Fondation Martin Bodmer

Martin Bodmer avait un projet fou: rassembler les écrits les plus marquants de l’histoire humaine et confronter l’homme moderne à la «littérature universelle». Le nouveau Musée de Cologny redonne vie au rêve visionnaire de son fondateur en une présentation envoûtante, digne de l’une des plus importantes collections privées de livres et de manuscrits au monde. Qui se connaît soi-même et connaît les autres reconnaîtra ceci: l’Orient etl’Occident ne peuvent plus être séparés. Avec bonheur entre ces deux mondes je veux bien me bercer […] puisse cela profiter». C’est en ces termes que Goethe ouvrait son fameux recueil Divan Orient-Occident; en ces années fécondes du Romantisme allemand, qui voyaient l’Europe se passionner pour l’ailleurs, le poète élargissait son horizon à ce qu’il appelait la «littérature mondiale» (Weltlitteratur). Toute œuvre majeure nous concerne et nous enrichit, d’où qu’elle vienne dans l’espace et dans le temps, puisqu’elle est le fruit d’un état de l’humain. Mêlant l’érudition, l’esprit de synthèse et le génie poétique, Goethe renouvelait notre conception de la littérature et puisait dans la littérature orientale une inspiration nouvelle dont le Faust est resté le fruit le plus éclatant.Cette démarche universaliste, à la fois érudite et visionnaire, marqua profondément Martin Bodmer. On savait que le collectionneur zurichois avait rassemblé à Cologny, près de Genève, l’une des plus importantes collections privées de manuscrits et de livres anciens au monde; mais on mesurait mal la portée de son projet jusqu’à l’inauguration du nouveau Musée de la Fondation. Le Livre des Morts d’Hor,Egypte, IV-IIIème siècle avant...

Martin Bodmer avait un projet fou: rassembler les écrits les plus marquants de l’histoire humaine et confronter l’homme moderne à la «littérature universelle». Le nouveau Musée de Cologny redonne vie au rêve visionnaire de son fondateur en une présentation envoûtante, digne de l’une des plus importantes collections privées de livres et de manuscrits au monde.


Qui se connaît soi-même et connaît les autres reconnaîtra ceci: l’Orient etl’Occident ne peuvent plus être séparés. Avec bonheur entre ces deux mondes je veux bien me bercer […] puisse cela profiter». C’est en ces termes que Goethe ouvrait son fameux recueil Divan Orient-Occident; en ces années fécondes du Romantisme allemand, qui voyaient l’Europe se passionner pour l’ailleurs, le poète élargissait son horizon à ce qu’il appelait la «littérature mondiale» (Weltlitteratur). Toute œuvre majeure nous concerne et nous enrichit, d’où qu’elle vienne dans l’espace et dans le temps, puisqu’elle est le fruit d’un état de l’humain. Mêlant l’érudition, l’esprit de synthèse et le génie poétique, Goethe renouvelait notre conception de la littérature et puisait dans la littérature orientale une inspiration nouvelle dont le Faust est resté le fruit le plus éclatant.Cette démarche universaliste, à la fois érudite et visionnaire, marqua profondément Martin Bodmer. On savait que le collectionneur zurichois avait rassemblé à Cologny, près de Genève, l’une des plus importantes collections privées de manuscrits et de livres anciens au monde; mais on mesurait mal la portée de son projet jusqu’à l’inauguration du nouveau Musée de la Fondation.

Le Livre des Morts d’Hor,Egypte, IV-IIIème siècle avant J-C

Né en 1899 et mort en 1971, Martin Bodmer rassembla toute sa vie un nombre impressionnant de documents dans le but de bâtir ce qu’il appelait un «édifice spirituel». Il soumit sa collection à une classification rigoureuse qui devait permettre de révéler des correspondances entre différentes cultures. Le pouvoir, l’art, la religion et la science représentaient les quatre «domaines» fondamentaux vers lesquels il orientait ses recherches. Il choisit ensuite quatre auteurs – ou livres – de prédilection: Homère, Shakespeare, Dante et la Bible représentatifs selon lui des tendances profondes de l’esprit humain épique, prophétique, etc. Il y ajouta Goethe. Universaliste et éclectique, le poète avait ouvert la voie à une nouvelle forme d’humanisme qui marquait une étape déterminante dans l’histoire intellectuelle de l’humanité. Revêtant ces cinq auteurs d’une forte dimension symbolique, Bodmer en fit les «piliers» de sa collection. Ils donnaient à l’ensembleune direction et une signification: car il s’agissait moins d’accumuler des oeuvres – fussent-elles exceptionnellesque de proposer un parcours intiatique où chaque «pilier» représente une étape essentielle dans l’avènement de la modernité. A travers les âges, les cultures et les domaines, le visiteur est amené à suivre, de la Bible à Goethe, ce que Bodmer appelait «le chemin de l’homme vers lui-même».Inscrits dans la perspective gœthéenne, ces mots du fondateur révèlent à la fois l’ambition et l’ambiguïté de son projet.

Ce «chemin de l’homme vers lui-même» est en premier lieu tracé par les œuvres, dont chacune marque une étape dans une évolution protéiforme qui donna naissance à notre modernité. Mais c’est aussi, lorsque l’on prend les mots en un sens plus direct, le chemin que suivra le visiteur dans le dédale des œuvres, jusqu’à goûter intérieurement à ce dialogue et cet échange évoqué par Goethe. Un tel projet devait aboutir logiquement, non pas à un musée au sens classique du terme, mais à un phénomène culturel en soi, mettant en scène l’homme et la culture. Chacun est convié à ce qui se veut une confrontation féconde avec les origines de sa propre culture, et à un voyage dans des champs culturels «étrangers» dont il s’agit de se découvrir familier.De là une certaine ambiguïté. D’une part Bodmer ouvrait son projet aux sciences, à la religion et aux manifestations du pouvoir, élargissant la «Weltlitteratur» à tous les domaines de la vie humaine. Il courait le risque de ne pas toucher le grand public que la relativité d’Einstein ou les législations chaldéennes ne passionnent pas nécessairement. D’autre part il fallait, selon Goethe, pouvoir goûter au texte, fût-il persan ou sanskrit, et s’imprégner de la langue pour vivre dans sa pleine mesure ce balancement fécond d’un «monde» àl’autre. Martin Bodmer voulait reproduire le phénomène avec les supports de l’écriture en s’adressant à un vaste public, incapable dans son immense majorité de déchiffrer les hiéroglyphes, ou même le grec et le latin. Son projet repose sur l’idée que l’écriture et son support sont à eux seuls doués d’une telle puissance évocatoire qu’ils rendent le phénomène possible, pour peu que l’on donne au visiteur un minimum d’informations sur le contenu des œuvres.

Œuvre de l’architecte Mario Botta, le nouveau Musée permet aux successeurs de M. Bodmer de relever le défi. Cinq cubes de verre émergent de la terrasse séparant les deux pavillons qu’avait achetés Bodmer et qui ont été préservés.Symbolisant les cinq «piliers» de la collection, ils laissent filtrer la lumière jusque dans les salles d’exposition bâties en sous-sol. Rien ne vient s’interposer entre l’œil et la surface des livres aux trois quarts ouverts, qui semblent maintenus en apesanteurdans leurs niches. L’architecture de verre, de métal et de marbre abstrait du monde le visiteur et les objets auxquels il est immédiatement confronté.Baignant dans une lumière qui semble l’irradier de l’intérieur, Le Livre des Morts des anciens Egyptiens s’étire de gauche et de droite sur plusieurs mètres en une trame filandreuse, où prennent vie les prêtres, les souverains et les dieux à face d’aigle, figés en des postures improbables. Hiéroglyphes et dessins de couleurs rappelaient au célébrant la multitude des formules incantatoires et les gestes rituels assurant au défunt un passage serein dans le royaume des morts. L’œuvre, que l’on se surprend à vouloir déchiffrer, dit le faste liturgique et les croyances les plus profondes de l’antique civilisation du Nil.A quelques mètres de là, on peut contempler l’un des plus anciens manuscrits connus de l’Evangile selon Jean. Assez petit pour être emporté dans une besace, il fut un vecteur de la diffusion du christianisme en Egypte au début du IIème siècle de notre ère. C’est le genre d’ouvrage, modeste et fonctionnel, qu’emportaient avec eux les diacres et les prêtres lorsqu’ils se rendaient d’une communauté à l’autre, à une époque où l’Ecriture sainte était aussi précieuse que de l’or. Qui sait les chants et les paroles qui résonnaient alors dans les églises du Fayoum ou d’Alexandrie.Plus loin, un ouvrage superbement illustré reproduit La quête de l’absolu du grand mystique soufi Jalal al-Din Rumi, fondateur de l’ordre des Derviches tourneurs. Au bas du texte en persan, on peut voir deux personnages conversant des livres à la main; probablement le maître lui-même enseignant un disciple. Rumi incarne plus que tout autre cet Islam spirituel et tolérant, intensément poétique, qui irrigua le monde musulman des confins de la Perse jusqu’au lointain Maroc. L’extraordinaire finesse de la calligraphie et des ornementations montre en quelle estime l’Iran du XVIème siècle tenait le saint mystique, qui fit de la danse la forme la plus aboutie de la prière.Chaque œuvre est une interface qui met le visiteur en relation directe avec un pan entier de l’histoire humaine, convoquant en lui un large faisceau d’images et d’impressions liées à ses croyances et à son histoire. L’objet-livre devient une icône: revêtu d’une forte charge symbolique, parce qu’il a été le témoin direct ou même le vecteur d’un phénomène historique majeur, il nous relie au phénomène culturel dans son entier en modifiant sensiblement la représentation que nous en avions.

Jeunesse,Arthur Rimbaud, (1854-1891) Manuscrit autographe avant 1886

Le Livre des Morts nous emmène loin de cette Egypte de bandes dessinées et de romans que nous nous sommes construits malgré nous; il nous entraîne dans un univers qu’il nous faut recomposer à partir d’un condensé de réalité. Tel dessin est maladroit, tel hiéroglyphe n’est pas aligné par rapport aux autres; c’est qu’un homme les a tracés de ses mains sur un support fragile, un homme fait de chair et de sang, dont la présence en filigrane du texte donne à l’œuvre une densité inouïe.La juxtaposition de ces pièces uniques démultiplie le phénomène. L’Evangile de Jean est exposé à peu de distance de la fameuse Bible de Gutenberg qui fait face aux Thèses de Martin Luther; l’ensemble évoque avec force mille cinq cents ans d’histoire chrétienne. L’ouvrage de Rumi est placé à côté d’un exemplaire du Coran daté du XVIIème siècle et d’un volume reproduisant Les sentences d’Ali Ibn Abi Talid attribué au père du Chiisme; ces trois livres donnent à voir à la fois l’unité et la diversité de l’Islam. Chaque niche ouvre de vastes perspectives de réflexion. Cette dimension didactique, souhaitée par Martin Bodmer, témoigne de la pertinence de son projet et de l’important travail de réflexion qu’ont mené ses continuateurs.Mais il est d’autres liens que chacun établira au gré de son parcours. On ne découvre pas sans émotion le seul manuscrit conservé d’un sonnet des Illuminations de Rimbaud, où l’on voit courir cette écriture frénétique qui bouleversa notre conception du discours poétique. A quelques mètres de là, des documents manuscrits d’Einstein, Darwin, Louis Pasteur et Sigmund Freud rappellent à quel point notre vision du monde a été bouleversée en moins d’un siècle. L’enfant de Charleville rédige les Illuminations au moment où l’humanité s’affranchit peu à peu, grâce au progrès scientifique, de la condition précaire qui a été la sienne depuis des millénaires.Libre à chacun de deviner, entre le métalangage de Rimbaud et la cosmologie vertigineuse d’Albert Einstein, d’improbables correspondances. Des d’exorcisme formules de l’antique Babylone à la physique moderne, le visiteur aura parcouru à sa manière ce que Bodmer appelait «le chemin de l’homme vers luimême» et qu’il aura recomposé à sa manière en s’y inscrivant lui-même. Une expérience à vivre.

Art passions: Comment définiriezvous le projet Bodmer? Jean Bonna– Martin Bodmer poursuivait une quête intellectuelle. Etant moi-même collectionneur, je suis frappé par l’intérêt qu’il avait, non pas pour le livre en tant qu’objet d’art, mais en tant que témoignage culturel. C’était un érudit et non un bibliophile; il recherchait toujours l’édition la plus significative, la plus importante au plan historique, indépendamment de l’aspect esthétique, même si les deux se rejoignent souvent dans les livres qu’il a acquis. De nombreuses pièces sont à cet égard tout à fait exceptionnelles: la Bible de Gutenberg, la seule appartenant à une fondation privée, le fond de papyrus qui est l’un des trois plus importants au monde, la lettre de Christophe Colomb dans laquelle il décrit ce qui ne s’appelait pas encore l’Amérique. Il est parvenu à rassembler l’une des plus importantes collections privées au monde. Charles Méla– Pendant cinquante ans il a cherché des documents permettant de jalonner l’histoire des civilisations de l’écriture à travers des textes marquant un moment important dans l’histoire culturelle, spirituelle, scientifique, artistique de l’humanité. Il avait défini cinq piliers de la littérature universelle: Homère, la Bible, Dante, Shakespeare et Goethe, qui représentaient pour lui cinq tendances profondes de l’esprit humain: la tendance héroïque, épique d’un côté, la tendance prophétique de l’autre, et l’œuvre de Goethe qui représente pour lui le couronnement de l’humanité. Il a aussi délimité quatre domaines: les arts, les sciences, la religion et le pouvoir. Ces catégories lui ont permis de structurer sa collection, qui rassemble plus de 160’000 objets, dont 20’000 sont du plus haut intérêt. Le travail de Martin Bodmer est exceptionnel par la richesse du fonds qu’il a rassemblé mais aussi par la façon dont il a pensé sa collection et lui a donné une cohérence. Le résultat montre l’évolution et le dialogue des civilisations: quatre-vingts langues différentes sont représentées. Il y a dans ce projet une visée pédagogique importante et un intérêt évident pour le dialogue des cultures qui s’accorde avec la tradition d’échange qu’a toujours entretenue la ville de Genève.

Les plaisirs de l’île enchantée,Molière (1622-1673) Edition originale, Paris, R.Ballard, 1664

A quels besoins correspond le nouveau musée? J. B.- L’ancien musée était inadapté et la Fondation connue des seuls chercheurs. Nous souhaitions rendre justice à un projet d’intérêt public. La réalisation de l’architecte Mario Botta, qui est à ma connaissance un exemple unique de mise en valeur du livre, est à la hauteur de la collection et permet à un très large public d’avoir accès aux œuvres, dans l’esprit du fondateur. Le succès rencontré depuis l’ouverture montre que ce nouvel espace comble une réelle attente du public. Mais l’aspect scientifique du projet reste pour nous une priorité. Charles Méla ici présent est professeur à l’Université de Genève; nous restons en lien avec le monde de la recherche et nous efforçons de faciliter l’accès aux documents, dont nous continuons d’assurer la publication. C.M.– L’architecte Mario Botta avait conscience d’avoir à mettre en valeur quelque chose du patrimoine de l’humanité. Par une mise en espace originale, il est parvenu à créer une émotion autour du livre qui est un objet un peu aride. Nous nous sommes efforcés de répondre à cette émotion en donnant à chacun les moyens d’accéder au contenu des objets et d’en mesurer l’importance historique. A la brochure explicative s’ajouteront bientôt un film sur la collection qui sera projeté dans lemusée, et un ouvrage retraçant le parcours mythique de la collection Bodmer à travers cent cinquante pièces d’exception. La place offerte nous a permis de jalonner le parcours d’objets symbolisant le pouvoir, que Martin Bodmer souhaitait voir figurer dans son Musée parce qu’ils témoignent des conditions politiques dans lesquelles les œuvres ont émergé. Seul un nouvel espace permettait de développer ainsi la dimension didactique du projet, essentielle pour le fondateur. D’autre part nous avons dédié un espace aux expositions temporaires. Nos relations privilégiées avec des institutions comme le Musée Condé de Chantilly nous permettront d’accueillir des collections prestigieuses et d’assurer une plus large diffusion à la nôtre. Notre nouveau Musée permet d’ancrer la Fondation dans la vie culturelle genevoise, suisse, et même européenne.

El Sur,Jorge Luis Borges (1899-1986) Manuscrit autographe 1953

Poursuivez-vous la politique d’acquisition de manière active? J. B.– Nous souhaitons d’abord combler certaines lacunes de la collection, dans le domaine français notamment, qui n’était pas pour M. Bodmer une priorité. Nous avons acquis par exemple les premières épreuves corrigées de Du côté de chez Swann de Marcel Proust, et un exemplaire de l’Edit de Nantes, une pièce rarissime qui nous a été léguée, d’une grande importance pour l’histoire de Genève. Nous avons aussi acquis le manuscrit autographe de la nouvelle El Sur de Borges, une pièce unique. Nous sommes d’autant plus heureux de pouvoir la montrer que Borges l’a écrite à Genève.

On mesure l’important travail muséographique que vous avez mené notamment en ce qui concerne la juxtaposition des objets; elle donne à l’ensemble une grande force suggestive. Je pense par exemple à la vitrine consacrée aux XVIIème et XVIIIème siècle français. J. B.– Dans l’exemple que vous évoquez nous avons eu clairement l’idée de montrer le passage de l’Ancien régime à la Révolution. Les plaisirs de l’île enchantée de Molière, une œuvre de propagande à la gloire de Louis XIV, témoigne de la superficialité que le régime avait atteinte; nous l’avons placée à côté d’une lettre de cachet signée de la main du Roi et qui symbolise l’absolutisme monarchique. Ce sont ces excès qui ont amené la Révolution, qui apparaît ici à travers un document historique majeur:la Déclaration universelle des Droits de l’homme de 1789 et un récit de la prise de la Bastille par le citoyen Michel; un autre document tout à fait surprenant donne un éclairage singulier à ces événements: le Code noir régissant l’esclavage, rédigé sous l’Ancien Régime et que la Révolution n’a pas aboli… L’exemple est valable pour la plupart des vitrines. Chacun de ces objets a un impact sur le visiteur parce qu’ils sont tous exceptionnels, et l’ensemble invite à la réflexion. Cela va dans le sens de ce que souhaitait réaliser Martin Bodmer.

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