Du nord au sud de l’Europe, cinq nouveaux espaces culturels tentent d’aller au-delà de la simple expérience muséale. Publics ou privés, ils recherchent, dans l’art immédiat, la rénovation du patrimoine ou la combinaison des disciplines, une nouvelle manière de vivre la culture au XXIe siècle.
Punta della Dogana: mécénat de pointeVenise possède depuis juin dernier un des musées d’art contemporain les plus étonnants au monde, le musée de la Punta della Dogana, chargé d’abriter une sélection des prodigieuses collections de l’homme d’affaires François Pinault. Après la restauration du Palazzo Grassi en 2005, il a requis une fois encore les services de Tadao Ando (Pritzker 1995) pour la rénovation de l’ancienne douane de mer, construite à l’entrée du Grand Canal, aux côtés de la Basilique Santa Maria della Salute. Immense triangle de 100 mètres de côté, de 5000 m2 sur deux étages et bénéficiant de points de vue superbes sur la lagune, le musée a ouvert ses portes après 14 mois de travaux. C’est peu si l’on songe à l’ouvrage titanesque rendu nécessaire pour protéger le bâtiment très dégradé contre les assauts de la marée haute et réaménager les combles. Au centre et sur toute la hauteur du bâtiment, se dresse un étonnant cube en béton armé lisse et poli, vaste autel autour duquel se déploie la cérémonie des salles. Les immenses poutres, toujours visibles au plafond, contrastent avec les caissons en béton gris et quadrillés de petits trous, signature habituelle du maître japonais dont les interventions se juxtaposent avec élégance aux structures anciennes. La première exposition,Mapping the Studio: Artists from the François Pinault Collection, propose actuellement, au travers de 300 oeuvres, un parallèle entre la dimension intime de l’atelier d’un artiste et la vision personnelle et passionnée d’un collectionneur hors du commun.
L’île Seguin, «île de tous les arts»Lieu de villégiature royale, puis quartier de blanchisseries et de tanneries, enfin siège de la mythique usine Renault depuis les années 1920 jusqu’à sa fermeture en 1992 et sa démolition en 2004, l’île Seguin a connu depuis, une invraisemblable succession de projets, au gré des tourmentes électorales locales. Boudée précisément en 2005 par un François Pinault fatigué des lenteurs administratives – 6 ans après la proposition d’y installer ses collections, qui partirent donc à la cité des Doges -, il a été question tour à tour de l’entourer d’une nouvelle «façade-enveloppe», d’y installer une cité des arts, un parc scientifique, ou l’Université Américaine de Paris. Jean Nouvel a été finalement choisi en juillet dernier pour en faire «l’île de tous les arts», quelques semaines après l’ouverture… de la Punta della Dogana. On y prévoit un complexe culturel ultramoderne, des infrastructures pour la musique, l’art contemporain et le cinéma. Une guinguette et un «jardin extraordinaire» de 4 hectares permettraient de renouer avec la tradition des loisirs en bord de Seine, au profit des Boulonnais et des Parisiens. L’île de 74 hectares pourrait par ailleurs s’inscrire dans un projet plus vaste de «Vallée de la culture», suivant toute la boucle de la Seine depuis l’île Saint Germain jusqu’au Pont de Suresnes. Mais à quand le complexe Seguin tout au moins ? 2014… en principe.
MuCEM: Traditions et avant-gardes méditerranéennes1878: création du Musée Ethnologique du Trocadéro. 1937: partage des collections entre le Musée de l’Homme à Chaillot et le Musée National des Arts et Traditions Populaires, dans le Bois de Boulogne. La baisse constante des publics oblige le MNATP à se métamorphoser, en 2001, en «Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée». Outre la période (du Moyen-âge à nos jours), le domaine géographique du «MuCEM», le plus grand musée de société français, est donc considérablement étendu, et c’est Marseille qui est très symboliquement choisie pour l’abriter, au Fort Saint-Jean et au Môle J4 qui lui fait face. Mais attention, la mission du musée prétend s’éloigner des traditions: il «ne sera pas construit autour des collections mais du public et de ses interrogations, le patrimoine intervenant comme une matière première à mobiliser pour son aptitude à porter témoignage, contradiction, à faire surgir de l’expérience personnelle, des souvenirs, des connaissances, des raisonnements, ou simplement des questionnements renouvelés.» Vaste projet donc, pour l’édifice additionnel au fort Saint-Jean, construit par l’architecte Rudy Ricciotti, dont la grande structure cubique de 10 000 m2 semble recouverte des mailles d’un immense filet de pêche. Gageons qu’il pourra être le siège de nos questionnements renouvelés, mais surtout celui d’un équipement urbain de qualité, associé à la profonde rénovation en cours dans la cité phocéenne désireuse de s’ériger, comme Barcelone, en «carrefour» de la Méditerranée.
Can Framis et la vitalité du mécénat privé barcelonaisLes récentes initiatives muséales privées offrent à la Ville Comtale un nouvel attrait pour les amateurs d’art. À l’instar des fondations Godia ou Sunyol, c’est aujourd’hui la Fondation Vila Casas qui y focalise toutes les attentions. Déjà titulaire de deux espaces dévolus à l’art contemporain (Espais Volart), c’est tout un musée de 3800 m2 que le très fortuné Antoni Vila Casas, a ouvert en avril dernier. Le mécène, venu de l’industrie pharmaceutique, a souhaité trouver un endroit où abriter une partie de sa collection axée sur les artistes contemporains résidents en Catalogne. L’emplacement est hautement symbolique: le bouillonnant quartier de Poble Nou, ancienne zone industrielle et extraordinaire laboratoire des nouvelles tendances de l’architecture, des nouvelles technologies et de l’éducation, à l’ombre de l’emblématique Torre Agbar de Jean Nouvel. Le musée s’est installé à Can Framis, ancienne usine de laine du XVIIIe siècle, dont deux ailes ont été conservées et une autre créée pour les unir, le tout entièrement recouvert (fenêtres comprises) d’un fin crépi gris clair, comme si le bâtiment s’était trouvé pris dans la glace, harmonisant parties anciennes et nouvelles structures en béton. Allégorie de la victoire des modernes sur les anciens ? La rénovation du patrimoine est en tout cas au cœur des objectifs de Vila Casas: ne manquez pas ses deux autres musées dans le nord de la Catalogne, la Can Mario à Palafrugell, espace de culture contemporaine dans une ancienne usine de liège, et le Palau Solterra à Torrella de Montgrí, magnifique palais Renaissance consacré à la photographie.
Musée Brandhorst: le flacon et l’ivresseLe Musée Brandhorst est depuis mai dernier un autre exemple de la vitalité des fondations privées consacrées à l’art contemporain, et un nouveau joyau au cœur de la fameuse zone des musées de Munich (Kunstareal München). Les fondateurs le soulignent: la forte expansion de cette collection «serait inimaginable aujourd’hui avec des fonds publics». Le fait d’avoir élu domicile aux côtés des trois autres grandes pinacothèques de la capitale bavaroise nous place par ailleurs face à une réalité indéniable: l’expérience de l’art contemporain passe aujourd’hui plus que jamais, et cela dans toute l’Europe, par le fait de mécènes privés, alignés sans complexe sur la tradition muséale publique. Parmi les 700 pièces en provenance de la collection d’Udo et Anette Brandhorst, et outre les grandes pointures de rigueur (Joseph Beuys, Mario Merz, Jannis Kounellis…), on peut noter un extraordinaire fonds Cy Twombly, riche de plus de 60 pièces, dont la merveilleuse série «Lepanto».Le bâtiment, signé par le studio Sauerbruch Hutton, est un long rectangle de deux étages, élargi en trapèze vers son entrée principale. Les intérieurs élégants et classiques (grands espaces blancs, sols en bois clairs), contrastent avec un extérieur chatoyant, fait de fines lamelles verticales multicolores, faisant du musée une authentique œuvre d’art. On est tenté de dire: peu importe quinous le donne si nous jouissons à la fois du flacon et de l’ivresse de son contenu…