étienne-Martin Moderne tailleur d’images

Le sculpteur ayant toujours fabriqué ses formes en dehors des sentes battues est redécouvert comme un inventeur suivant son seul imaginaire et sa culture, à l’instar des vieux tailleurs d’images, mais qui fait éclater le carcan des genres, des techniques et des significations. On dit Pietà – soit Vierge de pitié. C’est ici une stèle, et non une croix. Il y a deux corps si hauts, si parallèles, que l’on voit à peine que le Christ, entièrement nu, repose assis sur les genoux de Marie. Leurs membres ne sont pas enlacés, mais presque rabattus sur un seul plan. Et s’offre de face, en bas, la grande paume ouverte, avec son trou béant. À ce signe dramatique répond, dans le dos, l’immense main maternelle qui retient la tête morte, comme une caresse. Les proportions ne sont pas celles que la Renaissance a fixées, ni le modelé. Vue de l’arrière, la figure, sur son court tabouret, affirme encore sa verticalité et prend des allures de statue africaine. Devant, le traitement des formes équarries du trépassé – longs bras et cuisses – renvoie aux facettes du moderne cubisme, alors que le dessin des côtes et les creusements du visage évoquent l’altération cadavérique des transis funéraires médiévaux. La sculpture qu’Étienne-Martin (1913-1995), l’un des artistes français les plus singuliers de sa génération, crée en 1944-1945, au tournant de la guerre, à Mortagne-au-Perche, en Basse-Normandie, regarde à l’évidence vers l’art médiéval, mais sans en être un pastiche, tant il est impossible de lui assigner des modèles...

Le sculpteur ayant toujours fabriqué ses formes en dehors des sentes battues est redécouvert comme un inventeur suivant son seul imaginaire et sa culture, à l’instar des vieux tailleurs d’images, mais qui fait éclater le carcan des genres, des techniques et des significations.

On dit Pietà – soit Vierge de pitié. C’est ici une stèle, et non une croix. Il y a deux corps si hauts, si parallèles, que l’on voit à peine que le Christ, entièrement nu, repose assis sur les genoux de Marie. Leurs membres ne sont pas enlacés, mais presque rabattus sur un seul plan. Et s’offre de face, en bas, la grande paume ouverte, avec son trou béant. À ce signe dramatique répond, dans le dos, l’immense main maternelle qui retient la tête morte, comme une caresse.

Les proportions ne sont pas celles que la Renaissance a fixées, ni le modelé. Vue de l’arrière, la figure, sur son court tabouret, affirme encore sa verticalité et prend des allures de statue africaine. Devant, le traitement des formes équarries du trépassé – longs bras et cuisses – renvoie aux facettes du moderne cubisme, alors que le dessin des côtes et les creusements du visage évoquent l’altération cadavérique des transis funéraires médiévaux.

La sculpture qu’Étienne-Martin (1913-1995), l’un des artistes français les plus singuliers de sa génération, crée en 1944-1945, au tournant de la guerre, à Mortagne-au-Perche, en Basse-Normandie, regarde à l’évidence vers l’art médiéval, mais sans en être un pastiche, tant il est impossible de lui assigner des modèles précis.

Par son esprit, la Pietà appartient à nos yeux autant à la célèbre Vierge noire d’Orcival, en Auvergne (vers 1170), que, dans le nord, au fameux crucifix de l’église romane de Saint-Georges à Cologne (vers 1067).

Alors que la typologie la plus courante de la mère douloureuse tenant la dépouille de son fils sur ses genoux privilégie une organisation cruciforme – parfois très stricte, comme dans la crux quadrata de la Pietà de Stralsund (1932) du sculpteur allemand Ernst Barlach (1870-1938), lui-même hanté par le souvenir de la statuaire romano-gothique – chez Étienne-Martin, la mater dolorosa sur son séant fait véritablement corps avec le Christ roide et blotti dans ses bras, une modalité rare qu’attestent par exemple le marbre inachevé de la Pietà Rondanini (vers 1564) de Michel-Ange ou la Pietà peinte de Luis de Morales (?: 1509-1586) conservée à Madrid.

Mais Étienne-Martin ne s’est pas exprimé semble-t il sur les «sources» précises de cette Pietà sans doute aussi liée chez lui aux «arts premiers». À peine note-t-il dans une lettre de mai 1944 à la femme de son marchand lyonnais, Marcel Michaud (1898 1958): «Je termine une grande Vierge au Christ en bois (en charme, bois clair qui se polit bien) j’arrive maintenant à une belle surface mais tout cela n’est vraiment pas facile».

Le résultat nous parle encore. La livraison sensible de ce matériau qui résonne et luit magnifiquement comme un ivoire ambré (l’artiste, plus tard, déclare du «bois d’orme», alors que le catalogue d’exposition décrit du «tilleul» … !) participe de notre saisissement devant la densité plastique et émotionnelle de l’œuvre que la femme du sculpteur avait placée en janvier 1945 au nombre de ses «choses très poignantes».

Certes, les avis divergent. À propos de sa Pietà, l’artiste rapporte le 29 octobre 1945 à Michaud: «Mon ami Duperray l’aimait (il est prêtre) par contre le Père Vallet la trouvait monstrueusement ignoble». Sans doute cet ecclésiastique-là n’avait-il pas l’idée qu’on était à la veille des violentes polémiques induites par le «scandaleux» Christ en croix de Germaine Richier (1904-1959) à l’église du plateau d’Assy.

Religieux, catholique romain, voire mystique, ne reculant pas devant un certain syncrétisme, Étienne-Martin est tout cela, à l’évidence, dans ses jeunes années. Courant les retraites spirituelles, plongeant dans la Théologie mystique du Pseudo Denys l’Aréopagite, lisant les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, le sculpteur estime que «c’est seul le Christ Dieu qui donne toutes tendresses» (12.3.1944), alors que «les surréalistes […] restent les poètes de l’enfer» (16.4.1944). C’est dire que sa Pietà n’est pas seulement une tentative formelle de retour à la Tradition: elle accompagne un cheminement intérieur.

Mais elle est aussi quête d’une poétique et d’une pratique neuves. Car Étienne-Martin, dans ces années bouleversées de la Seconde Guerre mondiale, est également porté, tout autant que les peintres Roger Bissière (1886-1964), Alfred Manessier (1911-1993) et Jean Le Moal (1909-2007), à troquer, pour se réorienter sur la tabula rasa contemporaine, l’héritage figuratif grec contre le primitivisme ressourçant du moyen âge roman.

Étienne-Martin n’en reste pas là (… il faut du temps pour devenir moderne). De sa figure christique si forte dans sa nudité humainement éloquente, il va évoluer vers sa Nuit ouvrante (1945 1955), «chose qui sera obscure de l’extérieur et lumineuse ouverte», grande pièce à double battant de bois, solide et incommode, incarnée sans références esthétiques ni pour la matière ni pour l’inventivité de la forme. Elle est à bien y regarder, la première de ses Demeures (dès 1960), ces créations du dedans-dehors qui vaudront à Étienne-Martin, l’Einzelgänger, d’être inséré par Harald Szeemann dans les «mythologies personnelles» rassemblées à Kassel en 1972 (Documenta 5) pour «interroger la réalité». Elles nous stupéfient encore.

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