Franz Schubert, un été à l’étranger

L’été est propice aux voyages, aux découvertes, aux longs séjours reconstituants. Franz Schubert n’y coupa pas en 1818, lui qui n’avait jamais quitté Vienne, sa ville natale. Savait-il que son destin y trouverait son expression?Il a vingt et un ans. Il ne lui reste que dix ans à vivre. Il a déjà écrit plus de six cents œuvres: symphonies, quatuors, sonates, messes et opéras.Car il rêve d’être joué dans un des deux grands théâtres de la capitale. Sur la quinzaine de ces œuvres lyriques écrites ou ébauchées, aucune ne sera jamais exécutée –sauf tout récemment par curiosité et pour s’apercevoir qu’il ne s’agissait pas de chefs-d’œuvre1…Presque rien de son immense production n’est publiée. Schubert joue entre amis, petit cercle de copains où on lit Shakespeare, où l’on rivalise de vers et où l’on boit beaucoup.Début 1818, Schubert a du mal à achever ce qu’il commence, lui qui pouvait composer quatre lieders en un après-midi! La symphonie en ré majeur, la fameuse Inachevée date de cette année-là. Elle est emblématique d’une création qui se cherche mais qui n’aboutit pas. Faute de quoi?Les artistes le savent bien; rien de tel que de partir quand l’inspiration n’est pas au rendez-vous. L’opportunité d’un long séjour au château de Zseliz en Hongrie vint du Comte Johann Karl Esterhazy qui cherchait un «maître de musique» pour ses deux filles Marie et Caroline, respectivement âgées de seize et treize ans, pour un salaire de 75 florins par mois et une avance de deux cents florins pour le...

L’été est propice aux voyages, aux découvertes, aux longs séjours reconstituants. Franz Schubert n’y coupa pas en 1818, lui qui n’avait jamais quitté Vienne, sa ville natale. Savait-il que son destin y trouverait son expression?
Il a vingt et un ans. Il ne lui reste que dix ans à vivre. Il a déjà écrit plus de six cents œuvres: symphonies, quatuors, sonates, messes et opéras.Car il rêve d’être joué dans un des deux grands théâtres de la capitale. Sur la quinzaine de ces œuvres lyriques écrites ou ébauchées, aucune ne sera jamais exécutée –sauf tout récemment par curiosité et pour s’apercevoir qu’il ne s’agissait pas de chefs-d’œuvre1…Presque rien de son immense production n’est publiée. Schubert joue entre amis, petit cercle de copains où on lit Shakespeare, où l’on rivalise de vers et où l’on boit beaucoup.Début 1818, Schubert a du mal à achever ce qu’il commence, lui qui pouvait composer quatre lieders en un après-midi! La symphonie en ré majeur, la fameuse Inachevée date de cette année-là. Elle est emblématique d’une création qui se cherche mais qui n’aboutit pas. Faute de quoi?Les artistes le savent bien; rien de tel que de partir quand l’inspiration n’est pas au rendez-vous. L’opportunité d’un long séjour au château de Zseliz en Hongrie vint du Comte Johann Karl Esterhazy qui cherchait un «maître de musique» pour ses deux filles Marie et Caroline, respectivement âgées de seize et treize ans, pour un salaire de 75 florins par mois et une avance de deux cents florins pour le voyage et le départ. Une aubaine pour Franz Schubert. Le voilà donc riche et joyeux de partir. Quand l’expression est en panne, il faut tout quitter. Le Voyage d’hiver ne commence-t-il pas par Adieu?Zseliz. C’est une maison de villégiature aux murs jaunes et blancs, aux volets verts. Quatre grandes cheminées chauffent l’intérieur ainsi que de larges poêles en faïence blanche qui occupent de profondes niches dans les chambres à l’étage. Une fontaine à main, devant la maison, indique qu’on ne manque pas d’eau et explique la vigueur de la pelouse ronde autour de laquelle tournent les voitures qui passent. De grands arbres, côté sud-est, ombragent une aile de la maison. Des roses grimpent le long d’un mur entier. L’ensemble respire le calme et la gaieté estivale. Il transparaît une certaine humilité, tout Esterhazy qu’est le comte. L’ampleur des pièces change des petites salles de classe et chambres que Franz a toujours connues dans l’école de son père. Ici, les pas résonnent.Comme Mozart en son temps, Schubert est placé avec les domestiques, il écrit à sa famille: «L’endroit serait assez tranquille, n’était une quarantaine d’oies qui font parfois un tel caquetage qu’on ne s’entend plus parler. Les gens qui m’entourentsont charmants. Une telle entente est certainement chose rare parmi des gens de maison. Monsieur l’Inspecteur, originaire de Slavonie, est un brave homme qui croit avoir eu jadis en musique, beaucoup de talents. Maintenant, encore, il joue avec virtuosité sur le luth deux allemandes à 3/4. Son fils, étudiant en philosophie, vient d’arriver pour les vacances; je souhaite gagner son amitié. Sa femme est comme toutes les femmes qui veulent qu’on les appelle «Madame». Le receveur est tout à fait l’homme de son emploi et il connaît ses poches et ses sacs comme pas un. Le docteur, vraiment habile, est à 24 ans égrotant comme une vieille dame. Un vrai poseur. Le chirurgien, mon préféré, est un vénérable vieillard de 75 ans, toujours gai et aimable. Un compagnon du comte, vieux célibataire fort peu morose, me tient souvent compagnie. Le cuisinier, la femme de chambre, la soubrette, la bonne d’enfant, le portier et deux palefreniers sont tous de braves gens. Le cuisinier est assez dissipé, la femme de chambre a trente ans, la soubrette est très jolie et me tient souvent compagnie, la bonne d’enfant est une bonne vieille et le portier est mon rival. Les deux palefreniers sont mieux à leur place dans la société des chevaux que dans celle des gens. Quant au comte, c’est un homme assez rude; la comtesse, elle, est fière avec cependant une certaine délicatesse de sentiment, et les deux jeunes comtesses sont de gentilles enfants. Jusqu’à présent, on m’a épargné le rôti…»La lettre ne manque pas de contradictions. Des «gens charmants» ? Le docteur est un poseur; le portier un rival; les palefreniers bestiaux; le comte est rude et la comtesse est fière. Et pourtant, il écrit: «Les gens qui m’entourent sont charmants. Une telle entente est certainement chose rare parmi des gens de maison.» Myope dans le regard comme dans la vie, Franz Schubert n’a pas vraiment de qualité de discernement.Sa chambre est simple: un lit, un fauteuil, une chaise, une table, un poêle, une commode pour son linge. Du lit, une sonnette permet d’appeler un domestique ou de signaler à Josephine Pöckelhofer dite «Pepi», la soubrette, qu’il l’attend…«La soubrette est très jolie et me tient souvent compagnie.» Est-elle la cause de la rivalité avec le portier?Le couvre-lit vert rappelle le feuillage des grands arbres dont on sent la fraîcheur depuis la fenêtre. Mais le vert, n’est-ce pas la «méchante couleur», la couleur qui ment… selon la poésie de Müller que Schubert transcrira dans son cycle de La Belle Meunière?Il n’empêche, la correspondance de Franz avec sa famille et ses amis montre l’enthousiasme: tout est beau et bon, d’abord, tout se dégradera ensuite.Il écrit à ses amis: «Je me trouve parfaitement bien. Je vis et je compose comme un dieu, comme si cela pouvait être!» Il compose des exercices vocaux pour deux voix, pour les deux filles, genre qu’il connaît bien pour l’avoir toujours pratiqué avec ses frères autourde leur père instituteur et pédagogue. Il propose aussi des polonaises, allemandes, écossaises et marches pour quatre mains.Ainsi s’acquitte-t-il de son travail de répétiteur. Pour lui-même, il travaille à un lied sur un poème de son ami Mayroffer Einsamkeit (solitude), ainsi que sur une Messe de Requiem qu’il envoie à son frère Ferdinand et qui sera jouée… sous le nom de ce dernier!On comprend l’ambivalence des impressions vécues cet été là. Il en va de même pour ses relations aux autres. Il ne voit que très peu le Comte et la Comtesse (qui porte le joli prénom de Rosine) et doit subir l’indifférence de l’ensemble des domestiques. Certes, il y a Pepi.Elle est la seule femme que Franz Schubert aurait connue aussi intimement. Est-ce par elle qu’il contracta le virus qui l’infesta avant de l’emporter dix ans plus tard? Tout pousse à le croire. Pas ou peu de biographes le soulignent. On ne sait pas grand chose de Pepi, il faut en convenir. Franz n’avait pas vécu d’amour auparavant sinon avec Theresa Grob, un amour à seize ans. Grassouillette, pâle, elle avait un nez assez marqué, un large front et de grandes oreilles, de petites lèvres pour une large bouche. C’est ainsi que la peint Hollpein2. Autrement dit, Theresa n’était pas belle. Seulement voilà: elle était bonne, ce qui toucha le plus Franz. Et comme Mozart écrivit sa grande messe en Ut mineur pour que son père Léopold remarque la soprano, Constance Weber, Schubert avait écrit une messe dans laquelle il confia la première voix à Theresa. On ne sait jamais… Hélas, Theresa en épousa un autre, un pâtissier parce que dans ce métier on gagne plus d’argent qu’en composant de la musique. C’est exactement ce que Schubert entendit de la bouche même de celle qu’il voulait pour belle-mère. Et comble de la situation, il assista au mariage de Theresa à l’église; il y tenait l’orgue!Timide, complexé par sa petite taille (1,57m) et son embonpoint, lui qu’on appelait le «petit champignon», Schwammerl, ne va guère vers les filles dont il se croit toujours indigne. Sa myopie enfin, l’empêche de discerner les charmes ou les détails de celles qu’il pourrait côtoyer, sauf Pepi «la soubrette est très jolie»…

En réalité, Franz ne se sent bien qu’entouré de ses amis, d’amitiés viriles et solides qu’il cultive depuis les années de pensionnat au Konvickt lorsqu’il faisait partie des chœurs de la Cour Impériale et Royale et que tous les soirs il répétait dans l’orchestre de l’Institution. A eux, il écrit: «Il m’est impossible de vous dire la joie que m’ont apporté vos lettres collectives et particulières (…) C’était comme si je tenais mes vrais amis eux-mêmes dans mes mains». Où trouver de telles amitiés en Hongrie? La moitié des personnes du château ne parle pas allemand, la plupart se chamaillent et les Esterhazy ne s’intéressent guère à ce que Franz pourrait composer; du moment qu’il s’occupe bien de leurs filles, il n’y a rien à dire. Schubert finit par s’en plaindre à Schobert, le poète: «Nul, ici,n’a le sentiment de l’art vrai, tout au plus par instants (si je ne m’abuse), la comtesse. Je me trouve donc seul avec ma bien-aimée, obligée de la cacher dans ma chambre, dans mon piano, dans mon cœur. Bien que cela m’attriste souvent, mon exaltation, d’autre part, n’en est que plus grande.» La bienaimée? Il s’agit de la musique, bien sûr. L’indifférence des autres ressemble à une confrontation au monde qui le pousse dans ses retranchements; ces petites mélodies du cœur qui touchent l’auditeur sans jamais le surprendre.C’est dans la solitude qu’il se console mais aussi dans l’amitié que procure le chant. Il rencontre ainsi le Baron von Schönstein, de quelques années plus âgé que lui, et qui confiera dans ses souvenirs: «Je m’adonnais depuis longtemps au chant, mais ne chantais jusque-là que de la musique italienne. Ce sont les lieder de Schubert qui, les premiers, éveillèrent en moi l’amour pour le genre du lied allemand, genre auquel, à partir de là, je me consacrai presqu’exclusivement, et aux lieder de Schubert plus particulièrement. Schubert m’avait pris en affection, il faisait volontiers et souvent de la musique avec moi et me répétait sans cesse: qu’il tenait compte de mon registre vocal le plus souvent pour ses lieder»3. Ce sont donc de longs moments de musique qu’ils partagent et dont, le soir, ils livrent la substance aux invités des Esterhazy. Dans leurs longs après-midi de répétitions, Karl von Schönstein et Franz Schubert ont eu l’occasion de causer. Le premier est noble et reconnu. Le second est pauvre et ne sait comment démarrer dans la vie. L’aristocrate dut donner des conseils de vie sociale et des références culturelles. Le musicien se permit quelques remarques seulement techniques (tempo, justesse, rythme). Lui sachant gré et comprenant cette musique, le baron ne se lassera pas ensuite d’introduire les lieder de Schubert dans les milieux aristocratiques qui faisaient Vienne. Pour l’heure, dans la torpeur de l’été hongrois, ce qui importe pour Franz, c’est d’être chanté par un connaisseur, et de passionner un chanteur.La déception est à la mesure de l’illusion. «J’ai beau être parfaitement bien, en excellente santé, les gens d’ici ont beau être tout à fait gentils, je n’en éprouve pas moins une joie infinie quand je pense à l’instant où je pourrai dire: en route, en route pour Vienne!» Il rentre à Vienne à la mi-novembre.L’histoire ne s’arrête pas là. Six ans plus tard, en 1824, Schubert ne vit toujours pas de son œuvre et désespère de ne rien publier, ou presque. Il a emporté un beau succès avec La belle Meunière qu’il a dédiée au Baron von Schönstein et veut maintenant composer une «grande symphonie» pour laquelle il cherche à s’isoler, à s’éloigner de Vienne. Les Esterhazy l’invitent à nouveau à Zseliz. Cette fois, il sera reçu comme un hôte et payé 100 florins pour faire répéter Marie et Caroline. Sans s’en rendre compte, il a mûri. Et les fillettes ont grandi. Caroline a dix-neuf ans… Franz n’en parle pas mais ses tourments crèvent les yeux et tendent l’atmosphère familiale. Il n’évoque plus Pepi ni les domestiques. Tout se concentre sur Caroline, sa grâce, sa douceur, son élégance. Les amis Viennois lui manquent: «Or, je suis seul ici, au profond du pays hongrois, dans lequel je me suis malheureusement laissé attirer pour la deuxième fois, sans avoir seulement un seul homme avec lequel je puisse échanger un mot intelligent». Par chance, Schönstein vient passer quelques semaines et sa présence stimule la création de Schubert. Mais de danses à quatre mains en lieder, il est loin de la Symphonie qu’il projetait et qui nécessite tout son temps, son énergie, ses préoccupations. Cet éloignement l’agace et le pousse à écrire lui-même de la poésie, une «Plainte au peuple» dans laquelle il se lamente: «Pas un seul qui se distingue de la masse / Et tout le monde passe, insignifiant. (…) Car, inactif, ce temps présent m’écrase, / Qui interdit de réaliser de grandes choses».Au motif d’un empoisonnement alimentaire, il abrège son deuxième été hongrois et rentre à Vienne. Il ne lui reste plus que quatre ans à vivre pendant lesquels il continuera à écrire des musiques injouées et pourtant éternelles.Que manqua-t-il à cet éternel Wanderer, étranger à tous et à lui-même? Ses réactions, mêmes silencieuses, auprès des Esterhazy, semblent résumer le parcourt de ce musicien sans carrière. Elles peuvent se résumer en une question sur son œuvre: pourquoi Franz Schubert n’a-t-il jamais écrit de concerto pour violon qu’il jouait depuis l’enfance, ou pour piano qu’il jouait et pour lequel il écrivait comme un auteur écrit son journal? Il a écrit pour ces instruments. Il a écrit pour l’orchestre. Que n’a-t-il pas mêlé les deux?C’est à Zseliz qu’on peut le comprendre. A l’époque et jusqu’au milieu du XXe siècle, le concerto est un affrontement entre un instrument et un orchestre: choc des masses magnifié par Beethoven. Or, Schubert fuit les affrontements. Il s’isole des domestiques à son premier séjour, il fuit la maison en 1824, pour échapper à la présence bouleversante de Caroline. Il n’est qu’à écouter la Fantaisie en fa mineur pour pianoforte à quatre mains pour sentir toute la triste douceur et le drame si lourd qui s’en suivit. Elle est dédiée à la «Comtesse Caroline Esterhazy», «mais toute mon œuvre ne lui est-elle pas dédiée?» confiera-t-il plus tard. Pages sublimes et éloquentes de celui qui se sentait étranger, toujours, non par dédain mais par d’incroyables complexes sociaux (son père était instituteur dans les faubourgs de Vienne), physiques (il ressemblait à un champignon) et musicaux (que pouvaiton écrire après Beethoven?). La fantaisie exprime ce que résument les séjours en Hongrie: une richesse intérieure que nulne peut comprendre, un minimalisme voulu pour exprimer non ce qu’il ressent mais ce qu’il est.Une deuxième raison de cette absence de concertos dans une œuvre aussi pléthorique vient de la voix même de Schubert. Voilà un homme qui ne compose qu’à la première personne du singulier comme un auteur qui ne se consacrerait qu’à son journal, à la Confession ou aux Mémoires. Le piano lui servait de journal intime et le lied n’est jamais écrit que pour une seule voix, même si parfois plusieurs personnages peuvent s’y mêler (le Erlkönig par exemple). Comment dès lors pouvait-il concevoir une musique de la troisième personne du singulier qui mette en scène un orchestre et un instrument? Même ses symphonies disent Je. Et l’échec de son théâtre vient probablement de cette même difficulté à passer du Je au Il ou Elle. Pourtant à Zseliz, n’était-il pas aux premières loges pour une magnifique pièce: Caroline, les parents, le baron, le chœur des paysans, les seconds rôles parmi les domestiques… Beaucoup d’artistes transforment leur quotidien en œuvre. C’est ainsi qu’ils se consolent ou qu’ils s’approprient le monde. Schubert, toujours à part, toujours étranger, singulier, en reste là et poursuit son chemin solitaire, sans rien demander ni exiger que de retrouver ses amis et sa solitude pour continuer. N’est-ce pas un des traits fondamentaux de l’artiste du XXe siècle? Alors, ce petit bonhomme aurait été finalement en avance sur son temps.

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