Coutumier des titres élaborés – il faut connaître la poésie d’Yves Bonnefoy pour saisir l’intitulé de cette séquence d’hiver –, le Mamco a pourtant choisi la simplicité pour cette importante rétrospective de l’artiste allemand, qui occupe une grande partie des quatre étages du musée.
C’est sans doute une bonne idée, car les voies qui ont mené Franz Erhard Walther à semer, depuis le milieu des années soixante, despièces de tissus dans les musées et les galeries du monde entier, peuvent paraître déroutantes; peut-être parce qu’elle sont situées à la croisée de presque tous les courants artistiques de l’époque, sans appartenir véritablement à aucun d’entre eux.C’est effectivement la question de l’origine de l’œuvre, des modalités et des conditions de son déploiement dans l’espace et le temps qui soustend le travail de l’artiste allemand depuis ses débuts, à la toute fin de la décennie précédente.L’exposition propose une grande quantité de dessins; d’abord œuvre autonome et support de ses premières recherches au début de sa carrière, le dessin est resté une pratique constante pour Walther, un outil de travail hautement structurant, qui obéit d’ailleurs à une classification assez rigoureuse. Si les plus nombreux sont sans doute les Werkzeichnungen, les dessins de travail ou dessins opératoires, qui lui permettent à la fois de préciser les conditions de déploiement d’une œuvre et d’en garder les traces, il en existe bien d’autres, notamment les Wortzeichnungen, Wortbilder, Textzeichnungen et autres Textfelder qui tous témoignent d’un attachement particulier de l’artiste au mot et à la lettre, attachement sur lequel nous reviendrons.Dès ses premiers travaux, Walther s’intéresse au matériau, cherchant à expliciter la trace du processus qui aboutit à l’œuvre. Cette démarche, peu exceptionnelle en elle-même, va néanmoins le conduire à élaborer le concept d’espace vide, destiné à être comblé par l’imagination du spectateur. L’artiste définit ainsi une œuvre ouverte.
L’implication du spectateur est une gageure pour bien des artistes depuis le début du XXe siècle, corollaire, pour le pire ou le meilleur, du dynamitage systématique des cadres formels de l’art; à l’époque où le minimalisme, mais aussi l’art conceptuel y répondent ou vont y répondre en limitant drastiquement les possibilités d’interprétation du spectateur, Walther propose une œuvre non-finie, un processus permanent.En 1963, les bases de son travail sont posées, et Franz Erhard Walther élabore des travaux comme le Werksatz, exposé depuis 15 ans au Mamco dans la salletémoignage de l’artiste. Ces créations supposent une participation active du spectateur qui, se saisissant de l’œuvre, la détermine et la termine l’espace d’un instant. Le tissu, dans sa dimension malléable à l’infini, est le matériau idéal de telles propositions, et de nouvelles dimensions apparaissent clairement: lieu, temps, espace, perception deviennent également des matériaux pour définir den anderen Werkbegriff, l’autre conception de l’œuvre. La proposition artistique de Walther se différencie subtilement et pourtant radicalement de celles de son époque; elle utilise les matériaux de la performance, mais sans souscrire à sa temporalité éphémère et, refusant le pur concept autant que la forme finie, propose un matériau-cadre qui se définit et s’achève dans l’action.Dans les années qui suivent va naître chez l’Allemand une nouvelle préoccupation, visant à rétablir plus d’équilibre entre une certaine autonomie de l’œuvre et le caractère instrumental qui l’emportait assez largement dans les œuvres telles que le Werksatz. La photographie et les Werkzeichnungen se révèlent peu à peu insuffisants aux yeux de l’artiste, qui ressent le besoin d’un support plastique plus concret.C’est ainsi que vont naître dans les années soixante-dix les Wandformationen, c’est-à-dire des œuvres nécessairement adossées au mur, dont le Mamco présente de nombreux et divers exemplaires. À la différence des précédentes, ces réalisations existent clairement en tant qu’œuvres autonomes, ce que soulignent leur accrochage mural et leurs formes, qui font clairement référence à la forme canonique du tableau. Néanmoins, Walther les définit comme «des socles tournés à 90°», devant ou dans lesquels on peut se placer. Plus construites, plus structurées, elles réduisent d’autant la dimension spectaculaire de leur caractère instrumental qui, s’il suppose toujours (la plupart du temps) une action concrète de la part du spectateur, fait également appel à l’imagination pour «créer une situation et une forme sculpturale.»
À l’évidence, l’ambivalence qui est le but de ce rééquilibrage est fragile, et peut aisément sombrer dans la dualité au simple gré d’un spectateur peu coopératif. Si les plus réussies des Wandformationen parviennent sans doute à la maintenir, grâce à une forme séduisante qui incite de manière suffisamment évidente à l’instrumentalisation par le spectateur, ce n’est, il faut le dire, pas le cas de toutes les œuvres de la série.D’autre part, comme le soulignait en 1988 un entretien entre Franz Erhard Walther et le critique Michael Lingner, si la possibilité théorique de l’ambivalence œuvre/instrument paraît claire, et la possibilité pratique une réelle potentialité, le décalage temporel entre ces deux perceptions paraît inévitable. En effet, il reste difficile de voir et d’imaginer en même temps, à une même échelle, avec une même intensité.C’est dans cette optique que se place, de manière cruciale – au sens étymologique du terme, comme le précise le dossier de presse et peut-être de manière salvatrice, pour filer la métaphore –, le travail intitulé Das Neue Alphabet, mis au point entre 1990 et 1996. Crucial, car il fait se rejoindre la longue obsession de Walther pour le mot et le signe, jusque-là exprimée essentiellement par le dessin, et la quête délicate qu’il mène depuis les années soixante-dix.Salvateur peut-être, parce que les éléments de coton teinté, adossés au mur ou posés à terre, qui forment cette typographie sculpturale et picturale sont de manière évidente à la fois signe, et au-delà du signe. Comme le tissu dans sa malléabilité était apparu la matière idéale dans les années soixante, la lettre apparaît comme la forme idéale, la plus adéquate à la synesthésie ambitionnée par l’artiste.