisir assouvi pour se quitter ? Le tableau évoque le Rolla d’Henri Gerveix (1878) grand absent, hélas de cette exposition. Rassasié, le corps a perdu de sa tension. Dans la nature, la nudité revendique le droit à la légèreté et à la fraîcheur comme dans cette scène de bain d’Otto Mueller (1920) où une jeune fille sortant des eaux entraîne un garçon plus jeune vers des plaisirs que cacheront les feuillages.
Erotique voilé (Man Ray) ou érotisme volé quand l’œil du photographe surprend les émanations du corps pour les transmettre ou place un miroir qui dévoile l’envers des corps (American Playboy, Beverly Hills, 1989) ? Question en mouvement. Les jeux de mains en tous cas, répondent aux appels de la peau.La forme allusive ou suggestive, soustend l’incessant dialogue de l’artiste et du spectateur, voire de l’artiste avec lui-même. Rapportée à l’explication symbolique, la forme pénètre les fibres de l’inconscient. Dali, bien sûr, et son Grand masturbateur dont l’accrochage à Riehen est à lui seul un événement, nécessite une lecture attentive des symboles et des formes qui se mêlent, se mélangent jusqu’à la confusion des sexes masculins féminins. Trop explicatif ? Moins onirique que le Napoleon in the Wilderness que Max Ernst composa en 1941 et que l’exposition met en regard. Mais c’est sans doute quand Eros crée ses propres symboles qu’il est le plus fort, le plus conquérant.Au delà du dialogue intime, l’artiste en revient simplement au cri de sa liberté d’envisager, de regarder, de concevoir, de transmettre. Les dessins de Klimt, les surprenantes femmes de Schiele (Zwei Mädchen, Zwei sich urmamende Frauen et Stehende Frau in rot), les rondes de Miro, la grave légèreté de Picasso qui passe aisément du peintre et modèle (1953, Fondation Beyeler) au Minotaure et Marie-Thérèse (1934), les seins de Lee Miller photographiés par Man Ray, la force de Modigliani… transmettent une liberté qui associe la nature du corps et la simplicité du dénuement.Liberté et libertinage s’associent évidemment dans les scènes de Bordel de Toulouse-Lautrec ou dans les estampes japonaises dont l’accrochage rappelle (pour l’anecdote) qu’Ernst Beyeler commença sa carrière de marchand de tableau par une exposition de ce registre extrême-oriental.Est-ce la morale ou l’insupportable revers d’Eros qui conduit à la mort ? Dès la deuxième salle de l’exposition, le Vampire d’Edvard Munch (1917), baiser mortel qu’une femme rousse inflige dans le cou d’un homme abattu, rappelle que le thanatos s’infiltre jusque dans la plus joyeuse bacchanale d’un Roy Lichtenstein (Beach Scene with Starfish, 1955) inspirée par Picasso.
Oui, le sexe est grave. Francis Bacon en livre le danger, la sévérité et la désespérance (Lying figure, 1969 ou Sand Dune, 1983). Les corps flasques, abattus, de Lucian Freud (Night portrait, face down, 1999-2000) interdisent le débat de la sensualité et de la légèreté par l’autorité des formes et la crue mise en scène des ébats. Pulsions de vie et répulsions de mort. Eros bouscule et tue. Le Sida le confirme dans son insupportable actualité.L’exposition serait bien morale et absurde si elle s’arrêtait là. L’accrochage si subtil de Beyeler achève le parcours dans la légèreté retrouvée, celle de Jeff Koons et de Tom Wesselmann où les couleurs l’emportent sur les propos, où la fraîcheur prend le dessus.Il ne faut pas manquer au sous-sol, la vidéo de Pipilotti Rist qui, avec force et intelligence, chahute le spectateur autant qu’il l’intrigue: scène d’amour furieusement érotique, où le Cosme prend sens dans le corps (allusion à Renoir, La Naissance du monde), où le corps s’installe dans la création retrouvée.D’Eros, on sort éreinté. De ce cheminement incandescent, on sort brûlé, bousculé, fasciné que la nature réinventée ait une telle force. Et aussi on en sort nourri du Temps. Car de la pornographie qui se veut immédiateté à l’érotisme qui s’étale, il y a le Temps: lieu du désir qui s’étire dans le désert asséchant de soi-même ou dans une «vallée de larmes», lieu de la danse, de la distance, de la nature. Cette exposition est finalement un spectaculaire hymne à la liberté.Présentée à la Fondation Beyeler, Riehen, jusqu’au 18 février 2007, elle sera ensuite (dans une forme réduite) au BA CA Kunstform de Vienne jusqu’au 22 juillet 2007.